Une passion dans le désert, à la maison de Balzac.

Par Charlotte Le Grix de la Salle

Balzac, auteur érotique. Ca alors…

C’est une plongée inattendue, une surprise, un voyage dérangeant que nous propose La Maison de Balzac.

“Une passion dans le désert” est l’un des romans les plus courts d’Honoré de Balzac. L’un des moins connus aussi. Et de ces quelques pages est né un mouvement artistique aussi flamboyant que contestataire dans les années soixante.

Reprenons.

Une quinzaine de pages à peine, nouvelle d’abord publiée en 1830 dans La Revue de Paris puis intégrée dans les Scènes de la vie militaire de la Comédie humaine.

Tout commence dans la ménagerie Martin à Paris, un homme assiste avec sa compagne à une scène scabreuse entre un dompteur et son fauve. Balzac est aussi un journaliste, il reprend à son compte une rumeur qui circule à Paris : le premier homme à entrer dans une cage sans se faire dévorer aurait réussi cet exploit grâce à une relation plus qu’ambigue avec sa bête.

Honoré de Balzac; Première page d’ “Une passion dans le désert”

De ce point de départ, Balzac imagine le récit d’un soldat, fait prisonnier pendant la campagne d’Egypte. Il réussit à s’échapper, se réfugie dans une grotte, se fait surprendre par une panthère affamée. Terrifié, il tente de l’apprivoiser, admire sa beauté, est sauvé par elle des sables mouvants, noue pendant plusieurs jours une relation étrange faite de peur et d’affection jusqu’à ce que, se croyant menacé par un coup de dents dans la cuisse, il la poignarde, le laissant ému et plein de regrets, “c’est comme si j’eusse assassiné une personne véritable”.

Les lecteurs d’Eugénie Grandet ou des Illusion perdues sont pour le moins décontenancés. Décor de carton pâte, situation improbable, symbolique pataude et points d’interrogation : qu’a bien voulu nous dire Balzac dans ces quelques pages ?

Les amoureux et connaisseurs du génie comme Yves Gagneux, directeur de la Maison de Balzac, nous éclairent :

“Quand on lit bien Balzac, on s’aperçoit qu’il a tout vu. Balzac est un enthomologiste extrêmement doué. On retrouve chez lui la peinture de tous les vices, les déviations possibles de l’humanité. Très souvent les choses sont exprimées de manière tellement subtile qu’il faut le lire entre les lignes. Les scènes les plus torrides prennent chez lui la forme de trois points de suspension, mais des points de suspension d’un érotisme effrayant”.

Cette fable qui trangresse tous les interdits serait donc une allégorie de la passion, le désert dans lequel elle emprisonne les amoureux, la peur et le jeu pour moteurs, la danse du rejet et de l’attirance, les fantasmes nourris de regards et de mouvements de corps, et cette morsure finale, désir brutal ou provocation qui entrainera un coup de poignard fatal aussitôt pleuré.

“(Ils) ont fini comme finissent toutes les grandes passions, par un malentendu. On croit, de part et d’autre, à quelque trahison, l’on ne s’explique point par fierté, l’on se brouille par entêtement.”

“Dans le désert, voyez-vous, il y a tout et il n’y a rien”, explique plus tard le narrateur à sa fiancée, “c’est Dieu sans les hommes”.

Yves Gagneux – Directeur de la Maison de Balzac

Pas si étonnant donc que les non-dits de cette nouvelle sulfureuse aient été choisis par les peintres Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati en 1964 pour faire naître leur manifeste en réaction au Pop-Art qui envahit alors le marché de l’art. Ils veulent se dresser contre l’appropriation de l’art par la société de consommation, sa récuperation bourgeoise, sa disparition derrière des artistes démiurges auto-proclamés. Non, un bidet n’est pas oeuvre parce qu’il est de Duchamp. Non, tout n’est pas art, quand il n’y a plus d’histoire ni de culture, quand il n’y a plus de récit, quand il n’y a plus qu’une signature.

“Mieux vaut travailler sans signer que signer sans travailler”. Et pour le prouver, ils vont réaliser treize peintures, à six mains. Oeuvre collaborative, collective, où il nous faudra retrouver la patte de chacun sur chaque toile mais peu importe puisque ce qui compte, c’est l’oeuvre elle-même, ce qu’ “Une passion dans le désert” a pu faire naître comme inspiration et libre interprétation.

Nous ne sommes plus dans l’illustration, mais dans la Figuration narrative, mouvement qui entend inscrire le temps dans l’art, figurer le récit dans sa durée, à travers le cycle de peintures bien sûr mais aussi dans chaque toile, grâce à la répétition d’objets, comme des pauses photographiques, plusieurs moments d’une même séquence. Plusieurs paires de chaussures pour dire la marche. Trois soleils à trois niveaux différents pour montrer un coucher de soleil. Ou bien encore la démultiplication de ces visages de panthère dans la nuit, autant de visions qui ont traversé le long cauchemar du soldat.

 

Le résultat est déroutant, souvent insaisissable, parfois kitsh, mais il y a dans ces toiles imposantes une grande liberté, faussement anarchique, où les artistes maîtrisent au contraire tous les codes pour mieux en jouer et nous donner à voir les sens cachés de cette nouvelle si complexe, y compris dans la fantaisie avec laquelle ils s’en détachent.

 

Drôle d’impression que d’avoir été, derrière les murs de cette maison romantique nichée sur les collines de Passy, emportée dans cette passion. Celle d’un génie littéraire pour les vissicitudes humaines, celle, 134 ans plus tard, d’une bande d’amis et artistes, pour un art pur et révolté.

Charlotte Le Grix de la Salle

La Maison de Balzac. 47 rue Raynouard, dans le XVIème arrondissement de Paris.

 

http://maisondebalzac.paris.fr/fr/une-passion-dans-le-desert-0

Jusqu’au 21 mai 2017

Maison de Balzac

47 rue Raynouard – 75016 Paris.

 

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