Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet

Par Anne Lesage

Les derniers Monet fascinent… notamment les artistes Américains, les « Yankees », comme aimait les appeler Claude Monet.  Le Musée de l’Orangerie propose de faire dialoguer les chefs-d’oeuvre du Maître Impressionniste Français et ceux des grands noms de l’Abstraction Américaine, mettant en lumière la filiation profonde qui les relie.

Nymphéas, Musée de l’Orangerie

1883. Giverny. Monet enfin installé ! Il est encore locataire du« clos-Normand » et le calme des lieux ainsi que l’équilibre retrouvé auprès d’Alice marquent le début d’une sédentarité fructueuse. Dans les années 1890, Giverny abrite une véritable colonie de jeunes peintres Américains (William Metcalff, Théodore Butler, John Sargent…), tous admiratifs de Monet, qu’ils connaissent grâce aux premières expositions organisées par Durand-Ruel à New-York, dès le milieu des années 80. La plupart d’entre eux résideront à Giverny jusqu’à la première guerre mondiale.

Première guerre mondiale : Monet toujours retiré au Clos-Normand souhaite apporter sa contribution. Il promet ainsi à son ami Clemenceau de « Grandes décorations » à la France victorieuse. L’acte de donation sera signé en décembre 1922, mais les Nymphéas n’entreront à l’Orangerie qu’après la mort de l’artiste et ne susciteront pas l’intérêt d’un public « impréparé », selon Clemenceau.  Et encore moins de certains critiques qui déplorent  «des diagrammes polychromes d’une affligeante monotonie. »

« Le motif est quelque chose de secondaire, ce que je veux reproduire, c’est ce qu’il y a entre le motif et moi ». C. Monet

Aussi étonnant que cela paraisse, les Nymphéas furent totalement délaissés dans l’entre deux-guerres. Pendant la seconde guerre mondiale, un obus ayant détruit l’une des salles, l’Orangerie et les Nymphéas furent restaurés. Il faut croire qu’à toute chose malheur est bon… La réouverture de l’Orangerie après la Libération attira les foules. On découvrait enfin qui était Monet, quel était ce grand projet qui l’avait entrainé là: l’amour de ces curieuses plantes d’Egypte découvertes lors de l’exposition universelle, la conception et la réalisation d’un bassin à Giverny – véritable œuvre d’ingénierie et d’habileté politique-, la construction d’un atelier dédié à la réalisation de ces grandes décorations, l’aplomb de répondre au cataclysme mondial par un long focus de ce qui se joue à la surface d’un bassin, de suivre le cycle des nymphéas depuis leur acclimatation jusqu’ à leur représentation, une observation et un soin continus, la disproportion assumée entre la taille des toiles et celle du sujet, le parti d’en faire le don à un pays, de concevoir l’aménagement de l’Orangerie (à l’image de la forme du bassin de Giverny).

Claude Monet, Le cycle des Nympheas, détail, Orangerie,

 Ce perfectionnisme impressionna très probablement la toute nouvelle génération d’artistes américains des années 50. A l’instar des Sargent, Butler, Metclaff leurs prédécesseurs, Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko, Clyfford Still, Helen Frankenthaler, Morris Louis, Philipp Guston, Joan Mitchell, Mark Tobey, Sam Francis et Jean-Paul Riopelle ont suivi et admiré Claude Monet. Petit à petit, ils se sont appropriés une partie de son œuvre pour approfondir et donner leur version de l’abstraction : une qualité expressive qui retient de Monet l’utilisation des grands formats parfois panoramiques, le geste, et la fusion avec la nature. Un autre dénominateur commun pourrait être la volonté de s’abstraire d’un monde dévasté par les deux guerres mondiales qui ont jalonné le XXème siècle. A la déception causée par les destructions des hommes, mieux vaut individuellement opposer la contemplation de la nature, la vibration des couleurs, l’ampleur du geste, et finalement l’acte de création lui même. Bref saisir enfin « ce qu’il y entre le motif et (m) soi »

 » La couleur est mon obsession quotidienne, ma joie et mon tourment.  » C. Monet

Le critique, Clément Greenberg, rattache ce jeune mouvement naissant directement à l’œuvre de Claude Monet. Ainsi il précise que les  Nymphéas avec « ses larges barbouillages de peinture éclaboussée sur la toile et ses gribouillages leur montraient aussi que la peinture sur toile devait pouvoir respirer ; et que, lorsqu’elle respirait, elle exhalait d’abord et surtout la couleur – par champs et par zones plutôt que par formes ; (…).C’est sous l’égide de la dernière période de Monet que ces jeunes Américains commencèrent à rejeter le dessin sculptural […] pour se tourner vers le dessin par grandes « plages« .

Claude Monet Nymphéas bleus, vers 1916-1919 Paris, musée d’Orsay
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Barnett Newman Le Début / The Beginning, 1946
The Art Institute of Chicago
  L’exposition s’ouvre sur le face à face Monet-Newman, deux toiles l’une de 1944 intitulée « The beginning », l’autre vers 1916 « Nymphéas bleus ». Pour reprendre l’expression de Clément Greenberg, les toiles de Barnett Newman offrent de grandes plages colorées justement.  Ses œuvres jouent sur la verticalité des aplats. Ce qui intéresse Newman, comme il le dit lui-même, c’est d’inviter celui qui regarde son œuvre à «éprouver la complétude de l’espace ». La répétition du motif vertical rappelle, tout au long de son oeuvre, la série des Peupliers sur l’Epte, que Barnett Newman affectionne particulièrement chez Monet.

Morris Louis (né en 1912) et Hélène Frankenthaler s’intéressent davantage à la matière; ainsi la technique des « Stained Color », appliquée aux compositions, sont de fines couches successives de peinture à l’acrylique, aux teintes différentes, laissant par leur passage l’effet de transparence et de douceur que l’on retrouve dans maints reflets d’eau. Greenberg définira en 1967 les peintures de Morris Louis comme des « équations qui ne peuvent se penser à l’avance, elles ne peuvent être que ressenties et découvertes ». Autrement dit, une pensée qui se forme dans l’action.

« Action Painting » justement. Cette technique développée par Jackson Pollock (né en 1912) qui l’exerce sur de vastes toiles posées à plat au sol de son atelier, se conjugue à celle du all-over qui consiste à recouvrir toute la surface de la toile, voire plus. Ce qui est célébré ici est l’énergie  ininterrompue du geste et la fébrilité du processus créatif. On ne peut s’empêcher de penser à la démesure des derniers Nymphéas.

Les aplats aux couleurs sombres et des contrastes marqués de Clyfford Still (né en 1904) produisent l’effet ornemental des Grandes décorations, c’est à dire une peinture vaste et enveloppante. 

Clyfford Still, 1965,
Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza

Enveloppante comme les « colorfield painting » de Mark Rothko (né en 1903) , où les bichromies saturant la toile interagissent les unes avec les autres. Cette vibration intense aussi bien que nuancée se vit plus qu’elle ne se regarde. Rothko entreprend la décoration d’une chapelle à Houston et met en œuvre un dispositif immersif où les peintures placées en cercle dans le chœur de la chapelle voient leurs couleurs varier selon les différentes intensités de lumière. Ce focus sur la variation comme sur les cycles des Nymphéas est une invitation à la spiritualité ou plus simplement à la méditation.

Mark Rothko Blue and Gray, 1962, Fondation Beyeler,
© Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko / ProLitteris, Zürich / Foto: Robert Bayer

De l’Expressionnisme abstrait à l’Impressionnisme abstrait…

Une vision plus lyrique et Impressionniste de ce courant est sans doute celle des peintres Philip Guston Joan Mitchell, Sam Francis, Jean-Paul Riopelle. Au-delà de l’expérience de la couleur et du geste, se joue aussi la restitution plasticienne de ce qu’est le souvenir, l’impression ou le mouvement… comme cette part d’ »instantanéité » de ce que Monet ne parvenait « à saisir » tant il se trouvait lent. Tout se joue là aussi sur de grands formats et même parfois comme Joan Mitchell, sur des diptyques. Philipp Guston (né en 1913) nous projette avec délicatesse dans une ambiance quasi-atmosphérique: brouillard, vapeur,  feu,  lumière. La toile « painting 1954 »  se contemple comme la restitution d’un souvenir laissé par « Impression soleil levant » ou l’une des « Gare Saint-Lazare » ; Il y a sur cette toile, une référence explicite à Turner et à Monet.

Philip Guston Painting, 1954,New York, Museum of Modern Art

Joan Mitchell (née en 1925) est venue s’installer à Vétheuil dans la région de Giverny et veut s’imprégner de la nature, de son cycle et de sa musicalité. L’œuvre de Joan Mitchell célèbre la perception et l’impression. Personne ne le définirait mieux qu’elle :“My paintings are titled after they are finished. I paint from remembered landscapes that I carry with me – and remembered feelings of them, which of course become transformed. I could certainly never mirror nature. I would more like to paint what it leaves with me.” 

Joan Mitchell ,Sans titre, 1964
Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art Moderne .
Sam Francis, que l’on doit percevoir autrement que par ses compositions “tachistes”, cherche à rendre une idée de l’espace et de la profondeur au contraire d’une forme d’abstraction plus frontale. Avec le ciel et le plan d’eau qui basculent soudainement à la verticale, on voit bien que Monet s’est joué des plans avec un panache incroyable, mais une totale maitrise de la profondeur. Sam Francis veut rendre l’idée de profondeur et dépasser l’idée de surface. Il produit cet effet en utilisant une non-couleur, le Noir, qui rend aux couleurs leurs contrastes et leurs volumes. Le Noir n’agit pas comme un cerne, mais comme une coulure induisant une profondeur à l’ensemble de la toile. Comme les Nymphéas, l’oeuvre se regarde différemment selon qu’on s’en approche ou s’en éloigne.
 Est-il utile de rappeler qu’au rez-de-chaussée de l’Orangerie se trouve le Cycle des Nymphéas? Aussi, attardez-vous longuement devant ce qui fût  «La plus grave erreur artistique commise par Monet » . Vous y découvrirez, par la même occasion, le sublime accrochage d’oeuvres de l’artiste Ellsworth Kelly. Par un choix très fin d’une seule peinture, d’une série de dessins minimalistes, et d’une sculpture,  Eric de Chassey a tenu à rendre, à son tour, un hommage à cet artiste fortement impressionné par Claude Monet, et disparu en 2015. Rien ne manque à cet hommage. Un bijou dans un bel écrin…
Ellsworth Kelly,Tableau vert, 1952,The Art Institute of Chicago, gift of the artist,

 

Anne Lesage

Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet

Musée de l’Orangerie 

13 Avril -20 Aout 2018

 

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