Le Talisman de Paul Serusier

Par Charlotte Le Grix de La Salle

27 cm x 21 cm.

Un tout petit tableau.

Une minuscule étude de plein-air, qui aurait des pouvoirs magiques si l’on en croit la définition d’un Talisman.

Ce microscopique paysage breton ?

Nous sommes à Pont-Aven, en 1888. C’est l’été.

Depuis quelques années, des artistes étrangers ont pris l’habitude de se retrouver ici à la belle saison, entraînés par l’Américain Robert Wylie qui en est tombé amoureux et y vit à l’année.

Les sous-bois bordant les rives de l’estuaire de l’Aven, les côtes rocheuses, les coiffes bretonnes des jeunes femmes, ce n’est pas seulement ce qui inspire les peintres et les attirent dans ce tout petit bourg du sud du Finistère. Des marchands de couleurs et des galeries s’y sont installés , les débits de boisson y ouvrent désormais jusqu’a 22 heures, les aubergistes ont flairé l’affaire, ils offrent logis et couvert à très bas prix. Les locataires payent parfois en tableaux.

Maurice Denis Les arbres verts ou les hêtres de Kerduel 1893 Musée d’Orsay

Paul Serusier, lui, a choisi la pension de la Mère Gloanec. A 23 ans, il est un tout jeune membre de l’Académie Julian qui a déjà sa renommée mais ignore tout de l’impressionisme qui vient d’ éclore et de révolutionner l’art de peindre.

Les semaines s’écoulent. Paul Serusier travaille. “Intérieur de Pont-Aven”.  Réaliste, minutieux. Déjà vu. Du coin de l’oeil, il observe ses voisins qui ont élu domicile dans la même auberge, Paul Gauguin et Emile Bernard.

Et puis, fin octobre, à la veille de son retour à Paris, Gauguin l’invite à l’accompagner dans le Bois d’Amour, là. Une  après-midi de leçon particulière, gratuite.

Comment voyez-vous cet arbre, lui demande Gauguin : il est bien vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette ; et cette ombre, plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible ; ces feuilles rouges ? Mettez du vermillon”.

Et voilà qu’en quelques heures, le bois à gauche, le chemin transversal, la rangée de hêtres au bord de la rivière, le moulin au fond à droite, voilà que ce Bois d’Amour devient cette esquisse, sans perspective ni contours, cette juxtaposition de couleurs franches, exagérées. Plus de contraintes. Une vision.

Emile Bernard (1868-1941) Madeleine au bois d’Amour 1888 (détail) Musée d’Orsay

Des années plus tard (Dans la revue L’Occident, en 1903), son ami Maurice Denis raconte : “C’est à la rentrée de 1888 que le nom de Gauguin nous fut révélé par Sérusier, de retour de Pont-Aven, qui nous exhiba, non sans mystère, un couvercle de boite à cigares sur quoi on distinguait un paysage informe, à force d’être synthétiquement formulé, en violet, vermillon, vert véronèse et autres couleurs pures, telles qu’elles sortent du tube, presque sans mélange de blanc. […] Ainsi nous fut présenté, pour la première fois, sous une forme paradoxale, inoubliable, le fertile concept de la « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

Georges Lacombe (1868-1916) Peinture à l’oeuf – Rennes Musée des Beaux)-Arts

On sait aujourd’hui avec certitude, grâce aux études révélées par cette exposition, que le tableau n’a pas été peint sur une boite à cigares mais sur une simple planchette de bois. On a découvert aussi récemment qu’aucun dessin ni couche préparatoire n’avaient été réalisés avant l’application des couleurs. Et puis des traces de doigts sur la peinture, très probablement ceux de Serusier qui avait alors délaissé les pinceaux.

A son retour à Paris, c’est le choc. Débats enflammés. L’impressionnisme respectait encore les lois de la lumière, de l’optique, on y reconnaissait l’objet representé, mais là ! Serusier le revendique : oubliez le réalisme, place à la perception, à la simplification, au symbolisme, à la fantaisie, à l’équivalent coloré. A Pont Aven, Paul Gauguin et Emile Bernard ont donné naissance au « synthétisme ». A Paris, les amis de Serusier font de l’œuvre leur Talisman, scellant ainsi pour l’Histoire son caractère fondateur et sacré. Elle sera l’icône, le manifeste d’une nouvelle esthétique autour de laquelle se réunissent les Nabis (Les prophètes, en hébreu).

Paul Sérusier (1864-1927) – Le champ de blé d’or et de sarrasin vers 1900 – Musée d’Orsay

Pierre Bonnard, Maurice Denis, Ranson et Henri-Gabriel Ibels, puis Edouard Jean Vuillard et Ker Xavier Roussel, et enfin Aristide Maillol et Félix Vallotton. Ils se donnent tous un surnom. Paul Serusier est « le nabi à la barbe rutilante », ou « le bon nabi », ou encore « nabi boutou coat » (le nabi aux sabots de bois en breton). Mais pas de Salons ni d’expositions, les Nabis se veulent libres et fantaisistes. Le mouvement ne durera que quelques années, entre diners mensuels où chacun présente son « icône », ésoterisme, théories sur la couleur (Paul Sérusier signera en 1921 « L’ABC de la peinture ») et « élucubrations » comme le dira plus tard Maurice Denis.

Mais de ces quelques centimètres carrés sera née l’idée que peut-être, le langage plastique peut s’affranchir. Que la peinture peut etre pure, autonome, abstraite.

Fauvisme, cubisme… : de ce Talisman ont émergé les plus grandes avant-gardes du début du XXème Siècle. Un minuscule tableau et 80 œuvres autour, dont certaines jamais exposées, nous rappellent à quel point une œuvre, une seule, si petite soit-elle, peut ouvrir le champ de tous les possibles.

Oui, c’est bien un Talisman.

Le Talisman – Musée d’Orsay

Une prophétie de la couleur

Musee d’Orsay, 29 janvier-2 juin 2019

 

 

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