Paris est à Henri de Toulouse Lautrec

Les nuits de Pigalle

On en perd la tête dans ce tourbillon de froufrou,  jupons volants  de cette vie parisienne des quartiers de Pigalle, si chers à ce jeune homme  consciencieux et assoiffé, d’une envie d’apprendre, de laisser libre cours à  son interprétation personnelle de la peinture.

Exposition Toulouse-Lautrec

Une frénésie artistique s’empare de la ville cet automne, et cette exposition Toulouse Lautrec en fait partie, il appartient à cette vie parisienne de la belle époque si bien illustrée par le film Moulin Rouge de John Huston en 1952. Ce lieu emblématique de Pigalle où l’artiste passait une partie de son temps, là où il a pu croquer à loisir les personnages dont la célèbre Goulue !

à droite / Moulin Rouge – La Goulue » 1891. Affiche, lithographie en 4 couleurs au pinceau et au crachis. Chaumont, Le Signe. Centre National du graphisme. Legs Dutailly, 1906

Naissance à Albi, apprentissage

Issu d’un mariage consanguin, il est très petit et mesure 1,52 m, il souffre d’une maladie osseuse et, immobilisé par ses fractures, il cherche à passer le temps et il dessine, il réfléchit à sa future vie.  

Direction la capitale, à toute allure, Toulouse Lautrec s’affirme et enregistre  les enseignements de ses maîtres.

La comtesse Adèle de Toulouse-Lautrec dans le salon du Château de Malromé » V. 1886-1887, huile sur toile. Albi, musée Toulouse-Lautrec. Don de la Comtesse Adèle de Toulouse-Lautrec, 1920.

« Vive la révolution, vive Manet ! »

Il suit l’enseignement de Fernand Cormon (1845-1924) où il apprend  le dessin, à jouer avec la lumière. Cormon pousse ses élèves à sortir de l’atelier et s’enquérir des nouvelles tendances, découvrir les différents mouvements, comme l’impressionnisme. Longtemps considéré comme le maître, parmi d’autres, de l’académisme et des Pompiers, l’atelier de Cormon était à l’inverse la matrice de la modernité. Il faut voir au Musée d’Orsay le « Caïn » qui a établi sa réputation, premier tableau naturaliste et anthropologique, digne de la « Guerre du Feu ».

Mais le jeune Henri de Toulouse Lautrec est surtout très tenté par le naturalisme rural, puis il voit Manet et déclare en 1884, « Vive la révolution, vive Manet ! »

Il adore poser pour ses amis photographes, il se déguise en femme, en japonais, en clown triste, c’est pour lui un moyen d’expression très stimulant.  

20 ans avec ou sans votre permission !

Il ne manque pas d’humour, en 1884 il désacralise le « Bois sacré », de Puvis de Chavannes, il en fait un tableau fort amusant, des anges passent, porteurs d’un tube de peinture, les hommes en haut de forme discutent, les femmes nues en muses prennent la pose, lui même vu de dos urine contre un arbre. Il a à peine 20 ans et impose sa conception moderne de la peinture. Avec lui ce sera différent.

(Détail) On aperçoit Toulouse Lautrec de dos.

Adieu la peinture d’histoire, l’artiste conserve le grand format, mais cette fois-ci il prend comme thématique le quotidien. La pendule est la pour le rappeler il casse le mythe d’un monde divin en signifiant le temps qui passe !

Une volonté à toute épreuve

Une chose est sure, il veut être artiste !

Et pour y arriver, il est primordial à Paris d’exposer au Salon , un premier portrait est refusé, même si son travail est encore très académique, on remarque déjà un trait très libre.

La modernité de Lautrec passe par les femmes

Il croise sur son chemin Carmen Gaudin, une belle rousse, elle le fascine et devient son modèle attitré, lorsqu’elle cesse de se colorer les cheveux, il ne s’intéresse plus à elle.

Il tourne autour de son modèle, tout l’intéresse, il veut capturer comme le photographe ou le cinéaste, le mouvement, telle ou telle posture du corps, visage.. tout est très important, il veut saisir la personnalité, le caractère de cette femme qui le séduit tant.

Il adore Montmartre, ses dessins sont montrés, publiés dans les journaux, il aime cette reconnaissance.

Toujours ce souci d’exposer, d’être reconnu, il est ambitieux et travaille énormément avec des dessins préparatoires ces tableaux. Enfin la consécration, en 1888, il est repéré par Théo Van Rysselberghe qui adresse un mot à Octave Maus pour présenter son travail au Salon des XX, à Bruxelles, manifestation alors, très avant-gardiste. Bruxelles est déjà la capitale artistique en miroir de Paris, où s’élaborent les premières expériences, les premiers essais : la poésie avec Maurice Verhaeren, Maurice Maeterlinck, la musique avec Eugène Ysaïe, les tableaux de James Ensor ou les premières demeures de Victor Horta. Ce n’est pas par hasard si Rodin y séjourna entre 1871 et 1877.

Au cirque

Au cirque Fernando : écuyère 1887-1888 . Cette scène de cirque conservée à Chicago est une prise de risque esthétique, le cadrage photographique, le mouvement du cheval, vu en contre plongée, la force de la silhouette d’homme, le visage de l’écuyère grimaçant avant de sauter l’obstacle. Une œuvre très moderne.

Et les hommes

Il peint des portraits d’hommes prêts à sortir, en habit  très souvent, la porte est ouverte. Sur ce modèle, il fait celui de son cousin Gabriel Tapié de Céleyran avec qui il est si proche , étudiant médecine, il l’accompagne partout. A la mort du peintre, il va faire en sorte que le fonds d’atelier soit donné à un musée, celui-ci sera refusé par le musée du Luxembourg, la BNF accepte les lithos et c’est la ville d’Albi qui acceptera la collection et devient ainsi le plus grand fonds de l’œuvre du peintre. 

« Le docteur Tapié de Céleyran » (cousin germain du peintre). 1893-1894 – Huile sur toile. Albi, musée Toulouse-Lautrec, don Gabriel Tapié de Céleyran, 1922.

La Revue Blanche, Misia…

Toulouse Lautrec est un merveilleux convive, il fait la connaissance du couple Natanson, La Revue Blanche, il est aussitôt sous le charme de Misia, muse des artistes, écrivains… Le couple reçoit beaucoup et les soirées sont follement amusantes, Toulouse Lautrec, est le premier à organiser ces fêtes, et n’hésite pas à se transformer en barman. Il peint Misia à plusieurs reprises et la représente en patineuse sur l’affiche de la Revue Blanche. Misia est ainsi son inspiratice, « l’accoucheuse des génies ». Elle a été peinte et célébrée par les plus grands artistes de son temps : Renoir, Vuillard, Bonnard, Vallotton et bien sûr Toulouse-Lautrec …  Il faut lire (ou relire) la biographie de Misia par les historiens américains Arthur Gold et Robert Fizdale (Folio – 1980) pour comprendre son importance dans l’histoire de l’art moderne. La première de couverture est d’ailleurs son portait par Toulouse Lautrec.

Les affiches – Pub !

Qui ne connaît pas La Goulue, encore aujourd’hui, grâce aux affiches du Moulin Rouge de Toulouse Lautrec, elle fait partie de l’iconographie parisienne. Pour les concevoir, l’artiste réfléchit au point qu’il veut mettre en valeur; Au Moulin Rouge, il est toujours possible de voir une pièce dédiée aux affiches du peintre.

Le jupon blanc de la goulue, le lettrage rouge, très précurseur, il comprend l’impact des affiches.

Aristide Bruand avec son écharpe rouge, son chapeau, une silhouette très reconnaissable. 

Lautrec expose les étapes de tirage, le processus créatif fait partie de son œuvre.

  • La Goulue

Un lecteur passionné

Toulouse Lautrec est très cultivé, il lit beaucoup, Zola, et est très intéressé par le travail des Goncourt, ces dernier n’apprécient pas du tout le peintre et refusent que leur ouvrage soit illustré par lui !

La revue blanche très avant garde va lui permettre de rencontrer Jules Renard , il va illustrer NIB avec beaucoup d’ humour et une liberté inimaginable aujourd’hui. 

Il étudie l’art du Kabuki pour représenter  Yvette Guilbert, ses gants noirs si reconnaissables sont comme des calligraphies sur le dessin.

« Yvette Guilbert » 1894 – Projet d’affiche, huile sur carton. Albi, musée Toulouse-Lautrec. Don de la Comtesse Adèle de Toulouse-Lautrec, 1920.

Toujours les femmes, la danse, les rencontres

Celle de la danse, le Cancan venu d’Angleterre, le jeu des jambes « la Roue » mouvement du jupon très cinétique. Il insiste, et la merveilleuse Jane Avril, finalement accepte de poser pour lui après les spectacles.

« Jane Avril » 1899 Affiche, lithographie en couleurs, pinceau. Paris, BNF

Il tombe sous le charme de Loïe Fuller, ce ne sera pas réciproque et représente la danseuse américaine avec ses voiles ses bâtons, cette performance tellement nouvelle, qu’il ne peut être que captivé comme Rodin et certains écrivains 

Loïe Fuller – vidéo Auguste et Louis Lumière – Danse serpentine.1899. Fichier numérique à partir d’un film muet de 33 mn d’une durée d’1 mn colorisé au pinceau. © fondation Louis Lumière

Une autre rencontre, celle de l’anglaise du Star, il fait d’elle une œuvre de toute beauté, l’artiste restitue toute la luminosité de cette femme 

On sent présence de Degas , dans le japonisme aussi.

Internement

L’alcool, les femmes, la maladie, rien ne va plus !

Il est interné injustement sur décision de ses parents et pour prouver qu’il a toutes ses facultés intellectuelles il va redessiner de mémoire toute une série de dessins et va pouvoir sortir de cet enfer.

Une vie trop courte

Lautrec acquiert une vraie liberté.

Vers la fin de sa vie la matière devient forte, les couleurs : rouge vert et noir annoncent le fauvisme, les mains très expressionnistes, on pressent ce mouvement de l’expressionnisme, sur l’un des derniers tableaux représentant Paul Viaud, un de ses proches.

« Paul Viaud en tenue d’amiral » 1901 – Huile sur toile. São Paulo, Museu de Arte de . São Paulo. Don Francisco Pignatari 1952. (détail)

Lautrec est en train d’évoluer il a 36 ans et malheureusement il meurt si jeune à 37 ans. Marquant à jamais Montmartre de son passage. Nous sommes emportés par le tumulte de l’exposition qui reflète l’énergie trépidante de Toulouse Lautrec. Un homme ébouriffant, qui s’immerge dans le Paris de la fin du XIXème siècle, capitale du siècle. Un artiste résolument moderne qui montre tous les marges de la société, met en scène les femmes et se travestit, faisant fi de l’identité sexuelle.

Contexte historique / Affaire Dreyfus

Pour comprendre le flot de l’exposition, et la modernité de Toulouse Lautrec, il faut également se rappeler le contexte politique, économique et social de la France de la IIIème République, où le régime n’est jamais définitivement installé, la fragilité congénitale d’une République menacée par les monarchistes et par les socialistes (tiens, cela nous rappelle quelque chose en ces années 2020 ?), la contestation sociale violente (la fusillade de Fourmies le 1er mai 1891), les attentats anarchistes, enfin, last but not least, l’affaire Dreyfus, qui divise les artistes et les intellectuels. Par un curieux paradoxe de l’artiste, ce contexte ne se reflète pas dans l’oeuvre de Toulouse Lautrec mais en est-on si sûr ? Ne représente-t-il pas précisément l’envers du décor du théâtre politique et social : le cabaret, les chansonniers, les maisons closes ? Une nouvelle fois, tout est question de miroir chez lui.

Peintre réaliste, social ?

Toulouse Lautrec n’est pas le peintre de la vie facile et de la vie de plaisir. Les tableaux montrent à voir parfois la solitude, la tristesse ou la marginalité, et l’on pense à ce tableau de Degas, « L’Absinthe » (1875). Le café représenté par Degas où posent les deux amis est le café de la Nouvelle Athènes, place Pigalle, à quelques mètres de Montmartre et du Moulin Rouge. Il y a là comme une étrange résonance entre Degas et Toulouse Lautrec. Mais est-il pour autant un peintre social ? Toulouse Lautrec s’intéresse à un Paris où se côtoient l’aristocratie, la bourgeoisie et le « petit peuple », le populo minuto. Il ne verse pas pour autant dans la dénonciation facile car il connaît les codes de la société de la fin du XIXème siècle. Il décrit une société marquée par une forte inégalité des patrimoines, aux hiérarchies encore très rigides, mais également une société qui tolère des lieux de « mélange » ou de brassage social, le temps d’une revue ou d’une chanson.

Stefan Zweig décrit avec nostalgie ce « Monde d’hier »

Malgré ses inégalités, la société française de l’époque se voit comme un modèle d’équilibre et de diversité. Stefan Zweig décrit avec nostalgie ce « Monde d’hier », une société sans préjugés qui est aussi celle de Toulouse Lautrec :

 » Le garçon de café serrait la main d’un général galonné comme à un collègue ; de petites bourgeoises actives, sérieuses et propres ne faisaient pas la grimace en rencontrant la prostituée dans le corridor. »

Toulouse Lautrec est ainsi très loin des qualificatifs de « peintre de Montmartre » et du Paris de la Belle Epoque auxquels on souhaite trop souvent le réduire ou le cantonner.

En paraphrasant Napoléon, nous pourrions conclure par : « quelle vie fut la mienne ! « 

Florence Briat Soulié.

INFORMATIONS

Toulouse-Lautrec Résolument moderne

9 octobre 2019 – 27 janvier 2020

https://www.grandpalais.fr/fr/evenement/toulouse-lautrec

Commissariat : Stéphane Guégan, Conseiller scientifique auprès de la Présidence de l’établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie ;

Danièle Devynck, Conservateur en chef, Directrice du musée Toulouse-Lautrec, Albi

Scénographie : Martin Michel

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