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Vladimir Velickovic (1935-2019) Le grand style et le tragique.

Vladimir Velickovic (1935-2019) Le grand style et le tragique. Fonds pour la culture Hélène & Edouard Leclerc

Landerneau, depuis le 15 décembre rend hommage à cet artiste serbe si singulier Vladimir Velickovic, décédé en août 2019, juste avant cette rétrospective d’une centaine d’oeuvres. Un artiste qui pourrait avoir comme le rappelle le commissaire de l’exposition, Jean-Luc Chalumeau cette phrase de Nietzsche : « le grand style consiste à mépriser la beauté petite et brève ».

Vue d’ensemble

Une rétrospective Velickovic qui permet de brasser son travail créatif. Un artiste, sombre et puissant, presque « goyesque », qui a traversé les drames du XXème siècle, qui ont inspiré sa peinture.

Le spectateur est saisi par ses écorchés, ses corbeaux et ses paysages comme ravagés par une horde sauvage ou une guerre fratricide, sans fin. Bien sûr, il est tentant de rapporter ces grands formats sauvages à l’histoire personnelle et familiale de Vladimir Velickovic, artiste né en 1935 dans un royaume de Yougoslavie déjà en proie aux violences nationalistes entre Croates et Serbes. Les prodromes de la seconde guerre mondiale, puis la guerre qui a déchiré l’ex-Yougloslavie (1992-1995) après l’intermède faussement tranquille de Tito, semblent en apparence avoir imprimé leur marques dans le style de Vladimir Vélickovic mais le spectateur a d’autres impressions qui remontent à la surface, au-delà de ce rapprochement évident.

Velickovic – Vue d’ensemble de l’exposition – Fonds Hélène et Edouard Leclerc

Cette exposition est centrée autour d’un de ses chefs-d’oeuvre, « Grünewald« , une crucifixion inspirée du retable d’Issenheim peint par Matthias Grünewald vers 1515 et qui se trouve à Colmar. Son Christ montre toute l’horreur et la peur du supplice infligé et en même temps une force terrible de ce corps mis à nu, à la lumière de tous, le visage est effacé, les mains sont offertes vers le ciel, les couleurs noir, rouge et blanc renforcent le sentiment dramatique de l’oeuvre peinte en 2004.

Les années suivantes il continue à peindre ce sujet, sur ces crucifixions apparaissent les corbeaux, ailes déployées, aggravant cette impression d’effroi. L’artiste peint très souvent ces oiseaux funestes qui apparaissent sur des fils barbelés, dans des mises en scène sinistres, noires, dans des champs aux couleurs grises, marrons, un paysage de miradors et de camps de concentration. L’artiste aime ces animaux de mauvais augure, les rats aussi sont une source d’inspiration et se retrouvent sur ses grandes toiles, comme dans les scènes d’accouchement. Cette obsession esthétique du rat se comprend : le rat est l’espèce sociale la plus proche de l’homme, à la fois attirante et répugnante. Capable de construire des sociétés organisées, vivant en symbiose avec l’homme, le rat nous est proche mais il symbolise aussi l’abjection, l’infection tout en étant notre miroir. Les compositions de Velickovic s’en inspirent comme elles reposent sur la dualité claire et obscure de l’humanité.

« Grünewald » 2004, huile sur toile 210 X 150 cm coll.part. A droite / « Grünewald » 2015, huile sur toile. Coll. part.

Velickocic joue sur nos peurs les plus profondes, la nuit noire, des gris le rouge sang, sont les déclinaisons de couleurs de l’exposition sauf la première salle, trois peintures de 1968 sont des explosions de couleurs. Elles sont en effet surprenantes et viennent rompre un exorde, un « introïtus » constitué par des oeuvres de jeunesse (1954). Colorées, vives, vivantes, un triptyque de couleur reflète le printemps et la gaieté de la jeunesse de 1968. Ses tableaux ressemblent à des panneaux de foire, avec un visage grotesque en trumeau, une invitation à rentrer dans un grand 8 ou une montagne russe de fête foraine. On ne peut s’empêcher de penser à James Ensor et au carnaval mais cette parenthèse enchantée va se refermer : peu d’explications sont donnés sur cette explosion de couleurs qui ne se reproduit pas dans le cours de l’exposition.

1968 – Série de 3 toiles.

Quelle vie d’artiste passionnante, celle de la figuration narrative, ces rencontres avec tous les autre peintres de ce groupe, dont Eduardo Arroyo, que nous pouvons retrouver à la Maison de Balzac en ce moment avec son interprétation de la Comédie Humaine.

Il était aussi proche de Zaou Wou Ki, même si ils avaient des conceptions très différentes, l’un étant maître de l’abstraction. Je ne peux m’empêcher de penser à Bacon en regardant ses séries, certaines similitudes sur les couleurs, les thèmes , je dirai plus sexuelles pour le peintre anglais en comparaison aux atrocités que dépeint l’artiste serbe, témoin dès son plus jeune âge des horreurs de la guerre.

Vladimir Velickovic est ainsi un artiste d’un groupe, d’un mouvement, qualifié de « Figuration narrative ». Cette tendance artistique a été éclipsée par le Pop Art et l’art américain, qui prend progressivement sa domination sur le marché de l’art, aidé en celà par les institutions américaines et un réseau de marchands entreprenants. Il faut savoir gré à Velikovic d’être resté fidèle à l’Europe la matrice de son parcours et à Paris. Quel aurait été son destin s’il avait migré vers New York et si son travail avait été pris en charge par le galeriste Léo Castelli ? Ce mouvement est d’abord une « bande » de copains : une photographie réunit le trio Antonio Segui – Vladimir Velickovic – Gérard Titus-Carmel en 1967 à Arcueil. A nouveau, en 1981, une photo de groupe devant la galerie Maeght-Lelong, avec Erro, Valerio Adami, Pol Bury, Pierre Alechinsky, Antonio Saura et Gérard Titus-Carmel, avec Vladimir Velickovic. Ce mouvement figuratif, critique de la société moderne, de consommation et de croissance, a eu les ors du Grand Palais dans le cadre de l’exposition RMN-Centre Pompidou lors de l’exposition « Figuration narrative 1960-1972 ». Ce n’est pas tant l’unité de style qui en constitue l’élément fédérateur que la volonté de transformation sociale par l’art et la réappropriation critique des objets de la vie quotidienne, au-delà de la neutralité de la seconde école de Paris ou de la distanciation ironique et complice du Pop Art américain. A dire vrai, Vladimir Velickovic ne s’intègre pas parfaitement dans cette description canonique de la Figuration narrative : il est considéré comme faisant partie de la figuration narrative, ce qui rétrospectivement laisse perplexe. Ses créations sont loin d’être sereines et s’inscrit plutôt du « côté obscur », du « fantastique gothique » du mouvement. Si l’auteur de l’article peut s’autoriser un cliché, ses origine serbes et balkaniques y sont peut-être pour quelque chose comme son enfance dans la Yougoslavie martyr de la seconde guerre mondiale, déchirée par l’occupation allemande et les guerres fratricides entre les partisans (serbes) du général Mihaïlovic, les maquisards communistes menés par Tito et les Oustachis fascistes du croate Ante Pavelic. Peu importe d’ailleurs, car les grands formats de Vladimir Velickovic ont une puissance picturale, une force esthétique, qui ne laissent pas indifférents. Pour paraphraser Victor Hugo et Baudelaire, c’est une sublime horreur, une horreur délicieuse ou la beauté par la laideur.

« Sans nom » 2001 Huile sur toile 56 x (60 x 46 cm) soit 240 X 644 cm (2 panneaux) coll. part.

Velickovic ne cesse de témoigner crument des supplices, du pire de l’être humain.. Bien sûr, les « malheurs de la guerre » de Jacques Callot, série de gravures portant sur la guerre de Trente Ans, ne sont pas exposés mais apparaissent en filigrane dans l’esprit du visiteur. Les écorchés, les suppliciés et les tortures semblent être l’oeuvre d’un soldatesque sauvage, ayant perdu le sens de l’humanité. La frise des énucléés, composition de plus de 7 mètres de longueur, « Sans Nom » (2001), suscite bien sûr le malaise mais la volonté de l’artiste n’est pas seulement de susciter l’horreur mais aussi la réflexion critique sur ce mélange, au sein de l’homme, entre la sauvagerie brute et l’éthique. C’est l’exemple du « mal que l’homme peut faire à l’homme ».

La douleur, si présente, est sublimée avec la série conscacrée à la Crucifixion du Christ, inspirée du retable d’Issenheim de Grünewald. Il y a un imaginaire gothique dans cette réflexion de Velickovic sur la Passion du Christ. A l’inverse de son modèle, c’est le corps supplicié du Christ qui attire Velickovic, le décor et les témoins présents disparaissant dans la représentation. Ainsi est mis en avant un corps crucifié, décharné, une Piéta debout, sans la Vierge éplorée, dans la nudité de la souffrance. Les paroles de l’évangile de saint Jean font écho à la composition : « le Verbe s’est fait chair ».

C’est un grand dessinateur du mouvement, celui du corps humain, ou encore du lévrier nous entrainant dans la vitesse de sa course. Deux grands formats de chien en course, des lévriers lancés et lestés de tous leurs muscles, se font face, comme de grands landscapes américains. Des signes caballistiques, des indications d’échelle et de vitesse, comme des bandes chromatiques viennent illustrer ces grands aplats. Le commissaire de l’exposition, Jean-Luc Chalumeau, fait le lien avec Eadweard Muybridge, le père de la « zoopraxographie », l’animal en mouvement. Le rapprochement se fait également avec les illustrations de Pol Bury, pour la « Théorie de la démarche » de Balzac, exposées à la Maison de Balzac en 1992. Pol Bury est un compagnon artistique de Vladimir Velickovic au sein de la Figuration narrative. On saisit mieux l’intérêt de Velickovic pour le mouvement, la marche, la dynamique, qui saisit toujours un instantané dans ses compositions, avec un angle et un regard quelque peu désaxés, sinon fuyant. C’est un être de chair, un peu sanguinolent, qui s’échappe par une porte dérobée. Est-il victime ou bourreau, en s’enfuyant ainsi d’une salle de torture où gisent encore les instruments, les « outils » dirait-on … L’obsession des crochets, des crocs de boucher, apparaît également. Là aussi, quelques réminiscences surgissent dans l’esprit du visiteur : des photos prises à la dérobée, sur des places de village, en noir et blanc, où sont exposés des suppliciés, devant des soldats en armes, en Europe occupée, et des enfants, parmi eux, peut-être Vladimir Velickovic… Jacques Callot toujours mais aussi les atrocités nazies dans l’Europe centrale et balkanique, le tableau « Homo Homini Lupus (Le pendu) », peint par Georges Rouault ou les suppliciés de Tulle en 1944.

Cette décomposition de la vitesse date de 1972 : année très technologique comme aujourd’hui. Celle d’une foi dans le progrès mais aussi des inquiétudes sur la finitude de nos ressources (le Club de Rome publie cette année là son rapport, « The Limit to Growth » ou rapport Meadows). Il y a un aspect très laboratoire dans ces compositions de Velickovic qui inquiètent : l’accouchement, la maternité sont loin d’être naturels. La technologie, la mécanique envahissent l’image, la souffrance et la douleur aussi. Alors que le clonage et la procréation médicalement assistée sont anachroniques en 1972, les matériaux réunis par Velickvovic pour peindre un accouchement (dans la série « Eléments et documents utilisés ») sont anticipateurs d’un monde où la technologie remplace les sentiments. Cette même année, George Lucas avec « THX 1138 », décrit une société totalitaire où la différence des sexes est gommée, dans un univers monochrome blanc, avec une humanité sous sédatifs à la sexualité totalement contrôlée. Le rapprochement semble évident : la bestialité ou la robotisation sont les deux fléaux qui nous menacent.

Dans un article nécrologique qui lui est consacrée, Harry Bellet note, avec humour, la relation distanciée sinon critique que suscite cet artiste si singulier parmi les conservateurs et directeurs d’institutions. Il note également que les rétrospectives sont rares en France et dans des lieux dont la dénomination semble ironique.

« Velockovic dérange : la seule exposition dans un lieu public d’importance qui lui fut consacrée de son vivant en France fut fin 2011 – il avait 76 ans ! – à Toulouse, dans un musée au nom prédestiné, Les Abattoirs (une deuxième eut lieu en 2015 à Issoudun, au Musée de l’Hospice Saint-Roch !). Car sortir d’une visite à Velickovic, cela laissait à certains l’impression d’avoir croisé un équarrisseur doublé d’un philosophe tendance stoïcienne. L’homme était pourtant d’une courtoisie extrême, attentif aux autres, et loin de manquer d’humour. Mais ses tableaux… » (Le Monde du 2 septembre 2019).

« Corbeaux » 2006 (détail) huile sur toile coll.part.

C’est rendre justice à l’artiste que la rétrospective de la FHEL dont la raison d’être est de s’attacher à renouveler notre regard sur la figuration narrative. Après Gérard Fromanger, Jacques Monory, Hans Hartung, Vladimir Velockvic reçoit les honneurs de l’institution de Landerneau, à l’extrême Ouest, dans la pointe du Finistère. Comme souvent, la fondation Leclerc est à la pointe du mouvement alors que, parallèlement, le centre Pompidou expose Gérard Fromanger, Hervé Télémaque, Martial Raysse, en attendant un jour peut-être Bernard Rancillac. Il est temps de redécouvrir des artistes qui ont interrogé, provoqué, critiqué et transgressé le confort bourgeois qui avait encore un sens dans les années 50 et 60, avant que Mai 68 fasse éclater le corset de la France du Général de Gaulle. Notre modernité du XXIème siècle est issue de leur transgression, ce qui leur confère une actualité encore plus brûlante.

Fonds pour la culture Hélène & Edouard Leclerc

Les Capucins – 29800 Landerneau – 02 29 62 47 78

Velickovic

Le grand style et le tragique

Jusqu’au 26 avril 2020

Commissariat : Jean-Luc Chalumeau

https://www.fonds-culturel-leclerc.fr/

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