Bao Vuong
Les mers noires de la mémoire
Par Stéphanie Dulout

Noir, noir, noir… Un noir profond, épais, mais brillant et mouvant… comme une masse pesante, mais liquide, figée dans ses ondoiements…, à la fois angoissante et apaisante, effrayante et étrangement attractive…
Découverte à Asia Now 1, sur le stand d’A2Z Art Gallery (Paris-Hong Kong) – où elle brillait comme un diamant… noir –, cette masse de peinture, traversée de remous maçonnés au couteau, recouvrant entièrement une toile de 1m sur 1m70, compose un morceau de mer. Celle, traversée sur une embarcation de fortune, à la fin des années 70, par l’artiste, Bao Vuong, alors âgé d’à peine un an, dans les bras de ses parents fuyant, comme des milliers d’autres Boat-people, le régime communiste vietnamien, à la suite de l’invasion du Sud Viêt Nam par le Nord Viêt Nam après la chute de Saïgon (en avril 1975).

Cette toile s’intitule The Crossing XXIII (La Traversée XXIII). Elle est la 23ème d’une série, inachevée, commencée en 2017, dont l’A2Z galerie présente, à Paris, après Hong Kong, dans un show époustouflant, les dernières variations.
A la lisière de l’abstraction et de la figuration, de l’apparition et de la disparition, du souvenir et de l’imagination (de quoi peut se souvenir un bébé d’à peine un an ?…), ces variations monochromatiques visant à se réapproprier un lambeau de mémoire, un passé enseveli, déjouent tous les codes de la représentation et de l’abstraction.
Entièrement noirs, ces tableaux ne sont pourtant pas des monochromes : ils ne sont pas « vides de forme et de représentation » et ils racontent une histoire – à la fois réelle et fictive. Une histoire traumatisante vécue physiquement (mais inconsciemment), oubliée et remémorée…

Entre apparition et disparition
Si pour Malevitch, l’inventeur du genre (avec son Carré noir en 1915), le monochrome est un passage vers l’infini, pour Neuman et Rothko, deux de ses plus grands représentants, un champ d’expérimentation intérieure, pour Rodtchenko, une exaltation du vide, pour Ryman, un terrain d’expérimentations purement picturales, pour Ad Reinhardt, enfin, un acte de décès de la peinture (Ultimate paintings, 1960-1967), pour Bao Vuong, c’est une page de son histoire. Ci-gît le souvenir… Bien loin du vide et de l’immatérialité qui lui sont habituellement associés, la monochromie de ses toiles est lourde du poids du passé et de la souffrance ensevelis…
Ensevelie dans l’oubli, longtemps tue, cette souffrance ressurgit dans cet œuvre au noir entrepris par le peintre comme pour déverser sur la toile toutes les peurs et toutes les douleurs ressentis par son père et sa mère lors de cette périlleuse traversée au cours de laquelle, privés d’eau pendant trois jours, ils faillirent mourir…
Exutoire, mais aussi réappropriation : cette série de mers noires, peintes et repeintes inlassablement, sans cesse remise sur le métier, remodelées, recomposées…, participe, comme nous l’a dit l’artiste lui-même il y a quelques jours, d’une « forme de reconstruction » fondée sur une « mémoire émotionnelle ».


à droite : « The Crossing – The Cloud », 2020, acrylique et huile sur toile, 180 x 170 cm.
Ainsi, nous a-t-il raconté, bien qu’il n’ait pas pu avoir conscience de ce qu’il vivait et bien qu’il ne l’ait su que très tardivement (à 25 ans, lorsqu’il fit, accompagné de sa mère, son premier retour au Vietnam, et l’entendit faire le récit de leur fuite à ses tantes…), il a vécu pendant onze mois (le temps de la traversée et de l’errance de camp en camp de réfugiés) avec des personnes qui étaient dans la plus grande angoisse et qui avaient pour seule préoccupation la survie…
Une angoisse d’ailleurs sans doute inscrite, par-delà la « mémoire émotionnelle », dans la mémoire corporelle, si l’on en croit le médecin qui lui a dit un jour qu’ayant connu la faim et la soif dans les premiers mois de sa vie, il ne pourrait jamais grossir et garderait toujours une constitution chétive…
Sous la masse noire, les remous du souvenir…
« Peindre encore et encore cette traversée est ma manière de me l’approprier, sans doute. Et ça a sans doute aussi fait du bien à ma mère chez qui le traumatisme est probablement encore trop présent, et même tabou : c’est souvent la deuxième génération qui en parle le mieux… C’est aussi cela qui est à l’origine de mon travail : je voulais donner une voix à toutes ces personnes qui n’ont pu parler… ». De là, le choix d’une certaine forme d’abstraction à travers l’enfouissement des formes et leur surgissement sous les empâtements : « dans ces noirs, les gens peuvent voir une certaine noirceur qui leur appartient. » De même que la monochromie, « l’abstraction propose quelque chose mais n’impose pas, elle permet aux spectateurs de s’approprier l’espace peint, de s’y projeter. » « Chaque toile est pour moi une nouvelle proposition » : ici, des nuages évoquant quelque bateaux fantomatiques semblables aux zodiaques utilisés par les migrants ; là, une bande plus opaque ourlant l’horizon pouvant évoquer une bande de terre ou la nuit toujours plus sombre ; ici, une écorchure dans la pâte, une faille de lumière surgissant entre deux masses, telle une lueur d’espoir ou un mirage ?…

Ainsi, l’œuvre au noir de Bao Vuong semble presque s’inscrire en faux contre la tradition suprématiste ou minimaliste du monochrome : s’il pourrait dire, à l’instar de Malevitch en 1919, « voguez […] dans l’abîme […] l’infini est devant vous. », l’infini qu’il peint dans ses ciels et ses horizons noirs n’est pas un infini supra-matériel destiné à accéder à la « sensation pure », mais celui, bien tangible et presque palpable, qui se dressait, tel un mur dans la nuit noire et les odeurs d’essence, devant ses parents et des milliers d’autres Boat-people lors de la traversée de la mer de Chine…
Alors qu’Alighiero Boetti dans son éloquent Senza titolo (1968) remis en valeur dans la nouvelle présentation des collections du Centre Pompidou, ensevelit le tableau et son titre sous une épaisse couche d’enduit gris pour dire l’impossibilité du souvenir, Bao Vuong, sous la masse noire des empâtements de peinture fait resurgir la mémoire… Et tandis que Pierre Soulages n’aura eu de cesse de capturer la lumière dans ses Outrenoirs, c’est bien la peur et l’angoisse que Bao Vuong déverse dans ses amas de peinture noire.
De l’ensevelissement au surgissement
« Montrer l’infini du ciel » dans l’opacité immobile, étale et sans reflets contrastant avec les miroitements de la mer maçonnée dans l’épaisseur de la couche picturale semblant se mouvoir sous les assauts des vagues taillées au couteau… Traduire, à travers l’oppression des noirs, la peur et faire sentir l’odeur asphyxiante de l’essence jaillie du fond de la cale du bateau, près du moteur, où ses parents avaient trouvé place lors de la traversée…
« Je cherche toujours à représenter quelque chose, à raconter, même si je tends toujours vers une forme d’abstraction. »
Mais comment en est-il arrivé à peindre des peintures monochromes ?
Après l’obtention d’un Master en Arts plastiques aux Beaux-Arts de Toulon, et dix années quelque peu improductives passées à Paris, il décide de quitter sa terre d’adoption, la France, et de retourner sur sa terre natale, au Vietnam. C’est ce retour aux sources qui, selon ses dires, lui donnera l’impulsion créatrice qui lui manquait. C’est alors qu’il entamera son travail sur les portraits, qu’il poursuit de loin en loin aujourd’hui : des dessins au goudron de Boat-people (mères, enfants…) ou des photographies anciennes délavées et maculées de goudron… Sa première exposition au Vietnam, « où l’on n’a pas le droit de montrer ces pans de l’histoire », sera censurée en 2013. C’est ainsi, quelque temps plus tard, que lui viendra l’idée de peindre la mer noire toute seule, dénuée de tout indice et de toute personne humaine : en déjouant la censure, il avait trouvé une formule plastique « encore plus forte » que toute retranscription figurative, car cette confrontation à la mer représentée frontalement et en plan serré, dans toute sa matérialité et sa vacuité, « met le spectateur à la place des Boat-people » : face à cette étendue d’eau immense, non limitée pas un cadre géographique, non circonscrite par un paysage, nous sommes seuls, totalement seuls, face à notre destin…
Transmutation
Mais ce sentiment ne pourrait advenir si Bao ne parvenait à donner vie à sa peinture, à animer sa matière par un souffle de vie. Or il y parvient si bien que l’on pourrait croire entendre, en même temps que le remous des vagues ou le crépitement de l’écume moussant sur la plage, un cri étouffé ou un râle…

Tour à tour lisse, écorchée ou croûteuse, fine ou épaisse, étale ou chaotique, mate ou satinée, la couche de peinture est considérable (jusqu’à 40 kg !), si bien que par endroits, elle semble encore molle, humide et mouvante…
Loin d’être figées dans la masse noire des empâtements, les vagues brillent à la lueur de la lumière au gré de ses variations et de nos déplacements. Sous la masse sombre pailletée par ces reflets changeants et mouvants, surgit des profondeurs, un morceau d’océan, comme un lambeau de souvenir aux allures de diamant… Fascinant.
- 6ème édition de la Foire d’Art contemporain asiatique de Paris, 21-24 oct. 2020
A2Z Art Gallery
24, rue de l’Echaudé, 75006, Paris
+ 33 (0) 1 56 24 88 88
Jusqu’au 9 janvier 2021
BIOGRAPHIE
Bao Vuong
Né au Vietnam
Vit et travaille à Paris
1979
Fuite du Vietnam avec sa famille
2013
Master en Arts Plastiques
aux Beaux-Arts de Toulon
EXPOSITIONS PERSONNELLES
2021 (à venir) The Vietnam Art House, La Haye, Pays-Bas 2020 The Crossing, A2Z Art Gallery, Paris, France 2018 The Crossing, Galerie Arts Ventures, Hô-Chi-Minh-Ville, Vietnam
EXPOSITIONS COLLECTIVES
2019 Exposition de découverte, A2Z Art Gallery, Paris 2017 Nguchonobay, Galerie Quynh, Hô-Chi Minh Ville, Vietnam
FOIRES
2021 (à venir) Art Paris Art Fair, représenté par A2Z Art Gallery, Grand Palais Éphémère, Paris, France 2020 Asia Now, représenté par A2Z Art Gallery, Salons Hoche, Paris
HORS-LES-MURS
2017 Festival Krossing-Over, Musée des Beaux-Arts de Hô-Chi Minh Ville, Vietnam
2016 A travers, Institut Français de Hanoi, Vietnam


Un commentaire
Zuun Zug
Sublime…