Chiara Fumai, Poems I Will Never Release

L’exposition que j’ai vue hier, au Centre d’Art Contemporain de Genève, hante encore mes pensées. Elle est consacrée à Chiara Fumai (1978-2017), une artiste Italienne disparue trop tôt, mais dont la personnalité révoltée et la puissance des oeuvres confèrent une intensité particulière à sa courte carrière. Chiara Fumai fascine. La radicalité de son travail contraste avec le côté décalé de ses mises en scène, la dureté des discours féministes qu’elle prononce s’entrechoque avec son ton sur-joué qui frise la satire. Elle effraie autant qu’elle fait sourire. Par un sortilège étrange, Chiara Fumai entre dans nos pensées alors même que nous explorons les méandres de la sienne.

Chiara Fumai,The Book of Evil Spirits , 2015, Production stills, Photo: PRed COURTESY THE CHURCH OF CHIARA FUMAI

Le travail de Chiara Fumai retrace l’histoire du féminisme, incarnée par les militantes les plus marquantes. Par ses performances spectaculaires, ses vidéos, ses installations, elle se fait le porte-parole de leur textes dans des mises en scène et des interprétations très personnelles; elle donne à leurs mots une nouvelle vérité, un nouveau sens, une ré-incarnation.

Chiara Fumai, oeuvre de la série, The Return of the Invisible Woman, 2014, en réaction à une performance de Vito Acconci, durant laquelle une membre du public aurait interagi avec le performer dans une relation SM. Photo ©thegazeofaparisienne.

Une fois de plus, Andrea Bellini nous offre une expérience exceptionnelle avec cette première rétrospective mondiale de Chiara Fumai. Encore peu connue du grand public, elle est une figure majeur de l’histoire de l’Art contemporain. Son travail a marqué profondément le développement des pratiques de l’art performatif et de l’expression artistique féministe du XXIème siècle.

Artiste autodidacte

Chiara Fumai, installation dédiée à Nico Fumai , 2007, Photo ©thegazeofaparisienne

Chiara Fumai est entrée dans l’art intuitivement, sans étude particulière de cette discipline. Architecte de formation à l’école polytechnique de Milan et DJ, ce n’est qu’en 2007 qu’elle se lance dans une carrière d’art visuel. Sa première année d’artiste est marquée par ses débuts de performeuse et par la création de son unique personnage de fiction, Nico Fumai. Si ce dernier est le père de l’artiste, Chiara Fumai lui invente une vie totalement imaginaire de star d’Italo Disco. Dans son perfectionnisme viscérale, elle va jusqu’à créer des fausses pochettes de disques, des récompenses, affiches, et même des mix de musique se référant à ce mouvement musical des années 80.

Si sa carrière fut courte, à peine 10 ans, elle fut fulgurante. Entre 2007 et 2017, elle a été présentée dans les plus grandes manifestations ou institutions en Europe, notamment à la Documenta, Kassel (2012), la White Chapel Gallery de Londres, le MUSAC (2014) et le Centro de Arte del dos de Mayo en Espagne (2015), ou encore la Noma Foundation à Rome (2011) etc…

Posters d’expositions/performances de Chiara Fumai, conçus par elle-même. ©thegazeofaparisienne

Dans la « Maison » de Chiara Fumai

La visite commence par une immersion dans l’univers « intime » de l’artiste, avec une reconstitution de son appartement de Milan.

Chiara Fumai, House Museum, 2020, Reconstruction du studio de l’artiste à Via Col di Lana 8 Milan, où elle a vécu et travaillé de 2007 à 2013. 
Courtesy Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Liliana Chiari et The Church of Chiara Fumai
Vue d’exposition de Chiara Fumai, Poems I Will Never Release (2007–2017)  © Centre d’Art Contemporain Genève. Photo : Mathilda Olmi 

Expérience émouvante où je découvre l’étendue de ses lectures. Dans sa bibliothèque figurent des manifestes de grandes féministes, telles Valerie Solanas (1936-1988) – connue pour avoir tiré sur Andy Warhol parce qu’il avait égaré son manuscrit !-, Carla Lonzi (« Crachons sur Hegel »), Rosa Luxemburg etc.., des théoriciens philosophes dont Karl Marx et Hegel, des ouvrages de grands artistes « performers » comme Vito Acconci , de l’occultisme, des sujets sur les névroses psychiatriques et des livres religieux. Chacun de ces ouvrages ont inspiré et nourri son corpus artistique.

Chiara Fumai, signe d’un sortilège signifiant que « l’artiste aurait une grande rétrospective », photo ©Thegazeofaparisienne

A côté des livres, sont présentés des vêtements et déguisements, que l’artiste revêtait pour ses interventions, et ce sigle cabalistique, clin d’oeil, annonçant qu’elle aurait bientôt une grande rétrospective.

Still photo tirée de la Vidéo I’m a Junkie, 2007, Courtesy de The Church of Chiara Fumai

Le dernier élément de cette pièce est une vidéo géniale, « I’m a Junkie » (2007). L’artiste, adoptant le look traditionnel grec de jeune fille très sage, au milieu d’un champ en Grèce, chante en playback une chanson célèbre du répertoire rebetiko (Punk) de Roza Eskenazi. Sous couvert de mélodies douces et innocentes, elle fait l’apologie de.. la drogue!! Le décalage audacieux entre la mise en scène et les mots rebelles m’apparait cyniquement drôle.

Chiara Fumai, Video Extract Cuts, I’m a Junkie 2007, Courtesy The Church of Chiara Fumai

Féminisme anarchiste

Dans son travail artistique, Chiara Fumai réunit autour d’elle un panthéon de figures emblématiques de l’histoire du féminisme qui, à leurs époques, ont défendu avec force et colère leur liberté, jusqu’à prôner, pour certaines, l’éradication des hommes. Elles ont joué un grand rôle dans la dénonciation de la société patriarcale, même si elles ont été rapidement oubliées de la mémoire collective. Chiara Fumai les incarne en se métamorphosant en elles dans ses performances/video/photos et en égrenant leurs textes puissants et révoltés. Au milieu de toutes ces femmes, peu d’hommes ont droit de cité. Seuls Harry Houdini, le magicien, et Nico Fumai apparaissent dans son travail.

Chiara Fumai. Portrait. 2013, Photo: Alessandro di Giampietro

Les performances de l’artiste jouent sur des mises en scène très élaborées et excessives voire satiriques. Ainsi dans une video-performance créée pour le IXe Furla Art Award, « Chiara Fumai reads Valerie Solanas « (2012), elle mime l’outrance de la posture et du ton des discours de Silvio Berlusconi, tandis qu’elle récite le texte du manifeste de Valerie Solanas, SCUM (Society for Cutting up Men). Le but est de démontrer l’infériorité des Hommes par une démarche quasi-scientifique (diagrammes etc..) et un ton de déclaration de guerre.

Chiara Fumai, Video Extract cuts, Chiara Fumai reads Valerie Solanas 2013, Courtesy The Church of Chiara Fumai

A côté, une galerie de portraits montre Chiara Fumai métamorphosée en plusieurs femmes, personnages récurrents dans son corpus. Telles Annie Jones (1865-1902)- la femme à barbe-, Zulamma Agra- la Beauté circassienne-, toutes deux exhibées dans le cirque Barnum au XIXe , ou la médium Eusapia Palladino ( 1854-1918).

Chiara Fumai transformée en une galerie de femmes iconique du feminisme dont Annie Jones (La femme à barbe), Eusapia Palladino (médium) en bas à droite, Zalumma Agra milieu en bas, Dogaressa Querini (la femme du Doge) en bas à droite,
photo ©ThegazeofaParisienne

En face de cette installation, je m’arrête devant un oeuvre murale où les lambeaux d’un trousseau de mariée déchiré sont disposés en un grand collage, une manière très claire d’exprimer la pensée de l’artiste sur ces rites traditionnels !

Chiara Fumai, rétrospective Poems I will never release Centre d’art Contemporain de Genève, photo ©thegazeofaparisienne

A l’étage supérieur, je suis captivée par « I did not say or mean ‘Warning‘  » (2013), une performance où l’artiste joue au guide et fait visiter au public la Fondation Querini Stampalia à Venise. Bien sûr, au cours de la visite, elle ne leur montre que les portraits de femmes et leur révèle des secrets étranges jamais dévoilés sur elles. La performance devient un peu délirante, lorsque le discours est entrecoupé brutalement de messages en langage des signes sur une attaque terroriste, ou encore lorsque Chiara Fumai s’adresse au public avec une soudaine véhémence. Pour cette performance, l’artiste a reçu le Furla Art Award, cette même année.

Occultisme, sorcellerie, divination

Chiara Fumai, The Moral Exhibition House, 2012, lettres écrites par les admirateurs de la femme à barbe et les réponses de celle- ci, lues par l’artiste lors de ses performances publiques dans l’installation. Création pour la Documenta (13) de Kassel. Photo ©thegazeofaparisienne

Chiara Fumai s’intéresse aux pratiques médiumniques. Incarnant une de ses « modèles » fétiches, Eusapia Palladino, -médium Italienne du XIXème siècle qui aurait conseillé le Tzar de Russie-, l’artiste se met en scène dans des transes de voyance, durant lesquelles elle convoque ses personnages préférés.

Pour sa présentation à la Documenta de Kassel (2012), l’artiste a créé une installation, The Moral Exhibition House, inspirée de la maison de sorcière de Hansel & Gretel. Au cours de ses performances publiques, évoquant les ‘Foires de Montres’ du XIXème siècle, on la retrouve en Annie Jones et en Zalumma Agra. Les lettres des admirateurs de la femme à barbe sont lues par Annie Jones elle-même, via une transe médiumnique; la belle circassienne prend, à son tour, possession du corps de Chiara Fumai en clamant le texte I Say I de Carla Lonzi.

Chiara Fumai, The Moral Exhibition House, 2012, Création pour la Documenta (13) de Kassel. Photo ©thegazeofaparisienne

Chiara Fumai évoque également les Sorcières avec « Der Hexenhammer« , une peinture murale dans laquelle l’artiste oppose le « Traité contre la Sorcellerie » de 1478 aux paroles de la terroriste allemande Ulrike Meinhof – « On fait partie du problème ou on fait partie de la solution. Entre les deux, il n’y a rien« -.

Chiara Fumai, Der Hexenhammer , Peinture murale rétrospective Poems I will never release Centre d’art Contemporain de Genève, photo ©thegazeofaparisienne

Suivent l’installation d’une secte ésotérique, glorifiant l’image de la femme (There is Something You Should Know, 2011) et une grande fresque, This last line cannot be translated (2017), présentant une grotte imaginaire avec des signes cabalistiques et des écritures mystérieuses. Celles-ci détaillent un rituel de protection contre les forces agressives des sociétés patriarcales. Cette fresque, une de ses dernières oeuvres, a été exposée à la Biennale de Venise de 2019.

Chiara Fumai, This last line cannot be translated , 2017 , Photo ©Thegazeofaparisienne

Tout ce que j’ai voulu faire, c’est construire un espace de liberté pour les femmes‘ Chiara Fumai

Le titre de l’exposition « Poems I will never Release » vient d’une sculpture inachevée, le dernier autoportrait de Chiara Fumai, une marionnette portant un tee-shirt sur lequel figure cette phrase. Elle évoque toute la spécificité du travail de l’artiste, qui s’est voulue l’interprète des textes de ces femmes militantes en colère, la porte-parole de leurs mots. Elle a été leurs voix, leurs corps et les a révélées sous un jour nouveau, dans des mises en scène incroyables. Ainsi cette exposition qui rend un hommage à l’oeuvre brillante de Chiara Fumai, est d’autant plus touchante qu’elle offre une tribune à toutes ces grandes féministes passées dans l’oubli.

Chiara Fumai s’est éteinte tragiquement à l’âge de 39 ans en 2017. Ironie de l’histoire, c’est à peine quelques mois avant que les événements Weinstein et l’engouement pour le mouvement #MeToo n’éclatent, libérant les langues autant que les esprits vers un féminisme généralisé et parfois poussé à l’extrême.

A voir absolument au Centre d’Art Contemporain de Genève, jusqu’au 28 Février 2021.

Caroline d’Esneval

Informations:

Chiara Fumai, Poems I will Never Release, est une proposition de Francesco Urbano Ragazzi et Milovan Farronato, en collaboration avec Andrea Bellini, Directeur du CAC de Genève. L’exposition voyagera ensuite au Centro Pecci de Prato (Printemps 2021), à La loge de Bruxelles (Automne 2021, et à la Casa Encedida de Madrid (2022).

Chiara Fumai, Poems I will Never Release au CAC de Genève

Chiara Fumai bio

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