La COLLECTION MOROZOV : ALLER-RETOUR PARIS-MOSCOU

PAR MARIE SIMON-MALET

Fondation Louis Vuitton
A gauche : Pierre Bonnard (1867-1947) La Méditerranée, Triptyque, décoration pour le grand escalier de l’hôtel particulier d’Ivan Morozov, Étude à Saint-Tropez, 1911 Huile sur toile 407,0 × 152,0 cm chaque panneau Coll. Ivan Morozov, 1911, commandé en janvier 1910 Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg A droite : Pierre Bonnard – L’ Automne, la cueillette des fruits, 1912. Huile sur toile. Coll. Ivan Morozov, 1912, commandé en 1911. Musée d’Etat des beaux-arts Pouchkine, Moscou.

des chefs-d’œuvres de l’art moderne partis en Russie il y a plus de 100 ans font leur retour à Paris 

Maurice Denis, Journal, Tome II. 1905-1920. Paris, Editions du Vieux Colombier, « La Colombe », 1957 

« 1909. Janvier. Ecrit à Moscou.
Arrivée à Moscou, sur la petite place de la gare, maisons basses, neige, temps très doux,(…) Morosoff enterre son frère (j’apprends qu’il s’est tué). » 

Janvier 1909, Maurice Denis est venu de Paris à Moscou pour aller voir in situ les cinq panneaux décoratifs de l’Histoire de Psyché qu’il a conçus l’année précédente pour le Salon de musique du grand collectionneur moscovite Ivan Morozov. 

Ivan Morozov
Valentin Sérov Portrait d’Ivan Abramovitch Morozov, Moscou, 1910 Tempera sur carton 63.5 x 77,0 cm Coll. Ivan Morozov, 1910 Galerie nationale Trétiakov, Moscou

Morozov en est très satisfait, le peintre, lui, les trouve un peu perdus dans ce grand espace froid, il décide de rehausser certaines couleurs et propose à son commanditaire de le compléter par huit toiles supplémentaires, sept grands vases et quatre sculptures en bronze qui seront confiées à Aristide Maillol sous la supervision de Denis.

MorozovFondation Louis Vuitton
A gauche : La salle du Salon de musique décorée par l’histoire de Psyché de Maurice Denis et de sculptures d’Aristide Maillol.
A droite : Photos prises par Maurice Denis du Salon de musique lors de sa venue à Moscou en 1909

Depuis le 22 septembre, cet ensemble est exposé pour la première fois en France, à la Fondation Louis Vuitton, pour le second volet de la mise en lumière des collectionneurs des « icônes de l’art moderne » inaugurée en 2016 par l’exposition Chtchoukine au succès retentissant et à la fréquentation historique de 1.3 millions de visiteurs. Le mécénat du groupe LVMH a œuvré pour sa restauration et son intégration en 2019 au parcours du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg où décor et mobilier avaient atterri en 1948.

Claude Monet
Claude Monet Un coin de jardin à Montgeron, Montgeron, 1876 Huile sur toile 175,0 x 194,0 cm Coll. Ivan Morozov, 14 mai 1907 Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg Claude Monet L’étang à Montgeron, Montgeron, 1876 Huile sur toile 175,0 x 194,0 cm Coll. Ivan Morozov, 28 septembre 1908 Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

PARIS-MOSCOU

Louis Vuitton né 200 ans auparavant, (le 4 août 1821), dans les forêts du Jura, aurait-il pu jamais imaginer que ses malles serviraient à un périple artistique Paris-Moscou voulu par Bernard Arnault ?  Son entreprise de layetier-emballeur, créée à la faveur de l’expansion des voyages au XIXème siècle, marquant de ses initiales une fondation orchestrant moult allers et retours (retardés qui plus est, l’exposition ayant été reportée deux fois à cause de la crise sanitaire), des échanges fructueux, des moyens financiers propres à déplacer des montagnes, des relations diplomatiques au plus haut sommet de l’Etat, Vladimir Poutine et Emmanuel Macron s’étant personnellement impliqués dans le projet ?

Henri Matisse
Henri Matisse Triptyque marocain. La vue de la fenêtre, Tanger, 1912-1913 Zorah sur la terrasse, La porte de la Casbah, Tanger, 1912-1913 Huile sur toile 115,0 x 80,0 cm Coll. Ivan Morozov, 1913, commandé au printemps 1911 Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou

L’aventure Paris-Moscou menée par la Fondation Louis Vuitton fera date. Comme lors de l’exposition Chtchoukine, le fruit de cette collaboration franco-russe est un véritable concentré de chefs-d’œuvre et de découvertes à voir absolument avant qu’ils ne repartent en Russie :

Des Cézanne et des Gauguin exceptionnels, l’éblouissant triptyque marocain de Matisse qui fait écho au merveilleux triptyque méditerranéen de Bonnard, de surprenantes vues de l’étang de Montgeron par Monet, un nu au pastel de Degas à chavirer, un mur de Lilas envoutants peints par le russe Vroubel, trois Picasso légendaires…. Pour n’en citer que quelques-uns (entreprise difficile !). 

« Moscou, écrit en 1911 le peintre et critique d’art russe, Alexandre Benois, est la ville de Gauguin, Cézanne et Picasso »

Comme pour Chtchoukine, l’exposition Morozov réunit pour la première fois dans les vastes salles du musée conçu par Frank Gehry l’ensemble d’une collection russe dispersée en trois musées (la Galerie nationale Trétiakov et le musée Pouchkine, à Moscou, celui de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg) et jamais montrée à ce jour hors de Russie. Ce sont, présentées sur quatre niveaux, 200 œuvres (peintures, sculptures, pastels et photographies) majeures pour comprendre la place déterminante de la scène culturelle parisienne au début du XXème siècle: des Impressionnistes à Picasso et Matisse, en passant par les postimpressionnistes, avec une place de choix pour Cézanne, peintre favori d’Ivan, Maurice Denis et Bonnard et des artistes russes d’avant-garde (qui représentaient 430 pièces de la collection d’Ivan Morozov). 

Morozov
Mikhaïl Vroubel Lilas, Russie, province de Tchernigov, village d’Ivanovo, 1901 Huile sur toile 214,0 × 342,0 cm

Les deux expositions ont été conçues dès l’origine comme un diptyque. Pour la commissaire générale Anne Baldassari, il s’agit de rendre hommage aux grands collectionneurs et mécènes que furent les frères Mikhaïl (1870-1903) et Ivan Morozov (1871-1921) et à leur ainé Sergueï Chtchoukine (1854-1936) :

« Ensemble et avec quelques autres figures éminentes de leur temps, tels les frères Sergueï et Pavel Trétakiov, Savva Mamontov ou Mikhaïl Riabouchinski, ils contribuèrent à la création d’un nouveau monde économique, social et culturel où l’art occidental et russe joua un rôle privilégié. Par leur action, ces collectionneurs pionniers ont contribué au rayonnement du « siècle d’argent » moscovite (1890-1914) »

Ces amateurs s’inscrivent dans une tradition de grands collectionneurs russes initiée au XVIIIème siècle par l’élite aristocratique. A la différence de leurs ainés, ils sont issus de familles enrichies par l’industrie textile et s’intéressent à un art décrié en France comme en Russie. Ils sont audacieux et visionnaires. Leurs collections témoignent de la naissance de l’art moderne. Elles sont vues dans leurs demeures par des artistes, des amateurs ou critiques et influencent notoirement l’avant-garde russe. Plus, dès 1907 et en 1910 (pour la collection de Mikhaïl), Sergueï Chtchoukine et Margarita, la veuve de Mikhaïl Morozov lèguent leurs collections à la Galerie Trétiakov (du collectionneur Sergueï Trétiakov) dans la volonté de créer un musée de peinture moderne public. 

Extrait du texte du décret de Staline qui faisait disparaître le Musée d’art moderne occidental créé à partir des collections Chtchoukine et Morozov :

« Montrer ces collections aux masses populaires est politiquement dangereux. »

Pourtant, ces hommes seront volontairement effacés par l’idéologie communiste. Leurs collections considérées comme « bourgeoises », « anti populaires », « formalistes » seront saisies et nationalisées par le régime soviétique en 1918 puis mises au ban par Staline, dispersées arbitrairement, envoyées dans l’Oural croupir dans une grotte où il fait jusqu’à 

-40°. Elles rejoindront finalement les collections du musée de l’Ermitage, du musée des beaux-arts Pouchkine et de la Galerie nationale Trétiakov où longtemps la seule mention faite à leurs découvreurs et anciens propriétaires seront les initiales M et C. Là encore, le mécénat LVMH a permis l’identification de la provenance des œuvres et la distinction des deux collections nécessaires à la réhabilitation de ces pionniers, long travail dont sont reconnaissants leurs héritiers. 

Morozov
Paul Gauguin TE TIARE FARANI (Les Fleurs de France), Tahiti, 1891 Huile sur toile 72,0 x 92,0 cm Coll. Ivan Morozov, 29 avril 1908 Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou

Un an après son départ de Russie, dans un entretien donné en 1920 au critique d’art français Félix Fénéon, longtemps son interlocuteur privilégié à la galerie Bernheim, Ivan Morozov évoque le rôle de « gérant-adjoint » du conservateur de sa propre collection qui lui fut attribué aux lendemains de la révolution russe. Il mourra l’année suivante, à l’âge de 49 ans.

Les frères Morozov

Mikhaïl et Ivan sont nés à une année d’écart (1870-1871) dans une famille de vieux-croyants* descendants de serfs. Leurs personnalités sont opposées, l’ainé est un littéraire (il publie sous pseudo des critiques de théâtre et un roman pornographique) fêtard qui organise des fêtes grandioses à Paris où il s’installe à la fin des années 1890; le cadet, Ivan, est plus sérieux et avisé. Après une formation de chimiste à Zurich, il prend les rênes de la manufacture familiale dont il multiplie le capital par trois entre 1904 et 1916. Leur mère, Varvara, philanthrope et progressiste, leur a donné une éducation artistique. Auprès du peintre Konstantin Korovine, ils ont acquis un œil, Ivan, tout particulièrement : son regard de peintre du dimanche le guidera dans ses choix. 

Mikhaïl est un précurseur, il devance son ainé Chtchoukine dans ses acquisitions occidentales, achetant Corot, Manet, Toulouse-Lautrec… Audacieux, il fait entrer en Russie les premiers Gauguin (La Pirogue, 1896), Van Gogh (La Mer aux Saintes-Marie, 1888), Munch (Osgarstrand. Filles sur le Pont, 1903). En 1903, il entraîne Ivan à Paris au Salon et dans les galeries des grands marchands parisiens qu’il connaît bien. Il meurt la même année, à 33 ans. 

Alors qu’Ivan s’intéressait jusqu’alors aux artistes russes, cette disparition brutale sera à l’origine de sa vocation : il poursuivra la collection initiée par son frère cinq ans auparavant, avec une implication intense auprès des artistes; le portrait de lui par Sérov (Portrait du collectionneur de la peinture russe et française, Ivan Abramovitch Morozov, 1910) le manifeste explicitement : Morozov semble absorbé par la nature morte de Matisse, Fruits et Bronze (1910) sur le fond duquel il est représenté. 

« L’odeur toute bleue des pins » Cézanne

Ivan a un choc esthétique et émotionnel au Salon d’Automne de 1907 en découvrant Cézanne. Il deviendra Le collectionneur russe de Cézanne acquérant 18 toiles offrant un condensé de toutes les manières de l’artiste dont une étonnante copie très agrandie et peinte dans sa manière « couillarde »** d’une gravure de La Mode Illustrée. Entre 1904 et 1914, il fera l’acquisition de 240 œuvres d’art français.

Les collections Chtchoukine et Morozov sont complémentaires, beaucoup de Picasso et de Matisse chez l’un, plus de Cézanne, des sculptures (entre autres Rodin, Camille Claudel) chez l’autre. Les deux hommes sont amis, parfois un peu rivaux. Sergueï Chtchoukine trouve Ivan trop prudent, pourtant c’est tout de même Ivan qui fait entrer le premier Picasso sur le sol russe, l’extraordinaire tableau des Deux Saltimbanques (1901) acheté à Vollard en 1908. Sergueï ne s’intéresse pas du tout aux Nabis que Morozov chérit particulièrement, pour preuve il commande à Maurice Denis et à Bonnard des œuvres pour décorer son hôtel particulier. Moins radicale -bien qu’également critiquée à l’époque- la collection Morozov a une tonalité plus intimiste.

Partis en Russie dans l’indifférence voire le mépris, ses chefs-d’œuvre reviennent aujourd’hui en grande pompe déplacer une foule émerveillée !

Les vieux-croyants* sont des dissidents de l’Eglise orthodoxe, persécutés depuis la fin du XVIIe siècle et au moins jusqu’en 1905

« couillarde »** La manière couillarde de Cézanne, telle qu’il la dénommait lui-même, est sa première période (1860-70) influencée par Delacroix, Courbet et Manet où il peint au couteau des couleurs épaisses et souvent sombres. 

Fondation Louis Vuitton
Entrée de l’exposition – Fondation Louis Vuitton

LA COLLECTION MOROZOV

Icônes de l’art moderne à la Fondation Louis Vuitton 

22 septembre > 22 Février 2022

200 œuvres (peintures, sculptures, pastels et photographies) dont 

67 œuvres conservées au Musée des beaux-arts Pouchkine, Moscou 65 œuvres conservées au Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg 38 œuvres conservées à la Galerie nationale Trétiakov, Moscou 

47 artistes présentés dont 17 artistes russes, et 30 artistes français et européens 

Crédit photo : ©Marie Simon Malet / The Gaze of a Parisienne

2 commentaires

Laisser un commentaire

En savoir plus sur THE GAZE OF A PARISIENNE

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading