Mai, lis ce qu’il te plait

PAR SEVERINE LE GRIX DE LA SALLE

Ryszard Kapuscinski, Le Négus

Ryszard Kapuscinski

Ryszard Kapuscinski, Le Négus – Champs histoire

Illustration : Séverine Le Grix de la Salle

Ce livre réveille des souvenirs, enfant, de cette tête d’aigle et de ce titre époustouflant de Roi de Rois. Mais aussi de cette ritournelle terrible « finis ton assiette, il y a des petits éthiopiens qui meurent de faim » et de ces images d’enfants aux yeux trop grands et aux ventres trop gonflés.  

Grande figure du journalisme polonais mort en 2007, membre du PC, correspondant officiel dans le tiers monde, membre des services secrets, l’Albert Londres de Varsovie a enquêté sur la chute d’Hailé Sélassié et laisse ses anciens courtisans s’exprimer sur l’homme dont ils avaient fait, jusqu’à l’absurde, une divinité :

« Une fois de plus, mon cher ami, notre Vénérable Souverain Tout Puissant fit preuve d’une perspicacité étonnante : sa Magnanime Majesté dépêcha les blindés. »

Impitoyable descriptif des folies de cour, dont l’Audition des Délations, suivie par l’Heure des Nominations, les interprétations toutes puissantes des murmures du souverain par le titulaire du portefeuille de la Plume (l’Empereur ne lisant et n écrivant pas, savait-il seulement lire et écrire ? nul ne le sait)  ou  le portrait désopilant du Porte-Coussinets dont le métier consistait à ajuster l’un de ses 52 coussins sous les pieds du monarque tout petit,  afin que ses jambes de ballotent pas…

A la manière les Lettre Persanes, l’auteur dénonçait aussi intelligemment la farce du régime communiste polonais…Une critique féroce et toujours actuelle sur l’extrême addiction du pouvoir . 

Eric Vuilllard, Une sortie honorable

Eric Vuillard

Eric Vuillard, Une sortie honorable – Actes Sud

Illustration : Séverine Le Grix de la Salle

Formidable petit condensé des petites lâchetés et des grands intérêts face au conflit, intemporel. Ce roman attaque la déliquescence française en Indochine par une description inouïe des députés de la IV République, ces grands personnages aussi truculents que pathétiques, incroyablement respectés dans le conservatisme de l’époque. Face à ces forteresses imbues d’elles-mêmes, Mendès-France,  visionnaire et courageux, est bien frêle, sa voix ne porte pas…encore.  Puis nous plongeons au cœur de l’armée française, dirigée par des aristocrates timbrés,  pour suivre pas à pas la chronique d’une débâcle annoncée. Scène d’anthologie lorsque J.F Dulles, Secrétaire d’Etat américain propose à Bidault  deux bombes atomiques a pour sauver Diên Biên Phu.

« toute cette concentration prodigieuse de pouvoirs qu’on appelle « une société », cette absence congénitale de scrupules qui devraient provoquer l’effroi (…) ce ne sont pas des personnes qu’on voit mais des postes, ce ne sont pas des intentions, des talents, du savoir que l’on voit, c’est la structure du monde. Et il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, toute la masse d’intérêts, de fils les reliant les uns aux autres (…), un formidable amas de titres de propriétés et de nombre, comme on raconte que, juste avant de mourir emporté par un ouragan (…) l’on verrait, le visage criblé de pluie, les yeux mordus par le vent, l’œil du cyclone .» Eric Vuillard – Une sortie honorable -Acte Sud.

Très drôle. Très vrai. Et ça fait très peur. A lire d’urgence. Pour ne pas recommencer…

MARGUERITE DURAS, Le Vice-consul 

Marguerite Duras

Marguerite Duras, Le vice-consul – Gallimard

Illustration : Séverine Le Grix de la Salle

« L’odeur de Calcutta la nuit est celle de la vase et du safran ». Dans l’univers moisi des diplomates européens, le Vice-consul exfiltré de Lahore à la suite d’incidents pénibles, attend sa future nomination. Et c’est tout. Et cela suffit pour écrire un livre fascinant. Qui, comme Marguerite Duras, pour faire de mots, de phrases en suspens, de dialogues banals et terribles, un univers total, peuplé d’odeurs, de misère, de personnages malsains, de splendeurs décaties, de vibrations toujours moites et viciés ? Les hommes y sont faibles, les femmes puissantes. On aime y aimer la petite mendiante, qui traverse l’Asie et ce livre, pour mourir sans mémoire au pied des lauriers roses. On aime y retrouver la sublime et dangereuse Anne Marie Stretter, qui avait rendu folle de chagrin la délicieuse Lol V.Stein dans un ouvrage précèdent ( « le ravissement de Lol V.Stein) et qui inspire un échange désespéré :  « Vous avez de la chance, dit-il,  faire pleurer cette femme – Comment ? – J’ai entendu dire ça … son ciel, ce sont les larmes. » 

Que faire quand on a fini un livre de Marguerite Duras ? Relire Marguerite Duras.

Gabriel GARCIA MARQUEZ, Récit d’un naufragé

Gabriel Garcia Marquez

Gabriel Garcia Marquez, Récit d’un naufrage – Les Cahiers Rouges / Grasset

Illustration : Séverine Le Grix de la Salle

Avant d’être l’écrivain du réalisme magique, Garcia Marquez a été journaliste, notamment au journal l’Espactador en pleine dictature militaire. Ce « Récit d’un Naufragé « qui resta dix jours à la dérive sur un radeau sans manger ni boire, fut proclamé héros national de la patrie, embrassé par les reines de beauté et enrichi par la publicité, puis exécré par le gouvernement et oublié à tout jamais » est la révélation d’une supercherie, dénonçant un énorme scandale dans lequel étaient impliqués d’importantes personnalités, qui déshonorait la marine et couta la vie à sept hommes. 

Luis Alejandro Velasco parle sous la plume de Garcia Marquez, avec sobriété. Son humilité et son humanité forcent le respect. Et l’on dérive avec lui,  partageant ses rendez-vous avec la nuit, la distorsion du temps, les visites des requins à heure fixe, la vision des mains de ses camarades disparaissant dans le bleu, l’analyse de mouettes, l’approche de la mort, le grand vide, le grand rien. 

Le réalisme est parfois magique, avant même de devenir un genre littéraire.

MBOUGAR SARR Mohamed, La plus secrète mémoire des hommes – Prix Goncourt 2021

Mohamed Mbougar Sarr

Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes – Ed Philippe Rey

Illustration : Séverine Le Grix de la Salle

C’est un livre qui se déplie jusqu’à prendre toute la place. Il faut le commencer, passer quelques moment bien calibrés, rassurants sur le pedigree et les références de l’auteur. Puis, on plonge dans de la beauté pure. Le livre s’envole,  prend toute son ampleur, s’absout du temps, invente sa construction narrative, son emploi de la chronologie. On en parle comme d’un livre à tiroir sur ce qu’est la littérature, mais il tient aussi de l’enquête policière et du précis politique, du mode d’emploi vaudou et de l’introspection  amoureuse, il est inclassable, irracontable  et haletant. 

Le fil rouge est simple : un jeune auteur se lance à la recherche d’un écrivain disparu, T.C.Elimane, lui aussi sénégalais, ayant écrit un chef d’œuvre dans les années 30. Ce fantôme est parfois émouvant, immensément séduisant, impressionnant l’auteur et les lecteurs de son silence et de ses visions, parfois glacial et terrifiant. Et quelles pages, quelle langue! A l’image d’une phrase d’un des personnages : « Je te dis qu’il vaut mieux de pas écrire si tu n’as pas au moins l’ambition de faire trembler l’âme d’une personne « . Il fait partie de ces livres dont on ralentit la lecture vers la fin, parce qu’au fond de soi, on sait qu’il laissera une trace et qu’il faut jouir de chaque mot, avant de conclure qu’« Il ne restait et ne resterait jamais que la littérature ; l’indécente littérature, comme réponse, comme problème, comme foi, comme honte, comme orgueil, comme vie. »

Un livre monde, un livre puissant, un livre hommage à l’amour des livres.

Un commentaire

  • Florence Briat-Soulié

    Du même Ryszard Kapuściński il faut lire « Another Day of Life » qui est son premier récit de correspondant de guerre sur le conflit en Angola au moment de l’indépendance, entre le MPLA et l’UNITA de Jonas Savimbi et l’intervention étrangère (Afrique du Sud et Cuba), sur fond de guerre froide. Un dessin animé fabuleux en a été tiré (2018) qui a constitué l’évènement du festival de Cannes (trailer sur Youtube)

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