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Château d’Oiron, le Grand Bazar

Château d’Oiron

Je ne connaissais le château d’Oiron que de nom et le découvrir en vrai enfin est un immense plaisir. Accueillie par Jean-Luc Meslet, administrateur des lieux et Jean-Hubert Martin, commissaire de cette exposition qui n’a pas volé son nom, le Grand Bazar, est construite à partir des oeuvres de la collection d’Antoine de Galbert. L’intitulé même de l’exposition, qui est plus un itinéraire et une déambulation qu’une exposition avec cimaises, évoque bien sûr ces magasins capharnaüms, Bazar de l’Hôtel de Ville ou Bazar de la Charité, vaste foire-fouille où l’on n’est jamais à l’abri d’une surprise. Il y a aussi le « Coucou Bazar », ensemble de praticables créés par Dubuffet pour l’Hourloupe en 1973.

A gauche : Jean-Luc Meslet, directeur du Château d’OIron et à droite Jean-Hubert Martin, commissaire de l’exposition, grande conversation avec les oeuvres de Théo Mercier « le solitaire » 2010 coll Antoine de Galbert et Gilles Barbier « La petite danseuse » 2013 coll Antoine de Galbert

Je vous ai prévenu : nous sommes loin des canons de l’exposition classique et Jean-Hubert Martin innove, une nouvelle fois, dans l’art de la mise en scène et de la déambulation artistique. Ne vous attendez pas non plus à une présentation canonique des disciplines et des modes d’expression. Il est fascinant de mesurer à quel point aujourd’hui la création enjambe les catégories, dans un joyeux maëlstrom des médiums, arts plastiques, art vidéo, musique et sons, photographie et il faut disposer de tout l’espace du château d’Oiron, de ses dimensions majestueuses, qui se prêtent au jeu du Grand Bazar, dans un dialogue des formes stimulant.

Château d’OIron – Sur les murs on aperçoit la frise de Georg Etll, « les chevaux d’Oiron » 1992-1993.

« Hic Terminus Haeret »

« ici est un défenseur de la culture et de ses chefs-d’œuvre »

Thomas Shannon , « Decentre-Acentre » – coll. du CNAP, salle des lévitations

Trente ans plus tôt, en 1991, Jean-Hubert Martin est nommé directeur du Château d’Oiron, inspiré par la devise à double sens de l’ancien propriétaire Claude Gouffier, humaniste et amateur d’art « Hic Terminus Haeret », pouvant signifier la fin ou « ici est un défenseur de la culture et de ses chefs-d’œuvre ». Le château est alors vide, quasiment sans meubles, et propriété de l’Etat (Monuments nationaux) qui l’a acquis par voie d’expropriation en 1941, dans un état quasi ruiné.

Bâti au quinzième siècle, agrandi au seizième, reconstruit au dix-septième, le château est propriété des Gouffier, dont l’un, Claude Gouffier (1501-1570), grand écuyer du roi François Ier, s’était adressé à un peintre français, Noël Jallier, par ailleurs inconnu, pour décorer la galerie qu’il avait fait construire dans l’aile. Cette aile constitue une vraie merveille, dont on s’étonne qu’elle soit aussi peu célèbre alors qu’elle représente une exceptionnelle décoration du seizième, qui subsiste, comme pour l’ensemble architectural du dix-septième.

La grande galerie, scènes illustrant l’histoire de Troie et l’Enéide de Virgile – XVIe siècle. 55 mêtres (une des plus grandes de France)

C’est dans ce contexte que cet écrin est mis à disposition de Jean-Hubert Martin pour valoriser le lieu. Il fait appel à des artistes qui s’en emparent. Ce fut une première en France qu’un Château historique (CMN), ayant appartenu à la famille Gouffier aux XVIe et XVIIe siècle, puis à la maîtresse de Louis XIV, Madame de Montespan, s’associe à la création contemporaine, une révolution ! Aujourd’hui ce geste s’est répandu dans l’univers patrimonial mais, au début des années 1990, associer création contemporaine et monuments nationaux est un acte pionnier, sinon transgressif. C’est tout l’enjeu de la transformation artistique du château d’Oiron que d’organiser le dialogue entre le passé et le contemporain, entre les formes architecturales du site et les expressions contemporaines, car les correspondances sont à la fois stimulantes et cohérentes. Jean-Hubert crée ainsi une connivence ente l’art du passé et l’art contemporain. Il s’inscrit volontairement dans l’histoire et l’esprit du lieu, et son projet prend appui sur le legs de Claude Gouffier, le représentant de la dynastie, qui avait créé un cabinet de curiosités dans le style des gentilshommes éclairés de la Renaissance du XVIème siècle. Le même Claude Gouffier, grand écuyer de François Ier, possédait dans sa collection, le fameux portait de Jean Ier le Bon, premier portrait connu d’un roi de France, aujourd’hui dans le département des Peintures du musée du Louvre : vous connaissez cette oeuvre tant elle a servi d’iconographie pour l’article du dictionnaire Larousse consacrée à ce roi, battu et capturé non loin d’Oiron, à la bataille de Poitiers (1356). Jean-Hubert Martin inscrit ainsi ses pas dans ceux de ce généreux mécène et collectionneur, qui a rayonné sur le château d’Oiron, qui a reçu Catherine de Médicis et son fils, le roi Charles IX, avant que la ruine ne frappe le château pillé par les Huguenots en 1570, lors de la troisième guerre de Religion.

1993, Curios & Mirabilia

1993 sera ainsi l’année de cette exposition en mémoire de Claude Gouffier, Curios & Mirabilia, une mise en abîme des oeuvres existantes avec celles des artistes. contemporains, elle fera date dans l’histoire de l’art.

Depuis ce jour, les oeuvres acquises commandées pour le château sont restées sur place ainsi que certaines pièces rajoutées en dépôt par le CNAP (centre national des arts plastiques). C’est à partir de l’idée du cabinet de curiosités que Jean-Hubert Martin a constitué cette collection. Il est donc extrêmement stimulant pour le visiteur de parcourir cette collection, constituée dans l’esprit d’un véritable amateur éclairé, et dont la cohérence apparaît au fil du parcours. La construction de la collection du château s’inscrit à la fois dans le temps, avec le souci de la durée et de la permanence, mais aussi dans une forte identité. Alors qu’une institution muséale se doit, par sa mission de service public, de représenter la diversité de l’art, Jean-Hubert Martin s’inscrit dans un parcours quasi analogue à celui d’un collectionneur, tout en s’inscrivant dans la filiation du cabinet de curiosités constitué par Claude Gouffier, à l’apogée de sa famille. C’est l’originalité et la force d’une collection comme celle du château d’Oiron, unique dans son genre.

Céleste Boursier Mougenot, « From here to ear » 2009.

Artificialas / Naturalias

Jean-Hubert Martin :

« Il ne s’agissait pas de prendre le top des artistes en vogue dans les années 90, mais plutôt de cibler très précisément un certain nombre de thématiques de topiques qui font la particularité des cabinets de curiosité aux XVIe et XVIIe siècles. Il faut savoir que les cabinets de curiosité étaient la manière dont les collectionneurs opéraient. A partir du moment où on collectionnait des objets, on collectionnait ce qu’on appelait à l’époque les artificialas c’est à dire ce qu’on appelle aujourd’hui des oeuvres d’art (faites par l’homme) et des naturalias. Il n’y avait pratiquement pas de collections qui ne comprenaient que de la peinture ou de la sculpture.

Le théâtre du Monde

Jean-Hubert Martin :

On peut supposer qu’il y avait à Oiron un cabinet de curiosité, je suis donc parti sur l’idée que c’était une sorte de théâtre du monde et de refaire quelque chose d’équivalent avec des oeuvres produites par des artistes d’aujourd’hui donnant leur interprétation de ce qu’est le monde actuel. Il y avait cette rencontre entre ce que font les artistes aujourd’hui et le passé. J’ai fait appel à l’artiste Felice Varini qui fait des anamorphoses grandeur nature dans l’espace, il ne savait pas du tout que les anamorphoses étaient quelque chose de privilégié pour les amateurs des XVIe et XVIIe siècles. J’ai cherché pour toutes les commandes à faire en sorte qu’à chaque fois cela corresponde à l’époque postérieure et que cela s’intègre le mieux possible dans le château à son décor et à son histoire. Cela été le fil rouge de la sélection des artistes. Certains sont très connus et d’autres beaucoup moins. Je connaissais les chevaux de Georg Etll que je trouvais extraordinaires alors que c’est un artiste plutôt dans l’art minimal et c’était formidable de faire appel à lui pour remettre des chevaux sur ces enduits datant du gothique tardif.
Felice Varini, « Carré au sol aux 4 ellipses, bleu nº1 » Le couloir des illusions, 1993.

Antoine de Galbert / La Maison Rouge à Paris

Antoine de Galbert a mené pendant 17 ans la Maison Rouge où étaient montrées des expositions singulières, jamais vues dans les institutions avec un langage très particulier. Après ses touts débuts à Grenoble en tant que galeriste, qui se sont avérés difficiles mais lui ont fait comprendre les artistes, le milieu de l’art en général, Antoine de Galbert a constitué une collection de plus d’un millier d’oeuvres.

Jean-Hubert Martin :

« C’est quelqu’un qui achète des oeuvres et non pas des noms d’artistes »

Jean-Hubert Martin a fait le choix de deux types d’oeuvres dans cette collection d’Antoine de Galbert, celles qui dialoguent avec les salles du château et les oeuvres de la collection permanente avec des correspondances évidentes. Dans une autre partie du lieu, dans des salles vides réservées aux expositions temporaires, des oeuvres de la collection sont présentées avec cependant toujours une thématique qui apparaît au visiteur.

Jean-Hubert Martin

« Dans une exposition c’est le visuel et la sensibilité qui comptent avant tout »

Galerie de portraits des écoliers d’Oiron

Christian Boltanski, « Les écoliers d’Oiron », 1993-2000.

Les salles rebaptisées en 1993, s’appellent Salon du soleil ; salon des émigrés, salon de Mme W, le couloir des illusions… chaque porte qui s’ouvre découvre une surprise à laquelle on ne s’attend pas du tout et cela commence fort avec les oiseaux rockeurs de Céleste Boursier Mougenot, From here to ear, 2009. Ce concert est addictif !

Rendez-vous ensuite dans le vestibule où sont accrochés les portraits des écoliers d’Oiron réalisés par l’artiste Christian Boltanski, comme un clin d’oeil aux galeries de portraits d’ancêtres. L’artiste s’est substitué quatre ans de suite, au photographe appelé tous les ans pour l’habituelle photo de classe, les enfants d’Oiron ont été photographiés un à un, chaque famille pouvait acheter le portrait de son enfant, l’autre tirage se trouvant sur les murs de cette pièce. Cette commande illustre ainsi l’approche de Jean-Hubert Martin : la réinterprétation contemporaine des formes du passé, qui constituent, pour leur époque, l’expression même du contemporain. Il y a bien sûr une forme de détournement ironique consistant à décorer les panneaux des salles par les visages ou les silhouettes des habitants, à la place des portraits classiques de famille. L’artiste a opéré un renversement démocratique, conforme à la situation juridique du château, aujourd’hui propriété de l’Etat, donc de la collectivité nationale. Beaucoup d’oeuvres qui se trouvent à Oiron ont été faites avec la collaboration de ses habitants, je pense à la salle à manger où sont accrochées toutes les assiettes de Raoul Marek, La salle à manger, 1993, depuis, la coutume est que tous les habitants, chaque année se retrouvent sur place pour un banquet et utilisent leur assiette à décor de leur profil.

Raoul Marek. « La Salle à manger », 1993 coll. CNAP.

Anticonformiste, une horde d’animaux fantastiques se côtoient, refont l’histoire, bousculent les codes, dans ce décor familier, transformé en incubateur de la scène artistique. Les trophées de la salle d’armes sont des Corps en morceaux, 1992 de Daniel Spoerri.

Henri Ughetto, « Mannequins imputrescibles, 1984-2002

Dans ce château les monstres sont une espèce préservée, une salle leur est dédiée le Solitaire de Théo Mercier, n’est plus seul et retrouve La petite danseuse de Gilles Barbier, les deux sculptures appartiennent à la collection d’Antoine de Galbert. Plus loin on peut voir les Autruies, 1992 de Jackie Kayser, les mannequins deviennent imputrescibles… et bien d’autres représentations aux canons de beauté inhabituels se trouvent dispersées dans les lieux. La différence devient belle. Le visiteur pense à la référence du beau film de Tod Browning, Freaks (1932), où les monstres sont les humains et les nains et autres êtres difformes, sont, à l’inverse, nimbés dans leur humanité morale : juste renversement de l’ordre du monde, qui s’inscrit tout à fait dans l’esprit du château d’Oiron.

Jackie Kayser, « Les Autruies », 1992

Selon l’inspiration des artistes qui semblent se projeter dans le temps en s’adaptant au lieu, ne laissant jamais indifférent, les installations, sculptures, peintures s’enchaînent.

Braco Dimitrijevic « Triptychos post historicus ou la dernière bataille de Paolo Uccello » 1992

Je suis frappée par ce sentiment de me perdre dans le temps, je pense à la révolution, salle des Jacqueries, revisitée par Braco Dimitrijevic, Triptychos post historicus ou la dernière bataille d’Ucello, fourches paysannes et portraits d’ancêtres s’affrontent avec des boulets de canon en noix de coco. D’ailleurs les fourches plantées dans le mur me font irrésistiblement penser à la Fourche, sculpture en fer et en bronze de Miro, en son labyrinthe de la fondation Maeght, qui reprend le symbole du poing levé du paysan en révolte lors de la guerre d’Espagne. Je retrouve ici le travail sur la mémoire de Anne et Patrick Poirier, avec Memoria Mundi, 1995 dans la salle des faïences. Dans une autre salle, un reliquaire du XVIIIe siècle et l’Ostensoir au coeur de pêche, 1979 de Philippe Dereux qui a servi pour une mise en scène de Bob Wilson, révèlent l’esprit des lieux.

Lothar Baumgarten, « Les animaux de la pleine lune, une cosmographie de la Touraine » , oeuvre en 111 éléments. 1987.

Rabelais, voisin d’Oiron

Parmi les oeuvres, il y en a une conçue directement sur les murs d’une pièce par Lothar Baumgarten : des mots, des bribes de phrases, tirées de Rabelais, qui, sur des papiers de couleurs, se répondent. L’écrivain, star de l’époque, habitait tout près d’Oiron. La démarche artistique est typique de la création à Oiron : comme pour Claude Rutault, il s’agit de confier à des artistes la décoration de salles aux murs nus, en prenant tout le temps qu’il faudra pour que leur intervention coule de source, qu’elle vienne sans contrainte, sans les termes parfois glacés de commande publique.

A gauche :Charles Ross, « Brûlures solaires », 1987. Coll. CNAP. Salon du Soleil.
A droite : Frank Elmore Ross, « Atlas of the Northern Milky Way », 1994. Coll. Antoine de Galbert
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Salon du Soleil.

Salon du Soleil, Ross & Ross

Art et sciences se rencontrent salon du Soleil, une année de 365 brulures réalisées en Arizona à partir d’une loupe posée sur planche peinte en blanc, il s’agit de l’oeuvre de Charles Ross, artiste très intéressé par l’astronomie, mises bout à bout ces marques forment une double spirale en trois dimensions. Son résultat a été partagé avec des scientifiques. Le hasard a fait que dans la collection d’Antoine de Galbert se trouvait un ouvrage de photographies des constellations d’un autre Ross, Frank Elmore Atlas of the Northern Milky Way, 1934. Le dialogue est parfait !

Enchantement

Poésie, nature se regardent dans cette Petite sirène, 1990 de Rebecca Horn, qui orne, tel une rosace gothique, les plafonds. Le spectateur ressent ici la force d’une création primitive, animiste, telle une parure majestueuse d’un chef Yanomani. L’oeuvre installe ce ressenti de légèreté, du plus léger que l’air, dans une bâtisse imposante, qui donne au visiteur la même impression d’aérien qu’avec la visite des premiers aéroplanes du musée de l’Air et de l’Espace au Bourget.

Rebecca Horn « La petite sirène » 1990 – coll Antoine de Galbert

Monochrome face à l’histoire

La chambre du roi, prouvant la fidélité du seigneur à son roi, riche de dorures comme il se doit, les murs sont nus car à l’époque des tapisseries les recouvraient. Claude Rutault, s’en est emparé et a peint un mur monochrome avec formes géométriques qui pourraient nous faire croire à des marques du temps laissées par des toiles.

Claude Rutault, « Salle des plates peintures », 1992, coll.CNAP – Chambre du Roi.

Dans la tour, se trouvent des installations, salle de la Belle au bois dormant, place à celle de Marina Abramovic, puis salle des lévitations, Thomas Shannon rend hommage à la terre et au cosmos Decentre-Acentre une sculpture en lévitation.

Et ainsi de suite, pour chaque salle, toujours une histoire de l’art entrecoupée d’anecdotes que j’écoute me conter Jean-Hubert Martin. Trente ans sont passées depuis Curios & Mirabilia, et pas une ride, les oeuvres contemporaines d’aujourd’hui de la collection d’Antoine de Galbert s’accordent parfaitement avec leurs ainées. Ce château est une merveille et une des plus belles expositions vue cet été 2021, à découvrir absolument.

La chambre du Roi à Oiron

INFORMATIONS :

Choix de Jean-Hubert Martin dans la collection d’Antoine de Galbert – Le grand Bazar.

Château d’Oiron

10-12 rue du château, Oiron, 79100 Plaine-et-Vallées

27 juin – 3 octobre 2021

Catalogue de l’exposition.

Préface de Philippe Bélaval et textes d’Antoine de Galbert et Jean-Hubert Martin

Editions Empire


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