Par MARIE SIMON MALET
« Deauville me va comme un gant » disait Kees Van Dongen avec sa malicieuse pointe d’accent. Les Franciscaines, nouveau lieu culturel de Deauville inauguré il y un an, célèbre le peintre Van Dongen dans une exposition pétillante et réjouissante à l’image des Années folles de la station balnéaire et du Tout-Paris à la mode qui y prend ses quartiers d’été, fraîchement débarqué du train Tango comme on le nomme alors.
Van Dongen et Deauville
Ces deux là étaient faits pour s’entendre: l’artiste y retrouve la lumière de sa Hollande natale et la vie mondaine parisienne; Deauville en fait son peintre chéri.
Van Dongen se rend dans la station balnéaire, créée sous le Second Empire, avant le premier conflit mondial. A partir de 1919, tous les étés, une chambre lui est réservée au Normandy à l’instigation d’Eugène Cornuché, le patron de Maxim’s qui a crée en 1912 le Nouveau Casino et l’hôtel Le Normandy. Son successeur, François André, accueillera l’artiste de la même façon jusqu’en 1963.
Photo: Marie Simon Malet
À Deauville, Van Dongen dessine, croque à l’aquarelle les baigneuses et les élégantes aux courses, peint les bains de mer comme autrefois Boudin, portraiture ses contemporains -les femmes surtout qu’il adore- préside les jurys d’élégance et de beauté, fait la fête comme à Paris, danse avec des « ensorceleuses » selon son mot, orchestre le fameux Gala Blanc de 1932, un bal où se presse plus d’un millier de convives habillés de blanc. En un mot, Van Dongen devient une icône de la Côte normande.
Il faut bien l’avouer : il a une allure folle. Il est bel homme. Sur les Planches, il ne passe pas inaperçu, sa longue silhouette en complet-veston ou drapée dans un peignoir de bain, barbe impeccablement taillée, pipe au bec et bonnet… So chic!
La ville le fera citoyen d’honneur en 1955 et lui demandera en 1961, de réaliser l’affiche de son centenaire, inspirée de son tableau du Bar du Soleil. Il était naturel qu’elle lui consacre sa première exposition monographique, Van Dongen , Deauville me va comme un gant, faisant suite à l’exposition Vous êtes un arbre (cf article The Gaze du 23 mars 2022), du printemps dernier.
Photo: Thegazeofaparisienne
Le Tout-Paris prend ses quartiers d’été à Deauville, fraîchement débarqué du train Tango, comme on le nomme alors.
L’exposition illustre les liens féconds qui se tissent entre un peintre et un lieu, une adoption mutuelle; la naissance d’un style.
À Deauville, la vie parisienne prend des couleurs. Le Tout-Paris s’y montre, « tangue sans vergogne » comme l’écrit le caricaturiste Sem dans un article de 1912 illustré, les Possédées aux prises avec la tangomanie de l’époque. Les femmes paradent sur les Planches en costumes de bain courts et collants, certains totalement fantaisistes, montrent leurs jambes nues (une première dans l’histoire!) et arborent des coupes de cheveux courts. L’élite huppée s’encanaille et s’amuse. Une liberté et une frénésie nouvelles révolutionnent les mœurs et la mode féminine.
Fils d’ouvrier, arrivé à Paris le 14 juillet 1897, sans un sous en poche, « pour fich’ le camp de la Hollande et voir un peu du Monde », le jeune Kees a dansé toute la nuit pour ne pas coucher sous les ponts. Il avait pris un « train de plaisir » pour fêter la fête nationale française. Il y resta, scellant son destin de noceur et de peintre français d’adoption. Il fait ses débuts dans une grande pauvreté, rencontre des peintres dont le jeune Picasso qui vit, comme lui, au Bateau-Lavoir. Remarqué au Salon d’Automne de 1905, il est affilié au Fauvisme. Il est repéré par des négociants havrais, collectionneurs et fondateurs du Cercle de l’Art moderne, les galeries Druet, Berthe-Weill, Kahnweiler. Il signe un contrat avec la galerie Bernheim-Jeune.
En 1913, à son arrivée à Deauville, la sulfureuse et excentrique marquise vénitienne, Luisa Casati, avec laquelle il entretient une relation amoureuse, l’introduit dans la haute société. Il côtoie des femmes du monde et du demi-monde, des stars et des célébrités, pêle-mêle, Suzy Solidor, Mistinguett, Lucien et Sacha Guitry, l’Aga khan, Sem, Max Jacob, Colette, Lartigue, Nicole Groult. Il tombe amoureux de Léa Jacob, dite Jasmy, collaboratrice et amie d’une couturière célèbre et injustement oubliée aujourd’hui, Jenny Sacerdote. Le sublime portrait Madame Jenny S (1920), en robe de satin ocre jaune – don de Mme Jenny Bernard en 1947 au Centre Pompidou,au cœur de l’exposition est, avec Tango ou le tango de l’Archange (1913-1935, Collection Nouveau Musée National de Monaco), un véritable bijou.
L’archange en chaussures de femme
Van Dongen a un succès fou. Il a le génie de la mode et de la ligne. On lui commande des portraits qui restent parfois sur les murs de son atelier. Dans sa production deauvillaise, il déploie son talent de portraitiste mondain, son esprit frondeur et ses talents de danseur. La danse qu’il pratique à merveille est indissociable de son art. Dans son chef-d’œuvre, Le tango de l’Archange, il invente un corps à corps moderne d’une sensualité extrême qui célèbre la transformation du corps féminin et la libération sexuelle féminine des années vingt. Il crée également l’archétype de La Garçonne, non seulement en illustrant en 1926 le roman éponyme de Victor Marguerite, mais en définissant plus de dix ans auparavant l’image d’une beauté affranchie, mince, jambes fuselées, maquillée de couleurs fauves et coiffée d’une frange : une toile qu’il a conservé toute sa vie, intitulée Mlle Miroir,Mlle Collier et Mlle Sopha, ou 3 femmes sur fond rouge, (1913-1914) en témoigne. De belles muses, nues avec des souliers bicolores à talons Louis XV pour lesquels il développe une véritable obsession, en chemise, combinaison ou robe du soir, des bagues faites d’une grosse perle ronde, plein de bracelets, les yeux cernés de khôl et la bouche rouge baiser.
L’exposition montre une soixantaine de toiles mais aussi une quarantaine d’œuvres sur papier dont les aquarelles reproduites en lithographie illustrant le délicieux livre Deauville réalisé à quatre mains avec le couturier Poiret. L’artiste et le créateur de mode se rencontrent en 1910, ce sont des fêtards impénitents (du Boeuf sur le toit, aux folles soirées de Montparnasse ou des villes de villégiature). De Paris à Deauville, les deux hommes, vont promouvoir une souplesse et une liberté de l’allure, une fantaisie joyeuse qui marqueront durablement la mode féminine, Poiret présentant sescollections pendant la saison estivale et Van Dongen parant la peau des Parisiennes de ses peintures.
Commissaire de l’exposition: Jean-Michel Bouhours, historien de l’art, ancien conservateur du Centre Pompidou et directeur du Nouveau Musée national de Monaco.
Marie Simon-Malet
Kees Van Dongen , Deauville me va comme un gant
du 2 Juillet 2022 au 25 Septembre 2022
Les Franciscaines, 14800 Deauville .