PAR THIERRY GRILLET
L’artiste Pierre Elie de Pibrac n’est pas seulement aristocrate de nom. Il est un de ces nobles inspirés, capables de s’engager dans des causes improbables. Financier talentueux, il a tout plaqué pour vivre, en quelque sorte, dans une nouvelle chevalerie – celle des photographes aventuriers, à la fibre d’explorateur.
Courtesy the artist and Anne-Laure Buffard Inc. © Wonwoo Kim
Car la photographie est pour lui bien plus qu’un art de voir, une démarche qui engage entièrement sa vie.
Lorsqu’il décide de mener un travail sur des groupes de populations singuliers, d’abord à Cuba, puis au Japon (avant prochainement de s’attaquer à Israël), il part avec femme et enfants, en immersion totale pour une année entière et tout le monde apprend la langue – espagnol, japonais et bientôt hébreu ! A Cuba, premier volet de ce travail trinitaire, dont on a pu voir le résultat durant les Photo-days à la galerie Anne-Laure Buffard (17 rue Chapon), il entend pénétrer un groupe particulier, celui des ouvriers de la canne à sucre qui vivent à l’écart, dans des villages très éloignés, à plusieurs heures parfois de marche, de tous les circuits touristiques. Ces populations, issues de l’industrie sucrière, profondément en crise depuis des décennies, ont été abandonnées par le régime, parce que, après avoir été les fers de lance de la Révolution, ils sont devenus le symbole de la défaite économique du régime castriste. Malédiction paradoxale d’un groupe d’hommes autrefois élus, ces hommes rendus invisibles par le régime ne pouvaient qu’attirer le regard de l’artiste.
Pierre Elie de Pibrac ne prend pas beaucoup de photos, quelques dizaines tout au plus, en une année. C’est qu’il faut vivre avec les populations. Gagner leur confiance comme le ferait un ethnologue. Ces images ne relèvent pas du reportage. Dans les images de Pierre Elie de Pibrac, c’est aussi du temps qui passe, comme dans les portraits, tirés en grand format. Les fonds de couleur donnent une fausse impression de « pop ». Mais loin d’être un effet esthétique, la couleur, explique Pierre Elie, signale la proximité de l’anniversaire de la Révolution période durant laquelle les résidents repeignent les murs de la maison.
Le modèle ne pose pas sans agir. Il décide de la situation, des vêtements, de la distance : chaque sujet se met lui-même en scène et le photographe ajuste. Pour ces hommes et ces femmes qui ne peuvent s’exprimer librement, beaucoup doit passer par l’image. D’une façon presque médiumnique. L’artiste leur demande ainsi, à eux qui ont grandi dans un climat de propagande, de penser à une des phrases de Fidel. Ainsi est-ce une tête muette que capte l’objectif, mais pleine de mots, qui apparaissent, presqu’imperceptibles, comme une subtile trame dans la couleur du fond.
C’est toute la finesse de cet artiste qui déconstruit, avec élégance, le silence d’un peuple…
Thierry Grillet
« Le corpus photographique intitulé Desmemoria a quelque chose d’un nocturne. Si le terme désigne le genre musical né à l’époque du romantisme, puis adapté à la peinture par Whistler, il peut aussi servir l’art du photographe, qui est pourtant celui de la lumière. En photographie, un nocturne se construit par les ombres nées d’une source légèrement voilée. Une grisaille – ce beau terme qui désigne l’art des camaieux de gris -, qui donne le sentiment que le temps a pris possession du réel. Les hommes et les femmes, les enfants, les lieux et les situations apparaissent alors dans un climat particulier. En diminuant progressivement l’intensité de la lumière, c’est le monde des dégradés qui se donne à voir. Et, si soudain le photographe nous plonge en plein jour et choisit la couleur – comme avec Guajiros – ce sont alors les regards des hommes et des femmes en plans rapprochés qui se chargent de nous rappeler que toute illusion s’est évanouie dans le filigrane de la propagande de Fidel Castro […]Par un choix esthétique audacieux qui rend hommage aux photographes de la modernité documentaire, Pierre-Elie de Pibrac confère aux personnages l’acre aura des déclassés ».
Michel Poivert, historien de la photographie
Pierre-Elie de Pibrac (né en 1983)
Desmemoria constitue le premier volet d’une trilogie documentaire Cuba – Japon- Israël
Ce projet a été présenté dans la Galerie Anne-Laure Buffard Inc. au mois de novembre dans le cadre de Photodays.
Sa série Hakanai Sonzai (« je me sens moi-même une créature éphémère ») réalisée à l’occasion d’un séjour de huit mois au Japon fera l’objet d’une exposition personnelle au Musée Guimet en octobre 2023.
Nommé Emerging European Talent par le Fotomuseum Winterthur en 2019 et ayant été lauréat en 2021 du Taylor Wessing Prize de la National Portrait Gallery, Pierre-Elie de Pibrac a bénéficié d’expositions dans de nombreuses institutions en France et à l’étranger dont au Fotomuseum de Winterthur, au Channel NeXus Hall de Tokyo, aux Rencontres d’Arles, à Kyotographie, à La Casa Victor Hugo de la Havane, au Musée du Nouveau Monde de la Rochelle. Sa série Hakanai Sonzai (« je me sens moi-même une créature éphémère ») réalisée à l’occasion d’un séjour de huit mois au Japon fera l’objet d’une exposition personnelle au Musée Guimet en octobre 2023.
Ses oeuvres figurent dans de nombreuses collections publiques et privées dont celles du Musée de l’Elysée de Lausanne, de la National Portrait Gallery de Londres, de la BNF à Paris, du Ministère des Affaires étrangères, de l’Alliance Française de La Havane, de l’Institut français de Kyoto, de la Fototeca de Cuba, ou encore de la Fondation Aperture à New York.
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