THE GAZE OF Marie Simon Malet 👁️
Faire danser les couleurs, éparpiller leurs tonalités changeantes selon l’incidence des rayons lumineux, restituer la façon dont la lumière peut les absorber toutes en un blanc aveuglant. Tout au long de sa courte vie -un cancer l’emportera à 54 ans-, Henri-Edmond Cross (1856-1910) regarda le soleil en face, le célébrant par des œuvres irradiant de joie et d’une douce volupté.Les tableaux de Cross éblouissent celui qui les contemple. Le spectateur se sent happé par leurs vibrations colorées. Dans l’arcadie provençale qu’il s’est choisie, tout y palpite, scintille, virevolte : les clapotis sur la mer étale, le sable doré, les immortelles de la garrigue, les pins parasols bleus, les sentiers caillouteux, les rochers orangés…
Extrait d’une lettre de Cross à Angrand, 31 janvier 1906
« (…) que nous sommes heureux ma femme et moi de la surprise causée par ce panier de fleurs et de branches d’eucalyptus ! (…) Vous n’imaginez pas la gaité du tableau dont nous jouissons sur ce ciel pur. Le rose attendri des amandiers, le jaune exalté des mimosas, se marient au cobalt de la mer et au bleu émeraudé (légèrement) du ciel. C’est l’un des plus jolis sourires de dame Nature sur cette lumineuse côte méditerranéenne. »
« l’un des plus jolis sourires de dame Nature »
Henri-Edmond Cross est un peintre néo-impressionniste trop peu connu. Son chef-d’œuvre, la Plage de Baigne-cul, compte pourtant parmi les joyaux du prestigieux Art Institute de Chicago. L’humour méridional, auquel cette plage doit son nom, se garde bien de révéler qu’elle désigne : un coin de paradis et un « Baigne-cul » de la plus haute distinction puisque la plage s’étend au pied du fort de Brégançon, lieu de villégiature officielle du Président de la République française par décret du 5 janvier 1968. Bref, la plus belle plage de l’Hexagone est un secret bien gardé. Les chanceux qui passent leurs vacances sur ces rivages peuvent réparer cet injuste oubli grâce à l’exposition, Henri-Edmond Cross dans la lumière du Var,« Le plus beau pays du monde ». Saint-Tropez sachant reconnaître ses brebis dans le troupeau, le charmant musée de l’Annonciade permet en effet de découvrir -ou redécouvrir- l’artiste né à Douai dans le Nord mais varois d’adoption. Les commissaires, Séverine Berger, Conservateur en chef du patrimoine et Directrice du Musée de l’Annonciade et Marina Ferretti, Directrice scientifique émérite du musée des Impressionnismes de Giverny ont réuni une trentaine de tableaux inspirés des paysages situés entre la rade de Hyères et le Cap-Nègre. Cross les a peints entre 1891, date son installation dans le Var, et sa mort, en 1910.En parallèle, une exposition de ses dessins et aquarelles se tient à la « Villa Théo », résidence de l’ami Théo Van Rysselbherg, au Lavandou.
Trois petits gars en caleçon de bain
Le tableau de la Plage de Baigne-Cul (Chicago, The Art Institute) n’a pas fait le voyage mais, à Saint-Tropez, on peut voir une étude préparatoire à l’huile des trois petits garçons en costume de bain rayé (1891-1892, collection Christophe Karvelis-Senn). Cross s’est fait styliste pour l’occasion car il a alterné maillot rayé de rouge et rayé bleu, donnant ainsi l’illusion d’avoir à faire à des garçonnets différents alors qu’il n’eut qu’un seul et même modèle. Sur cette esquisse mise au carreau, le peintre saisit des poses propres à l’enfance : l’un contemple la mer, omoplates saillantes et mains croisées dans le dos, l’autre assis est occupé à jouer dans le sable. Au milieu, le troisième, à demi-allongé sur ses avant-bras, nous fait face dans un raccourci de perspective parfait.
Cross qui n’eut jamais d’enfant est sensible à leur grâce, il suffit de voir comme il restitue la magie de ce temps suspendu où ces trois minots (comme les appellent les méridionaux) se concentrent sur la beauté d’être au monde. L’étude témoigne de l’intense travail qu’exigeaient les huiles du peintre, du temps consacré à ses tableaux, et ce, malgré des douleurs rhumatismales et bientôt oculaires éprouvantes; parfois même si handicapantes qu’elles l’obligeaient à demeurer dans le noir, à l’abri de cette lumière qu’il n’a cessé de scruter.
Cross possède une grande maîtrise technique. À dix ans, à Lille, il prenait ses premières leçons de dessin auprès du peintre Carolus-Duran. En 1878, intégrait l’atelier du peintre Alphonse Colas à l’Académie lilloise de dessin et d’architecture. Quittant le Nord trois ans plus tard, il rejoignait Paris, à 25 ans, et inaugurait sa carrière au Salon des artistes français avec deux natures mortes signées encore de son vrai nom, H-E Delacroix. Il choisira le patronyme de Cross en 1883, à la fois pour se distinguer d’Eugène Delacroix (1798-1863) et du peintre moins célèbre, Henri-Eugène Delacroix (1845-1930), qui expose à la même période que lui. Cross peint d’abord dans une veine impressionniste jusqu’en 1891, année décisive de son ralliement au néo-impressionnisme.
De la loi du contraste simultané des couleurs
Cross adopte les théories de l’avant-garde néo-impressionniste avec un grand portrait en pied de celle qu’il épousera par la suite, Irma Clare, qu’il présente au Salon des artistes indépendants dont il est l’un des initiateurs (Portrait de Mme Hector France (Paris, musée d’Orsay). Le mouvement a pour maître et théoricien le peintre Georges Seurat (1859-1891). Dépassant les Impressionnistes dans l’adoption des couleurs claires et leurs recherches d’effets de lumière, Seurat s’inspire de La loi du contraste simultané des couleurs énoncée en 1839 par le chimiste Michel-Eugène Chevreul pour diviser sa touche en couleurs pures juxtaposées et en contraste de complémentaires.
XIXème siècle : époque merveilleuse où art, mode et science tissent des liens féconds ! Chevreul est, en effet, le Directeur de la Manufacture des Gobelins, il étudie « Les effets optiques que présentent les étoffes de soie » (l’un de ses ouvrages paru en 1846 *), met au point un cercle chromatique, des teintures… Le chimiste applique ses recherches sur l’incidence de la lumière dans la définition de la couleur ainsi que celle de leurs interactions (la perception de la couleur étant différente lorsqu’elle est présentée seule sur un fond neutre ou en duo) aux tapisseries des Gobelins.
Du mélange optique au vibrato
Seurat, bientôt rejoint par Paul Signac, fait de ses théories scientifiques une exploitation artistique totalement inédite et révolutionnaire. En 1886, leurs œuvres respectives, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte et Les modistes où ils appliquent rigoureusement des points de couleurs pures les uns à côté des autres (selon la technique du pointillisme ou divisionnisme), font figure de manifeste. Désormais, le spectateur réalisera lui-même la fusion optique des couleurs. Adieu les mélanges du peintre sur sa palette et les multiples couches de peinture !
Un petit groupe d’artistes est séduit par les teintes vives et lumineuses ainsi obtenues. Le critique d’art Félix Fénéon s’enthousiasme pour leur production et la baptise du nom néo-impressionnisme. Il a compris le génie de ces peintres : s’appuyer sur les progrès de la science en la mettant au service de leur sensibilité pour inventer un nouveau langage pictural poétique. Mais leur maître disparaît prématurément, en 1891. Seurat avait à peine 32 ans. Signac sera désormais leur chef de file. À Cross et lui de poursuivre cette nouvelle voie de la modernité !
« Être soleil ; faire danser les couleurs »
A l’invitation de son ami Signac, Cross se rend dans le Var. Cherchant un climat plus propice à la santé fragile de l’artiste, le couple Cross s’installe dans le hameau de Cabasson. Ils y occupent « la maison perdue ». Dans ce désert, comme lui-même le qualifie, sa vocation « être soleil ; faire danser les couleurs », ainsi qu’il l’écrira plus tard dans ses carnets, lui saute aux yeux. Cross a la révélation de la lumière du midi. Une lumière brillante et affûtée, qui découpe nettement les ombres mais grignote les contours, ponctue d’éclats diamantins le paysage. Dès lors, il restera fidèle au néo-impressionnisme tout en se libérant progressivement du pointillisme pour une touche plus large et spontanée. Les plages de Saint-Clair, La Ferme (la Malherbe qui a été pendant des siècles la ferme du fort de Brégançon et aujourd’hui le domaine viticole Château Malherbe), les vues du cap Layet, la baie de Cavalière… sont restitués dans la magie de leur lumière et de leur végétation. En les admirant, on se prend à rêver que rien n’a changé depuis le tournant du XXème siècle. En découvrant le tableau qui accueille le visiteur, la Plage de La Vignasse (1891-1892, le Havre, musée d’art moderne André Malraux), je suis instantanément replongée dans la chaleur de mes étés d’enfance, parfums, bruits, mistral dans les pins, ombres bleues, mer Méditerrannée ruisselante de métal argenté aux heures du soir…
Préfigurer le fauvisme
Dans ces paysages restaurés dans toute leur splendeur sensible, les hommes vivent en symbiose avec une nature solaire. Dans ses peintures, Cross s’éloigne de plus en plus de la civilisation dont il conteste les travers; il a des idées libertaires. Les lavandières ou fermiers qu’il représentaient autrefois laissent place à des nus, baigneurs et baigneuses, faune ou nymphes qui occupent les tableaux de la seconde partie de l’exposition. Pour autant, Cross n’est pas isolé. Il expose souvent à Paris, échange beaucoup, a l’admiration de ses amis artistes dont certains viennent le rejoindre, Signac bien-sûr mais aussi Angrand, Maximilien Luce, Manguin (le couple Manguin et leur bébé est représenté dans La baie de Cavalière, 1906-1907. Saint-Tropez, musée de l’Annonciade) Théo Van Rysselbherg, Son art a une répercussion notable chez Maurice Denis et les Nabis mais surtout le jeune Henri Matisse. Matisse est impressionné par son chef-d’oeuvre, l’Air du soir (1893, Paris, musée d’Orsay). Il l’a vu chez Signac, dans la villa de ce dernier à Saint-Tropez, La Hune. Encouragé par ses maîtres, Matisse peint le sublime Luxe, calme et volupté (1904, Paris, musée Georges Pompidou).
Il rend ainsi un hommage émouvant à Cross, un artiste qui libérant la couleur préfigura le fauvisme et s’affranchissant de la réalité nous bouleverse encore aujourd’hui.
En sortant de l’exposition, je suis surprise de trouver des yachts amarrés devant la petite chapelle transformée en musée. J’avais tout oublié.
- Chevreul, Eugène (1786-1889) De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, considérés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries… réédition de 1889 ; avec une introd. de M. H. Chevreul fils
- Chevreul, Eugène (1786-1889), Théorie des effets optiques que présentent les étoffes de soie, Paris, 1846
Henri-Edmond Cross dans la lumière du Var,« Le plus beau pays du monde ».
Depuis le 10 juillet et jusqu’au 14 novembre 2023.
Musée de l’Annonciade
2 place Georges Grammont – 83990 Saint-Tropez
Commissariat :
Séverine Berger, conservateur en chef, directrice du musée de l’Annonciade, Saint-Tropez
Marina Ferretti, directeur scientifique émérite du musée des impressionnismes Giverny,
spécialiste du néo-impressionnisme
Raphaël Dupouy, directeur de la Villa Théo, Le Lavandou
A voir aussi : ” Oeuvres sur papier ” jusqu’au 30 septembre | Villa Théo, Le Lavandou