Le vide : si Charlotte Perriand avait croisé Etienne Klein

PAR CAMILLE GUITTONNEAU  (Centrale Supelec)           

Le Monde Nouveau de Charlotte Perriand

Fondation LouisVuitton

2 octobre 2019 – 24 février 2020

Charlotte Perriand sur la « Chaise longue basculante, B306 », (1928-1929) – Le Corbusier, P. Jeanneret, C. Perriand, vers 1928 © F.L.C. / ADAGP, Paris 2019 © ADAGP, Paris 2019 © AChP

Etienne Klein

Ce qui est sans être tout à fait

Essai sur le vide

Actes Sud

Etienne Klein – Ce qui est sans être tout à fait – Essai sur le vide – Actes Sud

La fin de l’année 2019 aura été marquée par l’exposition de la Fondation Louis Vuitton consacrée à l’architecte et designer Charlotte Perriand, ainsi que par la sortie d’un essai sur le vide du physicien et philosophe Etienne Klein. Deux personnalités brillantes dont le vide occupe une place importante dans le travail. Vides, il y a fort à parier que leurs conversations ne l’auraient pas été s’ils avaient eu l’occasion de se rencontrer. Elles auraient porté sur leurs hospitalisations respectives, leur passion commune pour la montagne, et sans aucun doute sur leur perception du vide.

L’hôpital

En 1913, Charlotte a dix ans. Elle vit à Paris, dans une maison au décor surchargé, et reçoit une éducation très moderne. En raison d’une crise d’appendicite, elle est alitée dans une chambre d’hôpital. Vide. Ce vide l’inspire tant qu’elle va travailler dur afin d’intégrer l’école de l’Union centrale des arts décoratifs en architecture d’intérieur. Son travail consistera à conquérir l’espace. Très tôt, Charlotte deviendra associée de Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Et pourtant, ce n’était pas gagné : Le Corbusier l’avait accueillie en lui disant « qu’ici on ne brode pas des coussins ».

L’hôpital est également à l’origine de l’inspiration d’Etienne Klein. Il explique que c’est au cours d’une hospitalisation qu’il lit le physicien Bernard d’Espagnat. C’est à ce moment-là qu’il découvre le lien entre la physique quantique et la philosophie. Alors étudiant à l’école Centrale, Etienne Klein deviendra physicien et philosophe.

Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand. Chaise longue basculante B306, 1928 Charlotte Perriand, plan de fabrication de la chaise longue basculante, 1928

La montagne

En 1940, Charlotte Perriand est nommée conseillère pour l’art industriel par le gouvernement japonais. L’affection de Charlotte Perriand pour le Japon n’est pas surprenante. En effet, elle entretient une fascination pour la nature, dont elle s’inspire pour son mobilier. Or, la culture traditionnelle japonaise s’attache énormément à l’observation de la nature, à la pleine conscience de cette dernière. Dans les années 1930, Charlotte Perriand a effectué de longues promenades dans la forêt de Fontainebleau. Par ailleurs, Charlotte Perriand constate le rapport des Japonais au vide.

Charlotte Perriand – La Maison de thé, 1993 » Reproduction 2019, vue de l’installation, Fondation Louis Vuitton, Paris – 2 Octobre 2019 – 20 Février 2020.

Si, pour les Occidentaux, le vide, c’est le néant, pour les Japonais, le vide contient tout. « Le vide est très puissant car il peut tout contenir », dira Charlotte Perriand. Au Japon, Charlotte Perriand entreprend l’ascension du Mont Fuji, montagne sacrée. La montagne, elle la connaît bien. D’origine savoyarde, elle en est amoureurse et se consacre, dès les années 1930, à l’architecture de loisirs en montagne. Elle étudie l’architecture préfabriquée, pouvant être retirée de la nature, avec par exemple le Refuge Bivouac, exposé à Paris 1937, ou encore le Refuge Tonneau, conçu en 1938 avec Pierre Jeanneret. Trois modèles du Refuge Tonneau sont envisagés, pouvant accueillir dix à trente-huit alpinistes selon la version. Une maquette en bois du Tonneau pour dix personnes est exposée à la Fondation Louis Vuitton. Charlotte Perriand travaillera de nouveau sur l’aménagement de la montagne pour les sports d’hiver, avec notamment la station des Arcs, entre 1967 et 1989, alors que les grandes stations de ski sont en plein essor. Charlotte Perriand ne cessera d’explorer la relation entre l’intérieur et l’extérieur.

Charlotte Perriand – La Maison au bord de l’eau, 1934. Fondation Louis Vuitton. Crédit photo ©EDTR.Photography ©The Gaze of a Parisienne

 La relation entre l’intérieur et l’extérieur, Charlotte Perriand continuera de l’exploiter. Jusqu’à la fin de sa vie, elle entretiendra des liens forts avec le Japon.  En 1993, dans le cadre du Festival culturel du Japon à Paris, elle réalisera une Maison de thé qui sera installée sur le toit de l’UNESCO. La maison de thé est ouverte sur l’extérieur, prolongeant l’exploration de la relation entre l’intérieur et l’extérieur. Par ailleurs, la dégustation du thé est un art au Japon, qui s’exerce en pleine conscience, c’est-à-dire en vidant son esprit de toute pensée parasite pour se concentrer sur l’instant présent. Art de la dégustation du thé, architecture, design… Charlotte Perriand opère la synthèse des arts. C’est le leitmotiv de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton.

Charlotte Perriand (1903-1999) Table basse en forme libre et tapis bicolore rouge et noir 1954 (coll. privée) Grande bibliothèque à plots, 1954 (réplique Cassina (2013)

Lorsque je contemple la photographie de Charlotte Perriand brandissant son soutien-gorge dans la montagne, qui est également l’affiche de l’exposition, je ne peux m’empêcher de penser à l’ascension du Mont Fuji relatée par Amélie Nothomb, autre personnalité amoureuse du Japon ayant effectué cette montée. Un récit épique, drôle, délirant. Elle escalade le Mont Fuji à une vitesse incroyable. « J’étais un bolide lancé sous le soleil levant, j’étais mon propre sujet d’étude balistique, je hurlais à réveiller le volcan. » Alors qu’on lui demande comment elle a fait « pour monter aussi vite », elle répond humblement : « je suis Zarathoustra ».

La montagne, c’est aussi le terrain de jeu d’Etienne Klein. A la fin de sa classe préparatoire aux grandes écoles, ses parents lui offrent un séjour à la montagne afin de découvrir le Mont Blanc. Le physicien évoque une « révélation ». Aujourd’hui alpiniste, il constate la peur de tomber dans le vide lorsque l’on est à plusieurs milliers de mètres d’altitude. Or, à 5500 mètres d’altitude, le vide, c’est au-dessus de notre tête qu’il se trouve.

Charlotte Perriand (1903-1999) Bureau Boomerang pour Jean-Richard Bloch, 1938 Pablo Picasso – Carton de la tapisserie Guernica .

Le vide

Les observations menées par Charlotte Perriand au Japon nous montrent une perception particulière du vide dans la culture japonaise. Les Japonais considèrent que le vide contient tout, alors que les Occidentaux ont longtemps confondu le vide et le néant. Aristote pensait d’ailleurs que la nature a horreur du vide, ce que formulera Roger Bacon au XIIIème siècle : « Natura abhorret vacuum ». Mais pour Etienne Klein, contrairement au vide, le néant ne peut être pensé. En effet, dès lors que l’on songe au néant, on imagine quelque chose. Alors ce n’est plus le néant. « On ne peut penser le néant que si on n’y pense pas », affirme le philosophe. On peut pousser la réflexion encore plus loin. Pour Charlotte Perriand, « l’art est dans tout ». A partir du moment où l’on admet que l’art est dans tout, et que le néant est contenu dans quelque chose (l’univers, par exemple), le néant peut-il exister ?

Fernand Léger (1881-1955) « Le transport des forces » 1937 _ Commande pour le Palais de la Découverte – Oeuvre réalisée par 3 élèves de F. Léger. Le Corbusier Pierre Jeanneret Charlotte Perriand. Chaise longue basculante B306, 1928 Charlotte Perriand Fauteuil pivotant, 1927.

Revenons au sujet du vide. « Le vide a une dimension spatiale, le vide peut être pensé », avance Etienne Klein. Le vide se matérialise dans une chambre, par exemple. L’espace que l’on voudrait dire vide sera toujours contaminé, par des ondes électromagnétiques par exemple. A l’instar de la chambre d’hôpital de la petite Charlotte Perriand, faire le vide, c’est retirer tout ce qui peut l’être. C’est la vision de physiciens tels que Blaise Pascal. Pascal, dont le nom servira d’unité à la mesure du vide : le Pa. Plus la mesure en Pa est faible, plus on s’approche du vide. Selon l’application que l’on recherche, le vide n’a pas la même définition. Ainsi, pour un tokamak comme celui du projet ITER, en Provence, le niveau de vide demandé sera de 10-7 Pa. Dans l’espace, il est de 10-12 Pa. « René Descartes avait fait remarquer que si nous disons d’une cruche qui contient de l’air qu’elle est vide, c’est en vertu d’une prétendue cause finale : la cruche a vocation à permettre le transport et le stockage de l’eau, non de l’air », écrit Etienne Klein dans un cours. On définit ici le vide par rapport à ce qui pourrait y être mis. De quoi est vide la chambre d’hôpital de Charlotte Perriand ? Elle est vide de mobilier, de fioritures, de distractions, contrairement à la maison de ses parents.

En fait, selon l’approche de la physique que l’on a, la définition du vide changera. Ainsi, la physique quantique définit le vide comme un lieu où les particules se « reposent », sont invisibles. Elles récupèrent de l’énergie pour devenir visibles. Dirac, en mettant en évidence l’existence des antiparticules, définit « un vide truffé de particules ». Peut-être que si le vide nous paraît aussi difficile à définir, c’est à cause du terme lui-même. Dans un de ses cours, Etienne Klein relève une meilleure précision sémantique en anglais qu’en français. En anglais, « vacuum » et « empty » sont deux termes bien différents. Que l’on se place dans le domaine de l’art, de la physique ou de la philosophie, et même au sein de chacun de ces domaines, la définition du vide n’est pas figée. Mais quel qu’il soit, le vide est vraisemblablement une source d’inspiration abondante.

L’exposition

Cela faisait quelque temps que je m’intéressais à la notion de vide à travers le prisme scientifique. La visite du site d’ITER, en Provence, et la lecture d’Etienne Klein m’ont fait bénéficier d’une première approche du sujet. L’exposition consacrée à Charlotte Perriand à la Fondation Louis Vuitton m’a permis d’appréhender la notion de vide différemment : à travers le prisme artistique. De l’architecture à l’op art en passant par le Japon, cette exposition m’a transportée. Charlotte Perriand fut une figure moderne, émancipatrice et inspirante. L’exposition et les médiateurs culturels ont parfaitement su me transmettre la passion pour cette femme et son art.

Un livre : Etienne Klein – Ce qui est sans être tout à fait – Essai sur le vide – Actes Sud FNAC

Une expo : Le Nouveau Monde de Charlotte Perriand – jusqu’au 24 février 2020 Fondation Louis Vuitton

Bibliographie :

BARSAC Jacques, « La Cascade » in Le monde nouveau de Charlotte Perriand, Gallimard, 2019, p170-171

BARSAC Jacques, « Refuge Tonneau » in Le monde nouveau de Charlotte Perriand, Gallimard, 2019, p148-149

KLEIN Etienne, Ce qui est sans être tout à fait, Actes sud, 2019

KLEIN Etienne, Cours de philosophie de l’école CentraleSupélec

LYON-CAEN Jean-François, « Charlotte Perriand et la station des Arcs. La nature comme idéal de l’architecture ? » in Le monde nouveau de Charlotte Perriand, Gallimard, 2019, p151-159

NOTHOMB Amélie, Ni d’Eve ni d’Adam, Albin Michel, 2007

« La création ne connaît pas la formule » Charlotte Perriand

Charlotte Perriand. Installation pour Air France. Tokyo, 1959.
©EDTR.Photography ©The Gaze of a Parisienne

Un commentaire

  • ReinventIngrid

    Des postes comme je les aime! Merci pour ce voyage inter-expos et lectures. Le vide, tout un sujet, et le commentaire sur la vision japonaise bien différente du vide me rappelle un rapport similaire au miroir qui est toute reflection narcissique pour les civilisations occidentales mais davantage un contenant, parfois vide, selon la perception orientale. Merci en tout cas pour cette brillante lecture.

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