Martin Soto Climent , “ Amatl “
PAR Thierry Grillet, écrivain et essayiste.
J’aime les arbres. Je ne manque jamais de les considérer dans les rues, mais plus encore au musée,

où depuis des années je me plante devant les toiles des maîtres anciens pour photographier non pas l’ensemble, mais la plupart du temps un détail des arbres – la manière dont l’artiste a rendu le feuillage, la suavité du dessin des branches, le mouvement ou la fraîcheur de l’ombre. En vrac, Rembrandt, Courbet, Théodore Rousseau, Cézanne, Paul Sérusier, Corot etc – chacun invente sa grammaire de formes pour rendre l’arbre, ce dessin tracé dans l’air, avec ses lignes et ses entrelacs se découpant dans le ciel.
le projet Amatl, une des dernières œuvres de l’artiste mexicain Martin Soto Climent

Aussi quand j’ai su que dans la petite rue Sainte-Anastase, la galerie Andréhn-Schiptjenko exposait le projet Amatl, une des dernières œuvres de l’artiste mexicain Martin Soto Climent, je n’ai pas hésité. Jeune plasticien à la réputation déjà solidement établie dans les plus grandes collections du monde, « Soto Climent est connu pour la manipulation surréaliste qu’il opère sur les images et les objets », comme le signale le texte introductif de l’exposition. Ici, rien de tel. J’ai découvert quatorze images alignées sur les murs, au cadrage serré sur les courbes voluptueuses d’un arbre, l’Amatl, photographié en 2020 dans une des ravines du parc naturel de Tepozteco, à proximité d’un site archéologique précolombien, distant de soixante-dix kilomètres au sud de Mexico.
Un procédé photographique, le collodion humide, mis au point en 1850
Dans cet accrochage austère, ces images, au format d’un tirage photographique carré, m’intriguent par leur apparence spectrale. Est-ce la nature du procédé photographique, le collodion humide, mis au point en 1850, par un des « primitifs » de la photographie, Gustave le Gray, et qu’utilise Soto Climent dans cette série, mais ces images semblent chargées d’emblée d’une densité de temps, visible dans le sfumetto de l’image. Bouches d’ombres charbonneuses et brillantes, où je crois entendre gronder dans le noir le murmure de cet être végétal tropical, elles paraissent faire cercle dans cet espace comme pour célébrer un rite très ancien. La nature de cet arbre singulier y invite comme le remarque l’artiste :
« Il y a quelque chose de tout à fait étrange avec l’Amatl : ces arbres sacralisent les lieux où ils se trouvent. Curieusement les gens dressent ainsi autour de l’Amatl de petits oratoires ou pratiquent des rituels de dévotion plus primitifs encore. » Martin Soto Climent
L’arbre se révèle dans une image qu’on pourrait dire « trinitaire », communiant avec la photographie sous les trois espèces : plaque de verre unique (positif) originelle, plaque de cuivre (négatif) matrice, et tirages papiers uniques. Ces images sont plus que des images.
Martín Soto Climent 2021 © C. Maignien9.- Andréhn-Schiptjenko Paris Martín Soto Climent 2021 © C. Maignien9.- Andréhn-Schiptjenko Paris Martín Soto Climent 2021 © Diane Arques19.- Andréhn-Schiptjenko Paris
Des images icônes
Elles sont des icônes, c’est-à-dire des images dotées du pouvoir de rappeler à la présence ce ou celui qui y est représenté. Ainsi n’est-ce pas tant le cliché d’un arbre qu’une proximité magique à celui-ci qui parait être exposée, ici, à Paris, à des milliers de kilomètres du Mexique. Ces quinze icônes sans visage ne sont pas pour autant sans corps, même s’il s’agit d’une entité végétale autour duquel tourne, depuis longtemps,
Soto Climent. « Les relations que j’entretiens avec cet arbre ne datent pas d’hier, je l’observe depuis des années. J’aime grimper dessus et tout particulièrement le dessiner. J’ai pu observer la sinuosité de ses formes et de ces études sont issus de nombreux travaux redevables, d’une certaine manière, à cet arbre : bas étirés sur des toiles, plis en cuir, photo de mousse et bien plus encore. Mais, avec ce projet, c’était la première fois que j’exposais l’arbre directement, avec pour seul guide le processus avec lequel je l’ai photographié. »
L’histoire de l’art est remplie de ces dialogues de l’artiste avec l’arbre. C’est ainsi la contemplation d’un tremble en forêt de Fontainebleau qui déclenche chez Ruskin, dessinateur compulsif d’arbres, la révélation sylvestre des rapports profonds entre les choses. Soto Climent paraît lui aussi inspiré par « son » arbre, par ses formes suggestives, par la singularité de ses surgissements, capable de pousser entre des rochers ou de sortir d’une profonde anfractuosité souterraine.

L’Amatl est une force de vie, métaphore végétale de cet effort permanent de l’être pour se conserver et s’augmenter…
La tentation de l’anthropomorphisme est singulièrement accrue par les formes érotiques des Amatl, semblables, dit-il, aux
« courbes d’un corps humain avec son écorce lisse comme la texture d’une peau délicate. Les Amatls croissent en se couchant sur les autres arbres, parfois au point de les étouffer. Ils embrassent perpétuellement, de toutes leurs branches, jusqu’à se fondre avec l’amant. »
Mais peut-on échapper à cette fantasmagorie, semble-t-il, profondément enracinée dans la psyché, de voir dans les arbres des hommes, d’en faire des hommes-arbres, pantins de notre énergie érotique ? Il y a dans la contemplation de l’arbre une invitation presqu’automatique à s’y projeter.
Baudelaire l’avait déjà noté dans Les paradis artificiels où il écrivait : « Votre œil se fixe sur un arbre harmonieux courbé par le vent (…). Vous prêtez d’abord à l’arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l’arbre ».
Le “sujet” et le “procédé”
L’œuvre Amatl de Soto Climent vaut tout autant pour son aboutissement, ces quinze vues de l’arbre, que pour les étapes de son accomplissement. Il n’y a pas en effet seulement le « sujet », il y a aussi, comme le montre le beau film sans paroles accompagnant l’exposition, le « procédé » de la photographie au collodion, exigeant puisqu’il faut se munir d’un pied, d’une chambre noire, de plaques de verres, de produits chimiques…L’artiste renoue alors avec l’iconographie oubliée de ces explorateurs-ingénieurs du XIX e siècle qui, encombrés de leurs appareillages, progressaient péniblement dans les jungles les plus lointaines. Faire œuvre ici s’apparente à une marche d’approche, très physique à travers la jungle, tout autant que symbolique puisqu’il s’agit d’une chasse. « Pour moi, il n’y avait pas meilleure façon de capturer l’âme de ces arbres et leur rituel lent ». L’appareil réflex ou numérique, trop rapides, n’auraient naturellement jamais eu la justesse du collodion pour traquer l’âme de l’arbre.
la politesse de l’art adressée à l’arbre
Il y fallait du temps, et même quelque chose de cérémoniel – préparation des plaques de verres au collodion, de la chambre noire et prise de vue d’au moins vingt minutes. Ce temps dépensé en diverses opérations, lourdes et malcommodes, est comme la politesse de l’art adressée à l’arbre, un hommage à sa durée et à sa temporalité centenaire, voire millénaire. L’artiste procède comme s’il avait fallu ralentir à l’extrême le geste de la création pour lui donner une chance de se synchroniser avec la vie immobile de cet être ligneux au mouvement infinitésimal : le passage au révélateur de la plaque fait voir ce que le photographe ne pouvait voir, un morceau de la durée de l’arbre, sa pulsation, son âme.
Dans le procédé qu’a choisi l’artiste, la prise de vue impose des contraintes qui réduisent la liberté du regard, ou plutôt l’encadrent sévèrement. La photographie à la chambre n’offre en effet pas la possibilité de faire le point, de choisir dans l’image un élément particulier. Sans doute est-ce la rusticité du procédé qui a séduit l’artiste, produisant en quelque sorte une image « naturelle », impossible à trafiquer et, si l’on veut, pure de tout mensonge. Pas question de multiplier les clichés comme avec la pellicule argentique ou le fichier numérique. Les plaques de verres, lourdes, sont comptées. Aussi a-t-il fallu que Soto Climent s’obligeât à choisir soigneusement son sujet, son point de vue, sa lumière, le jour et l’heure avec les meilleures conditions météorologiques pour réaliser la prise de vue. Ce qui est alors devant l’objectif est la vue sauvage, sans traitement, pour ainsi dire, un morceau du réel ravi au réel, fragment posé sur une plaque de verre, au format de l’image finale. C’est cette matérialité, cette naturalité de l’image qui en fait une icône, capable de transmettre non seulement une représentation mais aussi la matière même de la présence.

On sait que l’arbre, son dessin, ses lignes ont conduit jadis Mondrian sur la voie de l’abstraction. A rebours, l’Amatl inspire à Soto Climent un cheminement à travers la matière, une méditation sur ses métamorphoses. La création de l’œuvre, bien au-delà de la chimie propre à la production photographique, s’apparente au processus alchimique, qui concilie les contraires à chaque étape des transformations :
« La lumière, or solaire qui donne forme à l’instant, est fixée dans l’argent, ce miroir nocturne baignant dans les eaux du courant pour fixer le reflet sur la surface transparente de la plaque de verre. On peut dès lors passer à un métal plus terrestre : le cuivre qui est un miroir opaque, préalable à l’impression sur papier, générant un nouveau jeu de lumière et d’ombres, entre le noir de l’encre liquide et le blanc aride du papier qui absorbe. »
L’arbre et son reflet passent de miroir en miroir
Cette migration de l’Amatl à travers les différents métaux – or, argent, cuivre –, suit un ordre alchimique inverse de celui qui conduit traditionnellement vers l’état le plus pur de la matière. Comme la transmigration d’une âme d’un état vers un autre, d’un lieu l’autre, eucharistie païenne, l’arbre et son reflet passent de miroir en miroir pour aboutir, sur un nouveau territoire, aride et arrosé, le papier. Comment ne pas considérer dans cette trajectoire de l’arbre au papier, la figure d’un voyage du retour à soi, le papier n’étant que le résultat d’une transformation de l’arbre ? et si l’on se rappelle que les fibres végétales de l’Amatl, tavelées par les coups d’une pierre striée, servaient, avant la conquête espagnole, de support d’inscription pour des livres peints, fixant la culture des peuples mésoaméricains, on comprend que le chemin vers l’Amatl ait une résonance particulière pour un artiste mexicain. Il y a là comme la confirmation de la vocation oraculaire de l’arbre, medium de nos vies et de notre histoire. Ces quatorze rectangles clair-obscur rayonnent ainsi
« d’une lumière symbolique, expression de la pure réalité traitée par l’âme humaine qui use de tout moyen pour manifester son existence, et dans le meilleur des cas, pour témoigner du sens de l’existence ».
Thierry Grillet, écrivain et essayiste.
A dirigé pendant vingt ans le développement culturel de la BNF. A enseigné la culture générale à l’IEP. Collabore aux revues Polka (Photographie), AOC et d’autres. Est commissaire, avec Régis Debray, de l’exposition Sur les chemins du paradis (mai 2021), au nouveau Musée des Franciscaines (Deauville). Prépare l’exposition Le voyage des arbres pour le printemps 2022.
INFORMATIONS :
MARTIN SOTO CLIMENT – AMATL
Jusqu’au 29 mai 2021 sur RDV
Galerie ANDRÉHN-SCHIPTJENKO PARIS
10, rue Sainte-Anastase
75003 Paris
France T +33 (0)1 81 69 45 67


