Jacob Dahlgren a un petit air de Dick Annegarn
Galerie Andréhn-Schptjenko
par THIERRY GRILLET

Le suédois Jacob Dahlgren a un petit air de Dick Annegarn – pour ceux qui connaissent encore ce chanteur rêveur belge des années 70. L’autre soir, au vernissage de son exposition dans la galerie Andréhn-Schiptjenko, rue saint Anastase, il avait l’air de venir d’une autre planète. La cinquantaine joyeuse, les cheveux ébouriffés d’un oiseau, et surtout, surtout un magnifique T-shirt à rayures rose, vert, bleu, rouge ! Plutôt flashy !
Je ne pouvais le manquer. Il me semblait être une œuvre lui-même, vivante, mouvante parmi les œuvres déployées sur les murs. Deux grandes surfaces, couvertes de rayures aux couleurs vives. J’avais l’impression d’être en présence de la réincarnation contemporaine de Robert Delaunay, inventeur, avec sa femme Sonia, du mouvement du simultanéisme. Lui aussi, comme ces glorieux prédécesseurs, joue des couleurs, les oppose pour altérer la perception qu’on en a. Lui aussi exporte dans la mode cet esthétique de la couleur – n’a-t-il pas créé pour la marque suédoise Acne une gamme de T-shirt à rayures dont il portait précisément ce soir un exemplaire ? Malheureusement il était collector et on n’en trouve plus…A noter que le T-shirt rayé transgresse un code très ancien, comme l’explique dans un ouvrage célèbre, l’historien d’art Michel Pastoureau. C’est l’« étoffe du diable » au moyen âge. Depuis le vêtement à rayures a été notamment réservé aux prisonniers ou déportés. Mais Dahlgren, en connaissance de cause, a inversé le signe de la damnation en joyeuse célébration de la couleur. Comme un tableau ambulant, il porte ainsi, depuis 15 ans, des T-shirts aux rayures colorées. Il en conserve une collection de plus de mille cinq cents. Chaque jour, il se prend en photo avec un T-shirt différent. Ce gimmick est devenu un marqueur biographique, un compteur du temps qui passe. Il en a tiré un film montage qui fait défiler à toute allure, sur cinq minutes, plus d’une décennie de vie. Carnet intime, chronomètre existentiel qui fait apparaitre, dans la succession accélérée des images, une fascinante œuvre d’ « optic art ».
Les œuvres qui composent l’installation « Units of measurements » témoignent, au-delà, du rapport que l’artiste entretient avec le monde. Les deux grands murs de la galerie sont occupés par ce qui apparaît d’abord comme deux tableaux colorés. Ce sont en réalité deux arrangements muraux composés de mètres pliants colorés, ces outils de mesure en bois que l’artisan glisse dans le pantalon. Dahlgren (qui en fait collection) a composé ici, un parallélépipède, qui, en jouant sur les lignes et les couleurs, « bouge » comme un tableau d’op art, et là, une série de lignes, d’ondulations colorées…


© Alexandra de Cossette Courtesy Galerie Andrehn Schiptjenko ©Jacob Dahlgren
Au centre, sur le sol, un parquet de pavés noirs disposés en carré qui se révèlent être des pèse-personnes affichant le poids quand on marche dessus. Et sur le troisième mur, le montage vidéo de Dahlgren en T-shirt…Ces œuvres élaborées à partir des instruments de mesure – de l’espace, du poids et du temps – revendiquent tous une objectivité dans la perception du monde. Dans leur agencement, ils reprennent les codes des mouvements artistiques des cinquante dernières années : minimalisme avec les pavés noirs (qui font penser à des œuvres au sol de Carl Andre), op art et art géométrique (Soto et Stella) avec ce parallélépipède…Dahlgren construit son travail sur la sédimentation d’une histoire de l’art contemporaine, mais y ajoute une légère distorsion. Ces mouvements ont promu en leur temps le retrait de la subjectivité. Il s’agissait, pour beaucoup de leurs représentants, de combattre l’expressionnisme, les faux-semblants de la subjectivité. Dahlgren, en quelque sorte, reprend et réintroduit subtilement dans cette esthétique froide, la chaleur des corps (T-shirts ou le poids des individus), la présence du quotidien. Le travail de Dahlgren est ainsi tendu entre un idéal, représenté par ces mouvements, qui consiste à avoir une attitude objective face au monde, et en même temps, un désir de réinscrire, dans cette esthétique puritaine et austère, de la joie et du jeu. C’est le sentiment que donne à l’évidence une visite à cet accrochage très stimulant

INFORMATIONS :
JACOB DAHLGREN – UNITS OF MEASUREMENTS
jusqu’au 29 janvier 2022
Andréhn-Schiptjenko Paris
10, rue Sainte-Anastase, 75003 Paris, France
Mercredi – vendredi 11h-19h
Samedi 14h-19h
paris@andrehn-schiptjenko.com

