A comme Boa au LaM
une exposition consacrée à l’artiste Agnès Thurnauer

Une journée comme on aimerait qu’elle soit, le ciel bleu, un train à l’heure et la présence d’une artiste solaire, une parenthèse qui nous éloigne le temps de quelques heures de l’actualité. Agnès Thurnauer est comme ça elle repère un élément qui va la captiver, on ne sait pourquoi mais cela devient le prélude d’un projet artistique qui ne la quittera plus.


2002 – 224 × 300 cm (2) – Acrylique et papiers collés sur toile – Atelier de l’artiste / A droite détail : avec la phrase écrite en rouge par quelque passant: “Hiver 96/97 53 morts de froid parmi les exclus tout les chiens “.
Le texte d’une affiche pour un chien perdu, un journal d’architecture, une oeuvre dans un musée, un autre artiste et bien-sûr le langage, présent dans toute son oeuvre, seront la quintessence de ses recherches, des séries qui ne s’arrêtent jamais et que nous retrouvons régulièrement dans les lieux qu’elle investit pour des expositions, des publications, je pense à son dernier ouvrage Prédelles, ou aussi à celui de la Fondation Thalie avec les écrits de Thiphaine Samoyault , fondement de cette exposition qui reprend le titre À comme Boa.

Au LaM c’est un chef-d’oeuvre de la collection Masurel, une Nature morte espagnole, Sol y Sombra de Picasso, une petite toile ovale, comme un bijou, datée de 1912, de sa période cubiste, où s’entrecroisent lettres et cette phrase mystérieuse “Sol y Sombra” , le soleil et l’ombre. Une couleur dans ce tableau attire Agnès Thurnauer, plus précisément, ce violet. Ce seront des recherches, des essais pour créer une rivière composée de deux alphabets en cristal. Il faudra une autre rencontre avec l’artisan verrier Angélique Pascal qui va utiliser la technique de la cire perdue comme pour les sculptures en bronze et créer ces matrices.
“À l’inverse d’une définition qui enferme et cloisonne, Matrice propose le langage comme investigation, polyphonie, corporalité, lieu de rencontre. À la manière des forums grecs, Matrice milite pour une place du langage dans la société – une place ouverte à toutes les langues.”
Agnès Thurnauer

Cette exposition s’entreprend comme une conversation de l’artiste avec l’espace, les oeuvres et l’architecture du musée. Au commencement, c’est une rivière de lettres que l’on traverse, dans une autre salle, les matrices se transforment en cloisons entre lesquelles le visiteur se promène, tout en écoutant le journal d’atelier de l’artiste qu’elle poursuit jour après jour si fidèlement.
Sur les murs se trouvent d’autres éléments de langage, qui nous interpellent, des mots, mais des mots coupés en deux, écrits sur deux toiles. Que veulent-ils nous dire ? L’artiste mêle encore peinture et langage sur ce qu’elle appelle ses prédelles. Les prédelles sont des petits panneaux placés dans la partie inférieure d’un retable, ils racontent très souvent l’histoire des saints. Certaines ont été séparées, se retrouvant des des collections différentes, fragilisant leur contenu narratif qui se trouve alors dispersé. Les prédelles d’Agnès sont des binômes, chaque élément court le risque de perdre son pendant, le regardeur ne souhaite que leur rapprochement l’un de l’autre, un seul objectif, ne pas perdre leur sens, la parole, le langage qui nous lie tous. Agnès Thurnauer joue sur les mots, avec ce double sens, “Prédelles” et “Près d’Elles” : ce diptyque est aussi l’occasion d’illustrer l’inspiration et la geste féministes d’une artiste femme sur la scène contemporaine.

Une artiste attachante, poétique, sachant pertinemment saisir le point de détail révélateur essentiel de l’oeuvre qui en découlera. Il y a quelques temps se terminait une exposition aux Invalides au Musée de l’Armée “Napoléon encore !” et pourtant, dans une des salles, est resté un tableau d’Agnès qui pose une double question dans ce lieu si chargé de symboles historiques :
“Est-ce qu’on peut avoir une place sans statue ? Est-ce qu’on peut avoir une place sans statut ?”
Agnès Thurnauer
En préparant l’exposition, dans une conversation avec Eric de Chassey, directeur de l’institut national d’histoire de l’art (INHA), un des commissaires avec Julien Voinot, tout s’était éclairé, cette petite carte verte et blanche de 10cm x 15 cm, qu’elle avait réalisée en hommage à Simon Hantaï, elle souhaitait l’agrandir de beaucoup !
Un châssis de 288 x 202 cm fut commandé de même format qu’un grand portrait équestre de Napoléon III d’Alfred De Dreux qui se trouve dans le salon d’honneur, pour qu’il puisse prendre sa place et s’inscrire exactement dans le cadre en rémanence.

La figure en majesté de l’empereur à cheval, ici Napoléon III, pose cette double question comment construit-on sa postérité en tant qu’homme politique et que font les artistes, construisent-ils eux-mêmes leur postérité ? Et la place avec une statue au détriment de qui ? Et inversement, peut-on donner une place à des gens qui n’ont pas de statut?
Il est très intéressant que cette énergie qui émane de cette double question puisse prendre place dans un tel lieu d’Histoire en laissant chaque visiteur réfléchir à une réponse. Agnès Thurnauer interroge avec subtilité avec ce travail sur le sens du langage.
Permettre à une artiste, une femme, comme elle d’investir le Grand Salon n’est ni une forme de dévoiement, ni l’hommage à une pratique conformiste devenue banale, celle d’exposer l’art contemporain dans des lieux patrimoniaux : il s’agit aussi pour le Musée de l’Armée de poursuivre dans la continuité de son inspiration.
“Sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé”
Marc Bloch
Le tableau d’Agnes Thurnauer avec cette couleur vert printemps, est placé dans cette alcôve rouge au format exact de la peinture équestre monumentale de Napoléon III, le neveu, figé dans l’auto-célébration comme son oncle Napoléon Ier. L’artiste pose ainsi une double question, sans imposer une réponse univoque, et ose le rapprochement entre la représentation monumentale de Napoléon III, le souverain à cheval, et la représentation picturale du langage et de ses dérivés, le terme “statue” renvoyant à la monumentalité de la peinture précédente, “statut” constituant le clin d’oeil à la hiérarchisation sociale, la société du Second Empire étant couronnée à son sommet par l’Empereur.
Affaire à suivre.
Florence Briat Soulié
INFORMATIONS :

Tiphaine Samoyault – Agnès Thurnauer , A comme Boa – Editeur Fondation Thalie
AGNES THURNAUER, A COMME BOA
Jusqu’au 26 juin 2022
Commissariat
Commissaire général
Sébastien Delot, directeur-conservateur du LaM
Commissaire
Grégoire Prangé, coordinateur de la conservation et des éditions au LaM
LaM
1 allée du Musée
59650 Villeneuve d’Ascq

Moi et Agnès Thurnauer, dans le Salon d’Honneur devant son tableau : Pour Simon Hantai, 1998-2021,
acrylique sur toile, 288 x 202 cm ©Adrien Mouginot
Exposition : Napoléon encore !
Commissariat : Eric de Chassey et Julien Voinot
Textes par Tiphaine Samoyault et Marie de Brugerolle
120 pages et 50 illustrations – Librairie Métamorphoses, Paris, 2022.

