Kiki Smith, Hearing You with My Eyes

Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, jusqu’au 10 Janvier 2021

L’univers de Kiki Smith (née en 1954) dérange, fascine et captive. Il exerce un jeu d’attraction- répulsion irrésistible. Son Art est viscéral. Il a pris naissance dans une angoisse profonde, la nécessité de se confronter à soi-même via ce corps, bizarre compagnon, cet étranger dans lequel nous habitons. L’artiste s’engage dans une recherche obsessionnelle pour comprendre chaque partie de ce corps. Elle commence par le morceler jusqu’à l’infiniment petit, s’attache ensuite à ré-unifier l’humain dans son ensemble, pour enfin aborder sa relation avec son environnement naturel, animal et cosmique.

Kiki Smith , My Back Brain, 2006, photo©thegazeofaparisienne

Dans son cheminement artistique, Kiki Smith évolue peu à peu de créations dures, radicales parfois choquantes, vers la sérénité, la recherche de légèreté et de beauté. A travers une centaine d’oeuvres, la remarquable exposition au Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne retrace quarante ans de création de Kiki Smith, mettant en lumière la sensorialité omniprésente de son travail.

Kiki Smith , Congregation 2014 , Tapisserie, photo ©thegazeofaparisienne

L’Obsession du corps

Toute l’histoire du monde réside dans notre corps , Kiki Smith

Anatomie Fragmentée

A l’âge de 25 ans, Kiki Smith découvre l’ouvrage, Anatomy : descriptive and Surgical (Anatomie, descriptive et chirurgicale), d’Henry Gray. Elle se passionne pour ces représentations médicales et devient familière avec toutes les formes d’organes intérieurs du corps, leur fonctionnement physiologique, leurs compositions.

Kiki Smith , My Blue Lake, 1995, photo:thegazeofaparisienne

Elle y trouve l’inspiration pour des oeuvres fortes, crues, cherchant à apprivoiser l’étrangeté du corps. Organes intérieurs, fluides et sécrétions humaines sont présentés ouvertement. Le travail artistique de Kiki Smith jouit très vite d’une grande reconnaissance par les Musées Américains emblématiques. Dès 1990, le MOMA lui consacre une exposition personnelle, et cette même année 1990, le Centre d’Art Contemporain de Genève lui offre également sa première monographie Européenne. Cependant, si à ce moment-là si elle séduit déjà les institutions d’Art, la radicalité culottée et avant gardiste de ses créations ont du mal à séduire les collectionneurs et le public en général.

Kiki Smith , Tong and hand, 1985 photo ©thegazeofaparisienne

Kiki Smith , Untitled (Skins), 1992, Aluminium, photo ©thegazeofaparisienne

La premier volet de l’exposition du MCBA de Lausanne, présente des oeuvres de cette période, mettant en scène des parties isolées du corps humain (sculptures d’oreilles laissant apparaitre tout le conduit auditif, moulage de peau découpée et tressée où l’on retrouve les reliefs du corps etc… ). Dans Untitled (Bosoms #3) Kiki Smith isole le sein et le reproduit en plusieurs séquences. Cette oeuvre me fait penser au travail de Louise Bourgeois également animée par cette même obsession de l’anatomie .

Kiki Smith , Untitled (Bosoms#3), 1994, photo ©thegazeofaparisienne

Plus dur à regarder, neuf mètres de tube digestif déployé s’exhibent sous nos yeux, sans nous épargner aucun détail depuis la bouche, la langue, l’estomac, la vésicule biliaire etc..

Le corps réunifié

Kiki Smith, Curled up Boddy 1995, photo©thegazeofaparisienne

Après ces représentations parcellaires du corps, l’artiste revient à la figure humaine réunie grâce à la peau, enveloppant tout. Membrane à la fois résistante mais aussi poreuse, vulnérable, la peau incarne l’essence même de l’Homme et de la vie. Kiki Smith crée des sculptures de papier pour représenter ce paradoxe de fragilité et de robustesse. Telle l’oeuvre Untitled 1992, au centre de la salle, dont les entrailles (rubans) sortent du ventre. Elle me parait effrayante, mais en même temps se dégage de ses rubans une énergie presque joyeuse, vivante.

Kiki Smith , au centre Untitled 1992, photo ©thegazeofaparisienne

Très touchée par la mort de son père Tony (1980) Smith- célèbre artiste, pionnier de la sculpture minimaliste- puis de sa soeur Béatrice (1988), Kiki Smith crée une grande installation Untitled 1990. Les corps de papier flottent entre ciel et terre, vidés de leur sang qui s’étale sur des panneaux rouges.

Kiki Smith , Untitled, 1990 photo ©thegazeofaparisienne

Interactions fusionnelles

Après avoir apprivoisé le corps, Kiki Smith s’attache à la relation de l’être humain avec ce qui l’entoure. L’artiste évoque ce lien étroit de façon onirique, en empruntant des images de l’iconographie religieuse ou mythologique. Je suis captivée par la beauté de My Back Brain , une reine flottant dans l’espace, entourée d’étoiles et d’un oiseau. Son corps couvert de losanges, rappelle celui de l’artiste, tatoué de papillons, étoiles et fleurs illustrant cette communion avec l’univers tout entier.

L’humain et l’animal

Kiki Smith , Sleeping Woman with Peacock 2004, photo ©thegazeofaparisienne

La relation de l’humain à l’animal est fusionnelle. Elle est parfois brutale ou au contraire harmonieuse. La sculpture Rapture, montre une femme victorieuse, sortant du corps d’un loup, qui me rappelle le conte du “Petit Chaperon Rouge”, et à l’inverse le gracieux dessin Sleeping Woman with Peacock, présente le corps de la femme et celui du Paon se fondant l’un avec l’autre.

Kiki Smith , Heard ,2014, photo ©thegazeofaparisienne

Depuis 2009, Kiki Smith s’intéresse aux capacités de perceptions sensorielles des animaux que les humains n’ont pas ou peu développées. Le titre de l’exposition (et de l’une de ses oeuvres) , Hearing You with My Eyes, fait allusion à ce thème. Dans cette série, je suis captivée par la beauté du dessin Heard représentant une taupe (presqu’aveugle), à côté de deux grands yeux d’où s’échappent des rayons. Cet animal a développé un odorat et une ouïe extrêmement performants qui lui permettent de “voir” ce que ses yeux ne perçoivent pas.

Le Corps et le cosmos

Kiki Smith, Rogue Stars, Etoiles rebelles, 2012 , photo ©thegazeofaparisienne

Evoquant la mémoire des disparus, Kiki Smith crée une brillante installation d’étoiles, Rogue Stars , Etoiles Rebelles dans lesquelles se mêlent des bribes de visages et de corps.

Contes et mythes : la salle des tapisseries

Kiki Smith, Congregation, 2013, Cathedral, 2014, Harbor, 2015 , photo ©thegazeofaparisienne

Cette salle est à couper le souffle ! Douze spectaculaires tapisseries nous entourent. Chacune d’elle représente une scène du monde naturel empreinte de paix et d’harmonie. Les règnes animal, végétal, cosmique et humain sont reliés les uns aux autres étroitement. Les décors fastes et magiques semblent tout droit sortis du Moyen-Âge. C’est en effet en découvrant la Tapisserie de l’Apocalypse, commanditée par le Duc Louis Ier d’Anjou au XIV ème siècle, qu’est née l’intérêt de Kiki Smith pour cette pratique.

Kiki Smith, Underground, Earth, Sky 2012 , photo ©thegazeofaparisienne

On y retrouve les thèmes majeurs qui ont traversé l’oeuvre de Kiki Smith, ainsi que les motifs récurrents de son travail: le corps nu de la femme, les étoiles, les animaux féroces (loups, vautours) ou bienveillants (oiseaux, biches etc..), l’eau comme liant et flux de vie etc… L’artiste emprunte également des références tirées des contes populaires, de la mythologie ou d’écritures bibliques, telle cette Eve séduite par le serpent dans Earth.

Je suis sortie de cette exposition, au MCBA de Lausanne, extrêmement émue , touchée au coeur par la force incroyable et la sensibilité des oeuvres de Kiki Smith. Elle a montré le corps féminin sous toutes ses formes, comme jamais personne auparavant. Ses créations nous déstabilisent, parfois même nous choquent, puis nous captivent, nous émerveillent par leur audace et la magie de son univers.

Information:

Musée des Beaux Art de Lausanne

Kiki Smith , Hearing You with My Eyes

Jusqu’au 10 Janvier 2021

Exposition Kiki Smith , Light

La Pace Gallery de Genève propose, en complément du MCBA de Lausanne, une présentation qui s’intéresse au dernier volet de l’oeuvre de Kiki Smith.

L’artiste ayant apprivoisé le corps, s’étant interrogée sur les interactions de l’humain avec son environnement et sa place dans l’univers, a dompté ses démons et trouvé une forme de sérénité.

devant Quiver , 2019 photo©thegazeofaprisienne

Elle recherche désormais la légèreté et la beauté en toute chose. Kiki Smith sublime la nature et illumine ses oeuvres d’étoiles et d’or. J’aime la gracieuse poésie de ce travail qui laisse la place à notre imagination.

Kiki Smith, photo©thegazeofaparisienne

Kiki Smith, The light of the world, 2017 photo©thegazeofaparisienne

Caroline d’Esneval

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :