Geta Brătescu (1926-2018), une des artistes les plus novatrices de notre époque
Pionnière de l’Art conceptuel en Roumanie, Geta Brătescu y a ouvert une nouvelle voie d’expression en bravant les interdits du régime communiste. Depuis de nombreuses années, son influence marque considérablement la scène artistique contemporaine des pays de l’Est. Longtemps méconnu ailleurs, son immense talent s’est récemment révélé au reste du monde.

Brătescu force l’admiration et touche par son courage, sa résilience à être ce qu’elle est viscéralement : une artiste à part, authentique, libre d’esprit malgré l’oppression politique, qui jamais ne s’est trahie ni compromise. Son intégrité et sa sincérité, ainsi que cette jubilation communicative qu’elle éprouve à travers la pratique de son art, nous embarquent dans son riche univers, non conventionnel, fantaisiste et poétique, peuplé de mythes, de mots et de lignes.

Par une étrange association d’idées, l’envie d’écrire sur Geta Brătescu m’est venue à l’annonce de la disparition, il y a quelques jours, d’Etel Adnan (1921-2021), partie à 96 ans en pleine gloire. C’est à ce moment là que j’ai repensé à Geta Brătescu , également née dans les années 20 et qui, comme Adnan , n’a accédé que tardivement à une reconnaissance internationale dans le monde l’art. J’avais eu le projet d’aller la rencontrer dans son atelier de Bucarest. Malheureusement le temps était compté , il m’a prise de court. Le souvenir de ce rendez vous manqué me donne envie de vous la raconter.

Collection du MoMA SF

Collection du MoMA SF
De “persona non grata”en Roumanie, elle devient une figure majeure acclamée de l’art contemporain
Des débuts sous la contrainte communiste
Geta Brătescu est née à côté de Moscou dans la ville de Ploiesti . Dès l’enfance, elle aime dessiner sans cesse quand d’autres s’adonnent à divers jeux. Plus tard, elle décide de suivre un double cursus et étudie à l’Académie des Beaux Arts ainsi qu’à la Faculté des Lettres et Philosophie de Bucarest. Ce goût pour l’Art et les livres se retrouve, tout au long de sa vie, dans ses créations et inspirations .

En 1949, coup de tonnerre sur sa vie d’étudiante , Geta Brătescu est contrainte de quitter l’Académie des Beaux Arts . Le parti communiste, qui tient désormais les rênes du pays, considère en effet que sa famille appartient à la “bourgeoisie capitaliste”. Elle se retrouve isolée du monde de l’art pendant deux décennies. Mais Brătescu est une vraie artiste, elle porte cela en elle. Aussi continue-t-elle à avancer dans une pratique personnelle de l’art , tout en travaillant en tant qu’illustratrice et graphiste puis directrice artistique du célèbre magazine littéraire Secolul 20. Dans la solitude de son exercice, elle développe un art abstrait et poétique, qui ne ressemble en rien au réalisme socialiste préconisé par le régime communiste.

L’ouverture et la gloire dans son pays
A partir de 1969, le gouvernement assouplit sa ligne de conduite sur la production artistique. Brătescu réintègre l’Académie des Beaux-Arts de Bucarest (à 43 ans!), et au fil du temps, comme les autres artistes de l’avant-garde, elle se met à exposer ses oeuvres et à voyager. Son influence artistique s’impose en Roumanie et s’étend peu à peu à l’ensemble des pays de l’Est. En 2008, elle reçoit le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université Nationale des Arts de Bucarest pour sa contribution à la scène artistique contemporaine roumaine; en 2017 elle représente son pays à la Biennale de Venise et est décorée de l’Ordre de l’étoile de Roumanie, par son président Klaus Iohannis.

Une création artistique foisonnante, nourrie d’expérimentations, de découvertes et de liberté
Le Studio
L’atelier est très important pour Geta Brătescu. Longtemps rêvé, avant qu’elle puisse en avoir un , il représente un espace protecteur et rassurant mais surtout un lieu d’expérimentations et d’inventions ludiques. En 1978, avec Ian Grigorescu, elle réalise une des oeuvres les plus emblématiques de son corpus , le film “The Studio”. Hommage vibrant à ce lieu magique, où elle n’est plus une personne ordinaire mais devient un vrai personnage ; autour d’elle les objets et les matériaux les plus basiques prennent vie et interagissent avec son visage et son corps.
Littérature, féminité , corps, et dématérialisation
En plus des objets quotidiens qui l’entourent et qu’elle intègre dans ses oeuvres, Brătescu puise son inspiration dans la littérature . On retrouve fréquemment, dans ses créations, des personnages mythiques tels Médée et Ésope, Mère Courage ou Faust , comme autant d’alter egos. Son travail parle de la féminité, du corps et de son rapport au monde qui l’entoure. Mais surtout, ses oeuvres témoignent de l’audace, de la créativité libre et foisonnante de l’artiste, et aussi de son humour singulier . “Geta Brătescu était une véritable artiste qui même dans les moments les plus sombres, a conservé son sens du jeu et son goût de la liberté“, mentionne Iwan Wirth , co-fondateur de la galerie Hauser & Wirth qui la représente depuis 2017.

Le dessin, l’expression privilégiée de son art
“Le dessin est la base de mon langage. Je dessine avec un crayon, je dessine avec des ciseaux, avec un stylo, avec n’importe quoi .(…) Pour moi, c’est la libération d’une énergie intrinsèque, structurelle, une joie.” Geta Brătescu
Au cours de ses soixante-dix ans de vie artistique, le travail prolifique de l’artiste roumaine a exploré une multitude de formes d’expression incluant installations, photographies, films expérimentaux, carnets, tapisseries, performances, collages et dessins. Mais c’est ce dernier, le dessin, qui constitue la forme la plus essentielle de sa pratique, celle qui lui permet d’illustrer et mettre en oeuvre le propos artistique de toute sa vie, “L’art est un jeu sérieux” (GB , interview, 2016).

Le dessin est un texte, (….)
Aujourd’hui j’ai écrit un homme qui regarde le soleil. GB, 2013
Son talent enfin reconnu dans le monde entier
Durant les dix dernières années de sa vie, les oeuvres de Geta Brătescu suscitent un réel interêt à l’international . Elles sont exposées à la Biennale d’Istanbul (2010), celle de Paris ( 2012) ou encore à la Kunsthalle de Hambourg (2015).

2017 est l’année décisive, celle où Brătescu accède à l’apogée de la reconnaissance de son art dans le monde entier. Les créations de l’artiste roumaine sont présentées à Documenta 14, au Camden Arts Centre de Londres et à la Biennale de Venise (pavillon roumain), où ses dessins et collages aux formes géométriques fantaisistes (Game of forms/ Jeu de formes) créent l’événement. Il y a quelque chose d’infiniment attirant dans leurs formes ludiques, leurs lignes poétiques, leurs couleurs éclatantes. Et puis aussi ce souffle de liberté, ami intime de Brătescu , qui l’a guidé toute sa vie .
Caroline d’Esneval
+ info:

Recent Solo exhibitions
2021
FC Francisco Carolinum, ‘Geta Brătescu. The Woman and the Bird’, Linz, Austria
Kunstforeningen GL Strand, ‘Geta Brătescu. Freedom of Forms’, Copenhagen, Denmark
2020
Hauser & Wirth Publishers Headquarters, ‘Geta Brătescu x Albert Kriemler. A Collaboration’, Zurich, Switzerland
Hauser & Wirth Rämistrasse, ‘The Drawing, The Gesture’, Zurich, Switzerland
Kunstmuseum St. Gallen, ‘Geta Brǎtescu. L’Art C’est un Jeu Sérieux’, St. Gallen, Switzerland
2019
Hauser & Wirth, ‘Geta Brătescu. The Power of the Line’, London, UK
2018
Ivan Gallery, ‘Jurilofca’, Bucharest, Romania
Neuer Berliner Kunstverein, ‘Geta Brătescu’, Berlin, Germany
Hauser & Wirth, ‘Geta Brătescu. The Leaps of Aesop’, Los Angeles CA
2017
Hauser & Wirth, ‘Geta Brătescu. The Leaps of Aesop’, New York NY
Museum voor Schone Kunsten Gent, ‘Geta Brătescu. An atelier of one’s own’, Gent, Belgium
La Biennale di Venezia, Romanian Pavilion, ‘Geta Brătescu – Apariţii \ Geta Brătescu – Apparitions’, Venice, Italy
Camden Arts Centre, ‘Geta Brătescu. The Studio: A Tireless, Ongoing Space’, London, UK
2016
Hamburger Kunsthalle, ‘Geta Brătescu. Retrospektive’, Hamburg, Germany
Galerie Barbara Weiss, ‘Collages and Drawings’, Berlin, Germany
2015
Tate, ‘Geta Brătescu’, Liverpool, UK
CAM Contemporary Art Museum St. Louis, ‘Geta Brătescu: Drawings with the Eyes closed’, St. Louis, MO
Ivan Gallery, ‘Invoking the Drawing’, Bucharest, Romania


Un commentaire
agnesthurnauer
J’adore!
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