Lectures d’hiver

PAR SEVERINE LE GRIX DE LA SALLE

Quatre propositions de lectures ce mois-ci proposées par Séverine Le Grix de la Salle, l’actualité, la guerre, les attentats vus par les écrivains Emmanuel Carrere, Joseph Kessel, Kim Thuy et Milan Kundera.

Les livres du mois © Séverine Le Grix de la Salle

Emmanuel CARRERE. Procès des attentats du 13-Novembre. L’OBS, toutes les semaines.

© Séverine Le Grix de la Salle

Emmanuel Carrère a décidé de suivre pour L’Obs le procès des attentats du 13 novembre et livre, chaque semaine, une double page bouleversante.

Lecture indispensable. Tout d’abord pour sa qualité littéraire. 

 Il est très rare de suivre la construction d’une œuvre, pas à pas. Je ne sais pas comment s’appelle ce genre littéraire, chroniques, lettres,  sur «  le V13 aussi addictif qu’une série « – Edition n° 2980 2au 8 décembre 2021 –, qu’importe, c’est incroyablement fort. Tous les vendredis, on peut lire dans d’autres journaux, les très bons papiers des grands reporters qui couvrent ce procès hors norme et comprendre, en lisant celui d’Emmanuel Carrère, la différence entre un très bon article et de la littérature. Celle-là même qui à coup de mots simples et de sensibilité, a la capacité de transformer une vie ou un évènement en destin universel. 

Edition n°2976 du 4 au 10 novembre 2021 : le portrait de Marylin, une victime blessée au Stade de France, oubliée face à l’horreur massive du Bataclan et des terrasses, n’est pas qu’un article : c’est un cri, pour que nous réapprenions à regarder le destin de chaque être humain, que nous ne rentrions pas dans la hiérarchie de l’information, celle qui écrase les drames par d’autres drames toujours plus puissants. Un cri pour que ne soit pas effacée la souffrance de Marylin, abimée à vie, et ce seul mort : « pas grand-chose au regard de la tragédie générale, mais ce seul mort n’en est pas moins mort, ni ses enfants moins orphelins ». La fragilité de Marylin est la nôtre et comme tous ses lecteurs, nous pourrons dire avec Emmanuel Carrère « …mais quand même Marylin qui s’éloigne, seule, gracieuse et triste, tellement triste, avec son écrou dans son tube, je ne l’oublierai pas ».

Lecture indispensable. Aussi pour la subtilité de son décryptage, qui fait froid dans le dos

 Edition n° 2979 du 25 novembre au 1er décembre 2021 : l’analyse indispensable de Hugo Micheron, synthétisée par Emmanuel Carrère,  celle qui renverse tous les paradigmes et ouvre un abîme de réflexion 

« Il y a une fierté djihadiste, qui explique pourquoi les programmes de dé-radicalisation marchent aussi mal.  Ca n’aurait pas mieux marché si l’Empire romain avait lancé au premier siècle des programmes de dé-radicalisation. Quand on s’engage dans un combat juste et glorieux, où on trempera son âme, où la victoire est assurée sur la terre comme au ciel, pourquoi se laisser convaincre de rallier le camp des perdants parce que les perdants ont le pouvoir,  provisoire-dérisoire, de vous mettre en prison ?».

Frémir, rebooter notre logiciel, agir sans basculer dans les caricatures ni les extrêmes, allons-nous y arriver ? 

Lecture indispensable. Enfin pour la confiance qu’il nous (re ?) donne dans le système judiciaire. 

 Emmanuel Carrère rappelle dans Paris Match ( 6 janvier 2022)

« que l’on rend la justice en se rappelant qu’on tient le procès des accusés. Ce n’est pas le procès du terrorisme. Il y a 14 mecs dans le box, accusés à des titres divers, qu’on ne peut mettre tous dans le même panier. Cette visée-là n’est jamais oubliée, les magistrats sont vraiment de grande qualité ».

Et c’est peut être ça, la civilisation, notre civilisation.

Em de KIM THUY

Kim Thuy
EM Kim Thuy © couverture dessinées par Séverine Le Grix de la Salle

Avec une horrible délicatesse, ce livre calligraphie la guerre sale du Vietnam et tisse les destins de ses victimes,  parfois de ses bourreaux :  Alexandre, Mai, Tam, la nourrice, le pilote,  madame Naomi, Em Hong , Anabelle, Howard et Louis. Louis

« qui savait différencier ses mères d’un jour. Celle qui fouillait les dépotoirs du coin sentait la vie en ébullition et la somme des secrets des habitants du quartier. La vendeuse de billets de loterie dégageait une odeur de terre humide, alors que la porteuse d’eau offrait la fraicheur ».

Petits chapitres, certains tendres, certains courts comme des haiku, certains si terribles qu’ils font mal aux mots : lire les deux pages de « Take care of them », poser le livre et souffler. 

Coup de poignard, coup de cœur.

Joseph KESSEL, Terre de feu et d’amour

Joseph Kessel
Joseph Kessel – Terre d’amour et de feu © couverture dessinées par Séverine Le Grix de la Salle

Avant le roman, le journalisme. Celui du témoignage engagé, totalement partisan, écrit dans une langue de feu et d’amour pour reprendre son titre. Trois articles de Joseph Kessel, « les pionniers (1926) », » les guerriers (1948) », » les juges (1961) » construisent ce livre.

Le premier transpire d’un enthousiasme aveugle laissant prévoir tous les drames à venir, mais si touchant :

« J’ai eu la chance de connaitre, sous les tentes, dans les baraquements misérables, parmi les champs stériles, sur les chantiers paludéens, les hommes et les femmes de ces années héroïques».

Le second un peu lassant, peut être zappé.  Le troisième, le plus intéressant, relate le procès d’Eichmann, « signe des justes revanches ». Une master class de journalisme, traversée par cette lancinante question que posera Hanna Arendt en termes plus philosophiques :  comment écrire, raconter et se protéger face au mal, ne pas laisser ses émotions l’emporter ? Joseph Kessel livre ici une analyse très professionnelle de la défense de l’accusé, témoigne avec une rare honnêteté du respect dû à l’avocat, et enrage lors du réquisitoire qui ne sût pas garder la bonne distance. 

Si comme je le crois, une civilisation repose sur sa justice, rien n’est daté dans ce texte rare.

Milan KUNDERA, La plaisanterie

Milan Kundera
Milan Kundera “La plaisanterie” © couverture dessinées par Séverine Le Grix de la Salle

Virtuosité d’un roman dans le roman, d’un essai politique dans le roman, d’un traité philosophique dans le roman. Tout en restant un roman, formidablement écrit et fluide. 

La petite plaisanterie d’un jeune homme jaloux transforme sa vie en plaisanterie dramatique,

« brisés les études, la participation au mouvement, le travail, les amitiés, brisés l’amour et la quête de l’amour, brisés en un mot, le cours, chargé de sens, de la vie. Il ne me restait plus que le temps. Celui-ci, en revanche, j’appris à le connaître intimement comme jamais auparavant (…) pour que j’éprouve sans cesse son poids ».

 Dénonciation de la grande plaisanterie religieuse ou idéologique :

« C’était le temps de la grande foi collective. L’homme qui, l’approuvant, marchait avec cette époque était hanté de sensations fortes voisines de celles que procure la religion : il renonçait à son moi, à son intérêt, à sa vie privée pour quelque chose de plus élevé, de supra-personnel. Les thèses du marxisme, certes ont une origine profane mais la portée qu’on leur reconnaissait était comparable à celle de l’Evangile et des commandements bibliques. Il se créait un cercle d’idées intouchables, donc, dans notre terminologie, sacrées ».

Du fin fond de la Sibérie, des tréfonds de l’âme, le temps de la vengeance, raffinée, patiemment construite, arrivera. Et avec elle, pour chacun d’entre nous, le temps de la réflexion face à toutes les idéologies. 

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