Albert Kahn, les archives de la Terre

Albert Kahn (1860-1940) est fascinant, lancé dans ses voyages avec ce nouvel outil en poche, l’appareil photo, ne s’est-il pas dit tout est possible ? Et grâce à toutes ces images qu’il allait produire, un projet insensé était à portée de main, une visée documentaire qu’il allait offrir à la postérité.
Un homme du “monde”
Brillant jeune homme, juif alsacien, il arrive à Paris, il se fait engager comme coursier dans une banque d’un lointain parent et gravit les échelons un à un jusqu’à fonder son propre établissement. En 1879, il désire approfondir ses connaissances et devient le premier élève du jeune professeur Henri Bergson avec qui il entretiendra toute sa vie une grande amitié.

Les yeux grands ouverts sur la diversité
A partit du moment où il a de l’argent, il ne cessera de vouloir explorer le monde dans un seul but, l’archiver et surtout dépasser les frontières, ouvrir les yeux, sur la diversité des cultures mais aussi la nature, il avait déjà compris l’importance de l’écologie. Très intéressé par toutes les nouvelles technologies, il va créer un fonds incroyable d’images, films, enregistrements (malheureusement disparus), récits, de tout ce qu’il a vu et entendu à travers ses voyages.

Très discret, il n’apparait pratiquement jamais sauf exception, comme sur cette photographie de groupe pour l’Illustration. La crise de 1929 entrainera la faillite de l’homme d’affaire et, en 1936, le Département de la Seine acquiert la propriété et les collections d’images. Albert Kahn s’éteint en 1940, et heureusement ce mondialiste humaniste n’aura pas la tristesse de voir l’horreur de la seconde guerre mondiale.

Un nouveau musée
Après plusieurs années de travaux, le nouveau Musée Albert Kahn réalisé par l’architecte Kengo Kuma, était très attendu à Boulogne-Billancourt. Il s’inscrit dans l’ambition culturelle du Département des Hauts-de-Seine, en particulier de Patrick Devedjian (1944-2020), de créer une “vallée de la Culture”, autour de grands projets culturels.

Le bâtiment de 3 étages a été conçu comme un lien entre la ville et le jardin. A l’intérieur, c”est une plongée dans cet univers muséal avec toutes ces photographies sorties des voyages innombrables , l’Engawa japonais réinterprété par l’architecte permet cet échappatoire vers un autre voyage immédiat, proche de nous, celui des jardins d’Albert Kahn qui nous attirent si irrésistiblement. Passé et présent s’entrecroisent ainsi et permettent au visiteur ces allers-retours vers les souvenirs de ce voyageur du monde à travers les milliers d’images et les différentes végétations du jardin, autre vision poétique de ce philanthrope.

Albert Kahn entreprend en 1908 un voyage autour du monde avec son chauffeur Albert Dutertre et son fondé de pouvoir Maurice Lévy.
Il en résulte de nombreuses images autochromes , films, stéréoscopies consacrées à la diversité des cultures, Albert Kahn est très au fait des nouvelles technologies, il réalise aussi des stéréoscopies en couleur. La plaque autochrome inventée par les frères Lumière offre à l’amateur photographe la liberté de réaliser ses propres clichés couleurs.
Le déroulé du voyage autour du monde d’Albert Kahn nous est connu aujourd’hui grâce au journal de route d’Albert Dutertre écrit quotidiennement.
Dans cette quête d’absolu il y a les paysages en images et en vrai à Boulogne

Le jardin est merveilleux, même et surtout sous la pluie, se promener dans les allées bordées de fleurs , toutes ces couleurs , ces arbustes et ces arbres majestueux. Albert Kahn s’est inspiré de son ami philosophe Henri Bergson ainsi que du poète indien Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature, et l’a conçu comme un voyage, une expérience, chaque parcelle étant un paysage différent japonais avec son pavillon du thé, anglais avec ses rocailles, le jardin à la française et sa roseraie, ses forêts ..
Les différents jardins : la forêt bleue et le marais – La forêt dorée et la prairie – La forêt vosgienne, Le jardin français et le verger, la roseraie – Le jardin anglais – Le village japonais – Le jardin japonais contemporain.
Ce jardin est orné de cette serre blanche ou palmarium avec ses terrasses qui permettent d’en faire le tour et de profiter d’une très belle vue sur le parc.
Une visée documentaire, les archives de la planète

Invitation d’Albert Kahn à Auguste Rodin, 27 mai 1909. Fac-similé d’une lettre dactylographiée. Paris, musée Rodin
L’exposition inaugurale s’intitule « Autour du monde. La traversée des images, d’Albert Kahn à Curiosity». Albert Kahn avait créé une société qu’il baptise Autour du Monde. Le Grand tour des fils de bonne famille devient ce voyage autour du monde à visée humaniste, documentaire. Albert Kahn souhaite partager ses connaissances, montrer la diversité des cultures, de la nature. Il donne des bourses à des jeunes agrégés qui partent dans des expéditions à travers le monde et leur permet selon le protagoniste de prendre « réellement contact avec la vie ». Pendant 20 ans, une douzaine d’opérateurs voyagent à travers les cinq continents pour enrichir les archives de la planète.
C’est un monde différent qui se dévoile sous nos regards, celui des grandes expéditions encore l’apanage d’une élite européenne, où la mondialisation n’a pas encore débuté. Albert Kahn cherche ainsi à enregistrer la mémoire et la trace d’un monde en train de disparaître sous l’effet de la modernité. La planète apparaît sous-peuplé et l’urbanisation encore rare. Les modes de vies restent encore traditionnels, ce sont les sociétés paysannes qui apparaissent sous le regard des explorateurs, les rites et les cultures, les travaux et les jours, sans que jamais ne transparaissent l’idée d’une hiérarchie ou d’une supériorité des civilisations. L’autochrome, le cinéma et les enregistrement sont ainsi les mediums les plus fidèles de cette réalité du monde. Le propos est également profondément humaniste et universaliste : derrière la diversité de l’Homme, Albert Kahn veut montrer l’unité de l’humanité. Le visiteur retrouve étrangement, comme en écho, l’exposition du MoMA d’Edward Steichen, “The Family of Man” ou l’esprit de la photographie humaniste, de Cartier-Bresson à Sabine Weiss, récemment disparue. C’est un manifeste en faveur de l’Humanité dont doit témoigner cette encyclopédie du genre humain.
Il n’est pas indifférent de noter la profonde cohérence du projet d’Albert Kahn : souligner l’unité derrière la diversité des genres humains. Être le porteur d’un projet de concorde universelle par la culture, l’éducation et la connaissance. Son projet humaniste souhaite également incarner une ambition universaliste, créatrice de paix par la culture et la tolérance. Albert Kahn a été profondément engagé dans la création de la Société des Nations, en vue du règlement des conflits par la médiation, pour prévenir la répétition du drame de la Première guerre mondiale. Il a été le précurseur de l’UNESCO, avec le comité international de coopération culturelle, présidé par Henri Bergson. Lui-même ayant fait le choix de la France après la défaite de 1870, il participera aux oeuvres philanthropiques à destination des réfugiés et apatrides, conséquences des bouleversements issus de la Première guerre mondiale.

“Je ne vous demande qu’une chose, c’est d’avoir les yeux grands ouverts.”
Albert Kahn
Des chiffres impressionnants
Les chiffres de la collection sont impressionnants :
180 000 mètres de pellicule cinéma (une centaine d’heures de projection), 4000 stéréoscopies noir et blanc et 72 000 autochromes
Le nouvel espace permet ainsi de pénétrer l’univers d’Albert Kahn, une interaction entre le public et le fonds, le visiteur peut ainsi faire défiler images et explications à volonté.
Ce fonds est unique au monde et ne reste pas figé dans le temps, de nombreuses possibilités s’offrent au visiteur parallèlement à la visite des collections, on peut consulter de nombreux livres dans la bibliothèque, il existe aussi le musée en ligne. Dans cette volonté encyclopédique de représenter la planète dans sa diversité, le visiteur ne peut s’empêcher de penser à la villa Hadrien, réalisation architecturale des lieux et décors remarquables de l’Empire visités par Hadrien, avec la phrase d’ouverture du roman de Marguerite Yourcenar,
“Je me sens responsable de la beauté du monde.”
Marguerite Yourcenar


L’association des Amis d’Albert Kahn, présidée par Sylvie Jumentier, organise depuis 2017 « les Rencontres Photographiques des amis du musée départemental Albert-Kahn » pour encourager et soutenir financièrement les auteurs photographes qui mettent leur talent au service de la connaissance du monde et de la découverte des territoires et des populations.
Florence Briat Soulié
INFORMATIONS :
Exposition inaugurale :
Autour du Monde – La traversée des images, d’Albert Kahn à Curiosity
jusqu’au 13 novembre 2022
Commissariat de l’exposition :
Magali Mélandri, directrice déléguée à la conservation, musée départemental Albert-Kahn
Clément Poché, chargé d’exposition, musée départemental Albert-Kahn
accompagnés de Serge Fouchard, chargé de recherches documentaires, musée départemental Albert-Kahn.
Informations pratiques
Musée départemental Albert-Kahn 2 rue du Port
92100 Boulogne-Billancourt

Sélection de livres sur Albert Kahn : Le jardin d’Albert Kahn,un tour du monde botanique. Musée départemental Albert Kahn / Skira.
Luce Lebart Musée départemental Albert Kahn Hors série découvertes / Gallimard
Archives de la planète / Musée départemental Albert Kahn

