L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #3. Erwitt sans audioguide
1 juin 2023/
PAR BENOÎT GAUSSERON
L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #3. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans Bande à part de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît Gausseron.
Elliott Erwitt (né en 1928) est membre de Magnum Photos depuis 1954.
Vous regardez seulement
Après être passé devant les quatre T d’Elliott Erwitt sur la grande affiche du musée, vous montez quatre à quatre l’escalier, ne regardez pas la notice biographique de l’artiste ni la carte de ses pérégrinations que présente la première salle, ne jetez pas un œil aux cartels sous les œuvres, ne lisez pas les citations entre guillemets éclairées aux murs. Vous ignorez les deux films sur l’artiste, n’écoutez pas les voix anglaise et française que diffusent les audioguides de vos voisins. Vous n’ouvrez pas le très reussi magazine Beaux-Arts consacré à l’exposition. Vous regardez seulement. La parole sera plus tard à la défense, aux notes de bas de page et aux commentaires. Les mots auront bien le temps de prendre leur revanche après les 200 photos de l’exposition qui disent en rafale le quotidien des corps et des choses au XXème siècle.
Le premier étage en noir et blanc apprend d’abord à voir ce que l’on ne voit pas. A hauteur de chien, pour observer la rue en commençant par la terre et en finissant par le ciel, dans cet ordre, en faisant droit aux semelles, aux pieds, aux grains oubliés des sols. A hauteur d’immeuble à New-York, pour lire dans la façade les plis d’un visage de pierre qui en a tant vu de l’histoire des sans noms et des sans grade à travers ses fenêtres et ses boutiques du rez-de-chaussée. A hauteur d’enfant, avec un pistolet factice braqué sur la tempe ou assis sur le porte-bagage d’une bicyclette, un enfant qui semble être, de tous, le personnage le plus complice du photographe. Erwitt ne nous impose pas ce qu’il faut voir du monde. Il se contente de bousculer les points de vue. Dans le même ordinaire et prosaïque cours des choses, il fait droit à ce qui ne se remarque pas, au petit geste, au détail fragile que tout prédestine à l’oubli et qu’il sauve d’une photo.
Un motif singulier qui, toujours, détonne,
En entrant dans la galerie basse, les images en noir et blanc font place à la couleur, à la publicité, à la politique, au people et à la mode. Pourtant, ce ne sont pas les pages de Paris Match ou de Vogue que nous tournons. Il y a dans toutes ces scènes un motif singulier qui, toujours, détonne, ce quelque chose qui, dans chaque image, détourne le lieu commun. Sur cette photo du général de Gaulle assis à côté de Brejnev à l’ambassade de France à Moscou, c’est un plateau de petits fours qui attend et vers lequel tout converge. Autour de Grace Jones et Andy Wahrol assis sur le cuir noir d’une limousine, le noir qui semble les avaler en devient la figure principale et la couleur entêtante. Chez ces spectateurs vus de dos contemplant un nu au musée du Prado de Madrid, c’est un imperméable, au centre de l’image, qui fait obstacle et vous arrête. Et dans ce baiser de deux inconnus saisi dans le rétroviseur d’une auto stationnée sur une plage californienne, les lèvres qui se trouvent embrassent bien plus large : elles appellent l’océan Pacifique, là, devant eux.
Des corps qui ont une adresse et une histoire.
Connus ou inconnus, les personnages d’Erwitt sont d’abord des corps singuliers. La foule – celle qui dit on et pas nous, celle qui parle de tout le monde et donc pas à nous – n’a pas sa place ici. Erwitt ne cadre que des corps qui ont une adresse et une histoire. Celui de Marylin Monroe entouré d’autres stars d’Holywood, celui d’un promeneur anonyme avec son chien, celui d’un enfant des rues dont nul ne connaîtra le destin. Ces corps, qu’on le veuille ou non, sont aussi les nôtres précisément parce qu’ils sont arrachés à la foule. L’artiste de 94 ans, qui vit aujourd’hui à New-York, nous le dit d’un cliché l’autre sans jamais faire la leçon. Il a l’habitude d’appuyer sur son klaxon pour dérider ses personnages avant de déclencher son appareil, n’hésite pas à se moquer de ses planches contact, du business de la photo et se préserve des commentaires. Erwitt, le photographe aux yeux plissés économe des mots qui se prendra toujours moins au sérieux que nous.