Mark Rothko(1903-1970)
Fondation Louis Vuitton
THE GAZE OF MARIE SIMON MALET

« Mon art n’est pas abstrait, il vit et respire »
Regarder un tableau de Rothko est une expérience intime, c’est pourquoi il est si difficile d’en parler. Rothko parlait d’immersion dans l’espace de la toile : « Je veux créer un état d’intimité, une transaction immédiate. Les grands formats vous prennent en eux. »
Plus, il considérait le visiteur comme un allié co-créateur et cet échange, comme de l’amitié :
« Une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible »
L’un des mérites de la rétrospective Mark Rothko (1903-1970) de la Fondation Louis Vuitton est de nous guider par des citations de l’artiste : elles donnent des clefs pour comprendre cette œuvre complexe. Un autre mérite, essentiel à mes yeux, réside dans la première salle où sont rassemblées les œuvres des débuts de Rothko. Ce sont des tableaux figuratifs réalisés à New-York dans les années 30, scènes urbaines et portraits dont son unique autoportrait.

L’impossibilité de représenter la figure humaine
Je ne connaissais pas cette période figurative. J’ai été frappée d’y trouver déjà un usage sophistiqué de la couleur avec des tons neutres indéfinissables, roses, kaki, gris, beige mastic, vert émeraude et faux noirs.
Mais plus encore, d’y voir une représentation de la figure humaine toute en distorsions, élongations, déformations, solidifications… Des figures anonymes avec un rapport très particulier à l’architecture urbaine comme un espace enfermant et sans issue.

Ainsi, sur sur le quai du métro new-yorkais, les usagers se confondent avec les piliers : leurs fines silhouettes sont étirées à l’extrême; dans une rampe d’escalier, un groupe de passagers est aggloméré en une tache brune patinée d’ocre; sur le côté d’un autre tableau, un trio composé de deux enfants et d’un rabbin est resserré sur lui-meme comme une statue reléguée à faire corps avec la rue dont elle adopte la tonalité neutre (Street scene, c.1937, National Gallery of art, Washington. DC). Dans un portrait non identifié (Portrait,1939, Collection de Christopher Rothko) un jeune-homme, qui m’évoque un enfant de Matisse, se tient devant une commode vert clair, elle-même plaquée devant une fenêtre ouverte sans aucune profondeur ou perspective sur un mur rose. La tête au trop long cou et le buste menu sont entourés d’un halo blanc.
Les hommes sont déshumanisés et les animaux se transforment en choses et vis-et-versa : dans les mains d’un voyageur qui lit le journal (Underground Fantasy, c. 1940, National Gallery of art, Washington. DC) le quotidien ouvert ressemble à un oiseau inerte, sorte d’albatros échoué en ville.
Ce monde est sans échappatoire.
« Je suis [l’artiste] le plus violent de tous les New Americans »
déclaration de Mark Rothko, 1959
Son Autoportrait (Self Portrait,1936, Collection Christopher Rothko) le présente caché derrière des lunettes de soleil impénétrables. Selon le cartel, il ne dit rien de lui. Il me semble, au contraire, criant de vérité. Sur son visage, derrière ces verres bleus, il y a deux trous noirs puis une bouche plaquée comme un morceau de chair à vif qui conduit le regard vers une cravate rouge, courte comme une flèche, désignant une tâche rouge sur sa main gauche. Puis nos yeux remontent à cette bouche comme gonflée de sang, il y a quelque chose d’insupportable à soutenir le regard. La violence dont parlera Rothko plus tard à propos de sa peinture, je la vois là, inscrite sur son portrait.

Marcus Rotkovitch est né en 1903, à Dvinsk, dans l’actuelle Lettonie, dans une famille juive de l’Empire russe. À 10 ans, en 1913, il part avec sa mère rejoindre son père et ses frères immigrés peu de temps auparavant à Portland Oregon; il s’installe à New-York, à 23 ans. Au moment où il peint son autoportrait, il n’a pas encore pris le patronyme de Mark Rothko qu’il adoptera au début de la Seconde guerre mondiale (l’officialisant en 1959).
Dès 1940, l’artiste est conscient qu’il ne peut plus représenter la figure humaine « sans la mutiler ». Il cesse alors de peindre pour écrire. Son manuscrit, The Artist’s Reality ne sera exhumé qu’en 1988 et édité sous l’impulsion de son fils, Christopher Rothko, en 2004.
À la fin de la guerre, après les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki et l’horreur de la Shoah, la fin de l’humanité semble devenue possible. Pour lui, comme pour Adolph Gottlieb, Robert Motherwell, Barnett Newman, Jackson Pollock, Ad Reinhardt, Clifford Still et d’autres, il s’agit de trouver une autre voie picturale que celle de la représentation de la figure humaine, de faire table rase°.
Sous l’influence de la peinture surréaliste, de sa lecture de Freud, des philosophes (notamment de Nietzsche avec La Naissance de la tragédie) et du théâtre d’Eschyle, Rothko s’intéresse à l’inconscient et se remet à peindre. Il veut représenter les grands mythes universels, puis à la fin de 1946, Les Multiformes préfigurent l’œuvre du Rothko que l’on connaît. Celle, résolument abstraite, que Suzanne Pagé et Christopher Rothko, les co-commissaires de l’exposition, qualifient de « classique ».
Huit salles y sont consacrées (les Galeries 4 à 11) avec quelque soixante-dix œuvres dont deux installations exceptionnellement rassemblées, celle de la Phillips Collection à Washington et celle des Seagram Murals de la Tate London.
°La notion de “table rase” vient du latin “tabula rasa” désignant une tablette de cire vierge, sans aucune inscription ; Aristote en a fait une métaphore pour représenter l’âme à sa naissance, vierge de toute connaissance et de toute idée. Le texte de Christopher Rothko dans le catalogue de l’exposition est très éclairant.
Entrer dans le tableau au risque de passer à côté.
De loin et à première vue, ce ne sont que de grands champs colorés horizontaux, « des couleurs en un certain ordre assemblées » selon la définition du peintre Maurice Denis –Art et Critique, 1890-.
En s’approchant, on sent bien que c’est plus complexe : Ces sublimes couleurs palpitent, elles contiennent une lumière brumeuse, indéfinissable. On réalise aussi que les coloris sombres s’éclairent de lumière, que sous le noir il y a de la couleur, qu’il y a des recouvrements, une couche en cachant toujours une autre, comme indéfiniment superposées… Des champs s’approchent, d’autres s’enfoncent, avec un effet de trompe-l’œil dans la surface plane.
Dès lors, le mystère est palpable.

Comment l’artiste fait-il donc pour créer cette luminosité diffuse (son fameux « sfumato ») et ces tonalités d’une intense sensualité ? Sur les couleurs et sous elles, cela se dilue, s’éclaire de l’intérieur, palpite comme les battements du cœur, s’estompe, s’évanouit… Ces œuvres sont comme une représentation matérielle de l’immatérialité.
On pourrait multiplier les oxymores et les paradoxes. Ainsi, pourquoi y trouver de la sérénité alors que le peintre y a mis tant de violence ?
« à ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface.»
Pour certains, la contemplation de son œuvre sera une expérience mystique; pour d’autres, profane. L’un pourra être submergé par l’émotion puis, une autre fois, rester en retrait, être sensible à la beauté des coloris sans les relier à une émotion, ne rien éprouver du tout, et ainsi passer à côté du tableau. Le fils du peintre, Christopher, prévient :
« Regardez dans la peinture. Mon père ne vous demande pas de vous préoccuper de la façon dont il l’a réalisée, il veut que vous fassiez l’expérience de ce qu’il a lui-même éprouvé en l’exécutant*. Il ne veut pas d’un étudiant, ni d’un observateur, il a besoin d’un co-créateur. »
Si Rothko n’aimait pas que l’on loue ses talents de coloriste; s’il gardait secrètes ses recettes de pâte colorée (qu’elles soient à la tempera, à l’huile, à l’acrylique, mêlée de résine, de colle de peau de lapin, de pigments etc…) c’est que son ambition était ailleurs. Il aspirait à créer un espace de rencontre sensible entre deux âmes.
*Notes issues d’une conversation avec Selden Rodman, 1956, dans M. Rothko, Writings on Art, op. cit., p. 119-120 ; éd. française, Écrits sur l’art, p. 190.
Rothko, architecte d’un espace symbolisé
Ses voyages en Europe (1950,1959,1966), en Italie notamment, sont pour l’artiste une source d’inspiration; il s’imprègne de l’art pictural mais aussi de l’architecture : temples de Paestum, Villa des Mystères à Pompéi, bibliothèque Laurentienne de Florence, fresques de Giotto et de Fra Angelico au couvent de San Marco… Il disait avoir « peint des temples grecs toute sa vie sans le savoir », définissant ainsi ses tableaux comme des lieux de tension entre vides et pleins, opacité et transparence aérienne.

Les toiles de Rothko font un tout avec l’environnement où elles sont placées. Rothko a conçu une œuvre d’art totale. L’artiste recommandait de se tenir à moins de 50 cm (18 pouces) de ses tableaux, posés proches du sol, presque comme dans son atelier, et de s’assoir en face pour méditer. L’on peut regretter que, dans les espaces immenses de la Fondation Louis Vuitton, les bancs soient si éloignés des œuvres. Le bâtiment lui-même rend, à mon sens, plus difficile ce rapport d’intimité voulu par l’artiste.
Le 25 juin 1958, les distilleries Seagram lui commandent une série de peintures murales pour le restaurant Four Seasons dessiné par Philip Johnson et situé dans le Seagram Building de l’architecte Mies van der Rohe. Le peintre investit un atelier au Bowery ayant à peu près les dimensions du restaurant (50m2); il y peint une trentaine de très grands châssis destinés à envelopper le visiteur; sa palette s’assombrit.
Il renoncera finalement à la commande mais donnera, dix ans plus tard, neuf de ces toiles à la Tate Gallery de Londres. L’interview très intéressante de Norman Reid, à l’époque directeur de la Tate et instigateur du projet, est projetée sous forme de vidéo à l’avant-dernier étage du parcours. On y apprend que Rothko définit scrupuleusement le plan de la salle et l’accrochage (reproduit fidèlement ici).
Cette conception quasi-architecturale préfigure la Chapelle de l’Université Saint-Thomas à Houston, commande des mécènes, Dominique et John de Menil, en 1964. L’artiste n’en verra pas l’achèvement. Léger bémol concernant la présentation de sa maquette à côté des deux maquettes du projet de Frank Gehry pour la Fondation Vuitton : on ne sait si cette salle exiguë clôture le parcours ou si elle est une annexe. Face à l’impressionnante série des Black and Gray (1969-1970) et aux sculptures de Giacometti, cette drôle de fin ne rend pas justice à cette œuvre magistrale.
Mark Rothko se donnera la mort, dans son atelier, le 25 février 1970. La même année, le 29 mai, la Tate Gallery inaugurait la « Rothko Room ». Le 27 février 1971, la Rothko Chapel de Houston était consacrée comme un lieu de culte inter-confessionnel.
Il demeure aujourd’hui de cet artiste à l’âme déchirée par le drame humain et le cataclysme du monde, une œuvre au souffle puissant, qui « vit et respire » par-delà son suicide.

Mark Rothko
Fondation Louis Vuitton
Jusqu’au 2 avril 2024
Adresse : 8, avenue du Mahatma Gandhi,
Bois de Boulogne, 75116 Paris.
Commissariat :
Suzanne Pagé et Christopher Rothko
avec François Michaud
et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses
Première rétrospective en France consacrée à Mark Rothko (1903-1970) depuis celle du musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1999, l’exposition présentée à la Fondation Louis Vuitton à partir du 18 octobre 2023 réunit quelque 115 œuvres provenant des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales, notamment la National Gallery of Art de Washington, la Tate de Londres, la Phillips Collection ainsi que la famille de l’artiste. Se déployant dans la totalité des espaces de la Fondation, selon un parcours chronologique, elle retrace l’ensemble de la carrière de l’artiste depuis ses premières peintures figuratives jusqu’à l’abstraction qui définit aujourd’hui son œuvre.
Bibliographie :
Catalogue sous la direction de Suzanne Pagé et Christopher Rothko avec une préface de Suzanne Pagé, deux essais introductifs de Christopher Rothko et les contributions sur différentes périodes chronologiques de Harry Cooper, Ludovic Delalande, François Michaud, Nancy Spector et Jeffrey Weiss ainsi que celle d’Annie Cohen-Solal. Claudia Buizza, Cordélia de Brosses et Magdalena Gemra ont documenté des points précis. Co-édition Fondation Louis Vuitton et Citadelles & Mazenod, 2023
Mark Rothko, The Artist’s Reality, éd. Christopher Rothko, New Haven et Londres, Yale University Press, 2004
Mark Rothko, La réalité de l’artiste, Flammarion, collection Champs arts, 2009
Christopher Rothko est le deuxième enfant de Mark et Mary Alice Rothko. Il se veut « le gardiena» de l’œuvre de son père, avec sa sœur Kate.
Psychologue et écrivain, il a édité les écrits de Rothko et a réuni ses propres essais sous le titre : Mark Rothko, From the Inside Out (Yale University Press, 2015 ; traduction à paraître aux éditions Hazan.


Un commentaire
Matatoune
J’y vais bientôt! Hâte !