L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #10 – Portrait éphémère du Japon

THE GAZE OF BENOÎT GAUSSERON 👁️

L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît GAUSSERON

Pibrac, le photographe oblat

Hakanai Sonzai #1 © photographie Pierre-Elie de Pibrac, Courtesy Galerie Anne-Laure Buffard Inc.

Certains photographes prennent des photos, d’autres en font des offrandes. Aux sans voix, aux sans histoire, aux enfermés de l’intérieur qui, faute de mots, de talent ou de désir, ont perdu le fil de leur récit intime. Mieux, ces photographes les invitent dans leur atelier à fabriquer avec eux les images et à les cosigner. C’est, il nous semble, le parti pris retenu par le photographe français de quarante ans, Pierre-Elie de Pibrac. Il aide chacun de ses personnages à dire son histoire dans l’exposition que consacre le musée Guimet au travail qu’il a réalisé en immersion avec sa famille au Japon entre décembre 2019 et août 2020.

Vue de l’exposition / Pierre-Elie de Pibrac au Musée Guimet

Dans cette série, Hakanai Sonzai (je me sens moi-même une créature éphémère), des Japonais sont invités par Pierre-Elie de Pibrac à prendre des photos de leur vie et à jeter quelques notes dans un carnet. Puis le photographe saisit l’instant qui les dit tout entiers, eux ou leurs proches. Après avoir rencontré plus de cent personnes, écouté leurs yeux, mesuré la lumière de leurs lieux, regardé le mouvement de leurs corps, après seulement, il met en scène l’image et déclenche (en numérique ou en argentique). 

Hakanai Sonzai #6 © photographie Pierre-Elie de Pibrac, Courtesy Galerie Anne-Laure Buffard Inc.

Que disent ces personnages quand l’obturateur est encore fermé ? Commençons avec Saki qui écrit au photographe dans un petit carnet à spirales :

“Je n’ai rien à photographier ! Je n’aime rien ! (…) Je reste coincée dans ma chambre. Cela fait tellement d’années. Je ne ressens ni le temps ni l’ennui. (…) Je n’ai rien à prendre en photo. (…) Je dois prendre quelque chose, je dois le faire. Alors j’ai pris une photo d’une plante grasse que j’ai mise dans un pot il y a deux semaines.”

Quant à Kazuya, il choisit de photographier son téléviseur :

“C’est ma télévision, elle s’occupe de moi dès mon réveil. Je tiens à elle.”

Enfin, Takuya, qui laisse dans son carnet cette incroyable didascalie au photographe :

“J’ai repensé au fait que la douleur nous fait grandir, qu’elle nous polie (sic) mais qu’elle nous rend également de plus en plus transparent.”

La transparence justement, cet ultime symptôme de la douleur quand on est presque plus rien. L’œuvre de Pierre-Elie de Pibrac lui fait pièce, offrant à chacun des personnages qu’il saisit les clefs de son histoire intime. Aucune image volée, Pierre-Elie de Pibrac est un anti paparazzi. Il est notre grand photographe oblat. 

Mono no Aware #2 © photographie Pierre-Elie de Pibrac, Courtesy Galerie Anne-Laure Buffard Inc.

Ça commence par les clichés d’un Japon connu. Une station essence dans une rue étroite, des fils électriques, la ville compressée comme un fichier zippé. Puis viennent l’intime, les visages et leur grain d’autant plus palpables que les photos sont tirées en grand format. 

Le noir et blanc pour dire l’autour, l’avant et l’après de l’instant décisif. La couleur pour rappeler au réel, dur, gênant, vivant. Les premières images légendent les secondes. 

Sur cette photo en couleurs, une femme est dans sa cuisine, une tasse à ses pieds est brisée. L’objet brisé est la métaphore d’une vie : recoller les morceaux de celui-là pour reconstruire celle-ci. 

Ici, le portrait d’une femme, gisante, sous une fenêtre ouverte sur le Mont Fuji. A l’aube, le visage est calme et on se demande s’il attend quelque chose ou prie un dieu : c’est sans doute la photo la plus spirituelle de cette exposition. 

Au milieu d’une forêt, un homme se tient seul sur un pont. Il a fallu trouver ce pont avec ce père qui souffre pour sa fille. Le photographe a mis en scène cette image avec lui. 

Plus loin, une forêt encore, au pied du mont Fuji : selon la tradition japonaise, on s’y rend pour disparaître ou renaître. Des fils rouges d’Ariane ramènent à la vie cette femme de dos en robe blanche.

Là, des hommes sont dans le bain public d’une cité minière : un moment de repos par un froid glacial pour ces deux êtres, le vieux et le jeune, qui semblent vivre sans se voir.

Vue de l’exposition Pierre-Elie de Pibrac

Bien sûr, on peut lire Nicolas Bouvier et sa Chronique japonaise, Ruth Benedict et Le Chrysanthème et le Sabre ou L’empire des signes Roland Barthes pour prendre des leçons et mettre des mots sur un pays que l’on ne comprend pas. On peut aussi regarder les six portraits de l’exposition Pibrac, à gauche en entrant, et se passer des notes en bas de page : un homme torse nu après les travaux de la mine, une femme accoudée au bar, un employé marchant devant une tour, un autre assis, une femme sur un remblais en bord de mer et enfin, dans cette image saisissante présentée en triptyque, cet homme : avec sa cravate et son petit cartable, sur le pas de la porte de sa maison, il part au bureau. Il pourrait être votre père, en ce matin comme les autres. Tous ces visages et leur corps disent l’étreinte, terrible et si peu aimante, des jours subis qui passent et qui écrasent. Les codes, les traditions, le poids des jours. Las, les yeux se baissent, obliquent et sont presque humides. Ils ne se tournent jamais vers le ciel. 

« Le rêve, dit Barthes dans L’empire des sens (page 13 dans la nouvelle édition du Seuil) : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre. »

Au Japon, le pays dont l’empire des sens est si vaste qu’il excède la parole, les corps deviennent des signes et les visages des citations. Pibrac parvient à saisir l’emprise ordinaire d’une société qui pèse si lourd sur les visages et réalise le rêve de Barthes : la face est seulement la chose à écrire. 

Portrait éphémère du Japon 

Photographies de Pierre-Elie de Pibrac

jusqu’au 15 janvier 2024

Musée Guimet

6, place d’Iéna 75116 Paris

Commissariat :

Pierre-Elie de Pibrac, photographe
Laurence Madeline, conservatrice du patrimoine
Claire Bettinelli, chargée de production des expositions et des collections contemporaines au Musée Guimet

Photo : Couverture du catalogue de l’exposition : Hakanai Sonzai. Auteur Michel Poivert, historien de la photographie Éditions Atelier EXB

Laisser un commentaire

En savoir plus sur THE GAZE OF A PARISIENNE

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading