Raphaël Dallaporta, L’Equation du temps

PAR MARIE SIMON MALET

« Une métaphore de nos arrangements avec le mouvement du monde ».

Raphaël Dallaporta – “Equation du temps” Editions The Eyes

Je ne voulais pas être en retard. Ce samedi 13 février 2021, j’avais rendez-vous à 12h30 précises avec l’artiste Raphaël Dallaporta à la Galerie Jean-Kenta Gauhtier, rue de l’Ancienne-Comédie à l’Odéon, pour une performance sur l’équation du temps; arriver en retard à une performance artistique sur le Temps me paraissait impossible. J’avais appris la veille du rendez-vous, en appelant Jean-kenta Gauthier, directeur de la galerie éponyme, que cette entrevue  durerait précisément 14 minutes et 10 secondes, soit la durée de l’équation à cette heure-là, ce jour-là précisément… Ce petit quart-d’heure parce que nous étions à la mi-février, moment où la durée de l’équation atteint son maximum; lors du vernissage de l’exposition, le 12 décembre 2020, les visiteurs avaient eu le droit à une durée comprise, selon l’heure de l’entretien, entre 5 min 58 sec et 6 min 6 sec. 

Un temps suspendu

Je n’avais jamais entendu parler de l’équation du temps. Au lycée, je n’étais pas très bonne élève en maths. J’ai toujours eu un rapport un peu contrarié au temps, je le mesure mal, ai un mal fou à l’anticiper, je calcule toujours trop juste et suis fréquemment en retard. Sans compter qu’à la longue, il est assassin. Compte-tenu de ces deux facteurs, failles scientifiques et difficultés temporelles, j’éprouve une légère appréhension en franchissant le seuil de la galerie. Raphaël Dallaporta me rassure immédiatement : nous sommes ici pour célébrer un temps qui n’est pas inscrit sur nos montres. Quelle libération ! Il dissipe également toute inquiétude sur l’idée que l’on puisse perdre notre temps :  on ne peut, ni perdre son temps, ni le gagner puisqu’il ne nous appartient pas. Cela m’évoque immédiatement Alice aux pays des Merveilles de Lewis Caroll (Charles L. Dogson était un mathématicien, ce n’est pas un hasard) et notamment le thé chez le Chapelier toqué qui est condamné à partager avec le Lièvre de mars un Tea Time éternel, le temps s’étant arrêté à six heures, résultat d’un châtiment très british infligé par la cruelle Reine de cœur : l’infortuné Chapelier avait tenté  de « battre le temps » en chantant. 

Sur un autre tempo, l’artiste poursuit : le temps a longtemps été réglé sur les saisons, on acceptait alors ses anomalies (retards et avances dans le renouveau de la nature au printemps par exemple) puis il a bien fallu découper les mois et les années, régler les horloges, harmoniser les heures. Au XVIe siècle, le Pape Grégoire XIII voulant pouvoir déterminer précisément le jour de Pâques a chargé des astronomes de rechercher la date précise de l’équinoxe du printemps et établi le fameux calendrier grégorien qui nous sert de repère. 

Deux Soleils, deux réalités  

L’équation du temps est un paramètre connu dès l’Antiquité, avant même que l’astronome Ptolémée (IIème siècle ap. J-C) n’en donne une table dans son ouvrage, les Tables faciles. Le savant avait en effet constaté que le mouvement du Soleil dans le ciel n’était pas uniforme au cours de l’année, phénomène dû à une variation de vitesse et à l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre. La Terre, en effet, lorsqu’elle tourne autour du Soleil décrit une ellipse à l’intérieur de laquelle le Soleil est légèrement excentré, elle se déplace plus vite lorsqu’elle est proche du Soleil (vers le 3 janvier) et plus lentement lorsqu’elle en est le plus loin (vers le 5 juillet). La deuxième cause de cette irrégularité est liée à l‘inclinaison de son axe sur son orbite. Aussi, le Soleil ne parcourt pas exactement 15° en une heure et, entre deux passages au méridien (à midi), il s’écoule entre 23h 59 min 39 s et 24h00 min 30 s. Pour remettre les pendules à l’heure, les hommes ont par convention divisé une journée en 24 heures pour établir un « temps solaire moyen », alors que le « temps solaire vrai » est en léger décalage, un peu en avance ou un peu en retard. Pour passer du temps solaire vrai au temps solaire moyen, on ajoute l’équation, somme des retards et des avances du Soleil. L’équation atteint -16 minutes début novembre +14 minutes mi-février et s’annule 4 fois par an quand les deux soleils coïncident (les 15 avril, 13 juin, 1er septembre et 25 décembre). 

Photographier : écrire avec la lumière

Le photographe Raphaël Dallaporta a réalisé une image de cette équation en collaborant toute une année avec des chercheurs du SYRTE (laboratoire Systèmes de Référence Temps-Espace) et notamment l’astronome et historien des sciences Denis Savoie dans le cadre d’une résidence de recherche sur « la Mesure » initiée en 2018 au Musée des arts et métiers. Pour capturer l’image du soleil, c’est-à-dire la tâche de lumière (ou son absence, en cas de soleil voilé) projetée sur le sol de la salle Cassini de l’Observatoire de Paris, il a placé au-dessus de l’oeilleton-lentille de la façade Sud par lequel passent les rayons solaires, un dispositif photographique se déclenchant tous les jours de l’année 2019, au midi moyen local. 

La méridienne « Cassini » est un instrument mis au point par les Cassini, père et fils, à la demande de Colbert, entre 1682 et 1732 dans le bâtiment de Claude Perrault. Elle fonctionne comme un cadran solaire géant indiquant l’heure de midi. Elle servait à mesurer la hauteur du Soleil lorsqu’il est au méridien, à faire des calculs astronomiques pour vérifier notamment si l’axe de la Terre était ou non variable -vif débat au XVIIIe siècle-, accessoirement à régler les pendules. C’était la première construite dans un bâtiment autre qu’une église. Au sol, le méridien de Paris représente exactement la direction nord-sud géographique; il est fait d’une ligne de règles de laiton incrustées dans le marbre. 

Par son enregistrement, le photographe a pu expérimenter les inégalités du jour solaire vrai : sur la méridienne, l’image du Soleil capturée à heure fixe dessine au cours de l’année une courbe en huit. Il a compilé les 365 prises de vue en une seule photographie qui traduit l’écart entre le midi vrai et le midi moyen ainsi que la variation de hauteur du Soleil au fil des saisons. En réalisant cette mystérieuse image, il est revenu à l’essence de la photographie qui selon son étymologie grecque signifie écrire avec la lumière (φ ω τ ο ς (photo : lumière, clarté) et γραφειν (graphein -graphe -graphie : peindre, dessiner, écrire). 

De gauche à droite : les équations du temps des années: -5000, 2020,+5000

Photographier c’est aussi offrir au regard 

Sur les murs de la galerie, il a tracé au charbon trois équations du temps au 1/20ème de la dimension de la méridienne de l’Observatoire : celle de 2020, celles de l’an -5000 et de l’an 5000, soit finalement, réunies en un espace clôt, dix mille années ! Je remonte le temps dans un lieu hors du temps où m’est offert un temps volé qui n’est ni sur les montres, ni sur les horloges, le temps du Soleil vrai. C’est une expérience philosophique, poétique, régénératrice. A la fin de notre échange, Raphaël Dallaporta me remet une attestation signée de nos deux mains. Plutôt qu’un clin d’œil à nos attestations de sorties actuelles, elle est un hommage à l’artiste Ian Wilson (1940-2020), penseur de la dématérialisation de l’œuvre d’art et auteur de nombreuses discussions donnant lieu à l’obtention d’un certificat. Elle s’inscrit également dans le contexte  de l’exposition « FREE LUNCH » conçue atour de la gratuité comme principe constitutif qui se tient dans un autre espace de la galerie Jean-Kenta Gauthier, situé rue de la Procession. Là, sept artistes, parmi lesquels Raphaël Dallaporta, invitent les visiteurs à recevoir et emporter leurs œuvres présentées et offertes.

Célébrer le temps, la lumière qui permet de voir, de créer une image photographique, partager un échange passionnant se révèle jubilatoire et essentiel tout simplement, en cette époque troublée de temps suspendu, de « distanciation » où règne le « sans contact ». Raphaël Dallaporta se réfère une dernière fois à Héraclite (550-480 av. J.- C.), qui dès l’Antiquité pose que « le soleil est nouveau chaque jour », cette belle image de la danse du Soleil est comme la métaphore du mouvement du monde…

Raphaël Dallaporta Bio et Biblio 

Né en France en 1980, Raphaël Dallaporta est un photographe qui refuse l’étiquette de plasticien et qui élabore une œuvre entre sciences et réflexion sur l’image du « réel ». Son travail, salué par la critique, a fait l’objet de nombreuses expositions monographiques au Musée de l’Élysée (Suisse), à Foam (Pays-Bas), au Musée Nicéphore Niépce (France) ou encore aux festivals des Rencontres d’Arles (France) et Kyotographie (Japon). Lauréat d’un Infinity Award de l’International Center of Photography et du Foam Paul Huf Award, il fut résident à l’Académie de France à Rome – Villa Médicis puis au Centre National d’Etudes Spatiales (Paris) et au Centre National des Arts et Métiers (Paris). Raphaël Dallaporta vit à Paris. Il est également l’auteur de plusieurs livres d’artistes réalisés avec les éditions Gwinzegal et Xavier Barral. 

Son livre Equation du temps est publié par The Eyes Publishing dans le cadre du Prix Niépce Gens d’Images 2019 en collaboration avec Picto Foundation. Il est conçu par le studio Kummer & Herrman comme un flipbook : en le feuilletant, le lecteur peut voir la courbe se former au fil des pages et renouveler l’expérience de la méridienne, chacune des 365 pages étant percée en son centre d’un œilleton qui permet de projeter sur sa voisine la lumière du Soleil.

Pour en savoir plus : http://jeankentagauthier.com

Équation du Temps / Raphaël Dallaporta

Jean-Kenta Gauthier | Odéon

Parcours Photodays 2021 https://photodays.paris/

12 déc – 27 mars 2021

Le livre Raphaël Dallaporta – Équation du temps aux éditions The Eyes

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