Le rêve de Théodore Reinach, la Villa Kérylos

Un après-midi d’été, à Beaulieu sur Mer, j’ai la surprise de découvrir au bout d’un petit chemin, à la Pointe des Fourmis, un joyau, l’idéal d’un homme, une maison de famille avec vue sur mer, d’une singularité très particulière. ce n’est pas seulement le décor qui est un rêve mais l’architecture et l’intérieur qui le sont également.

Le voyage d’une hirondelle de mer, “Kérylos” qui aurait transporté la pensée grecque à travers les siècles et deux complices, le commanditaire et l’architecte de cette Villa qui porte si poétiquement le nom de l’alcyon.

C’est une véritable villa grecque des temps modernes, elle se trouve sur la Côte d’Azur. C’est l’oeuvre en 1908 d’un des trois frères Reinach surnommés les « Frères Je Sais Tout » rappelant les initiales de leurs trois prénoms Joseph, Salomon et Théodore et leur savoir, l’un archéologue, l’autre politicien et le dernier historien d’art , grand helléniste. En raison de leurs origines juives et de l’implication de Joseph dans la vie politique de la IIIème République, cette expression a été utilisée avec une ironie malveillante, teintée d’antisémitisme.

Une famille de banquiers, de grands esthètes, des hôtels dans la Plaine Monceau, liée par mariages successifs aux Rothschild, aux Ephrussi (la villa Ephrussi que l’on aperçoit par une des fenêtres de la villa), Charles Ephrussi, oncle de Fanny Reinach (2e femme de Théodore) fut le modèle de Charles Swann pour Proust, à lire Le lièvre aux yeux d’ambre d’Edmund de Waal, les Camondo (le fils de Théodore : Léon épouse Béatrice de Camondo), une famille proche du capitaine Dreyfus pour qui ils prendront la défense, le député Joseph Reinach (Théodore devient également député) sera un des premiers dreyfusards, son fils Adolphe épousera la fille de Mathieu Dreyfus, frère d’Alfred et lui aussi archéologue qui connaissait Théodore.

La villa Kérylos nous fait pénétrer dans cet entrelacs d’alliances et de rivalités que constituait la haute société juive de l’époque, banquiers, collectionneurs et mécènes, qui ont participé à l’industrialisation et à l’expansion du capitalisme français sous la IIIème République. Un monde si bien décrit par Pierre Assouline dans le Dernier des Campndo (1987) et dont les membres seront impitoyablement exterminés dans les camps nazis. Aujourd’hui, leur mémoire est préservée grâce à leurs oeuvres, présentes dans les collections nationales, dans les musées, tels le musée Camondo, ou les villas, telles la Villa Kérylos. Un legs et un héritage que s’attache à valoriser et à perpétuer le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme installée au coeur du Marais, dans le magnifique hôtel de Saint-Aignan.
Dans ces familles chacun avait son centre d’intérêt, l’un pour le mobilier XVIIIe, l’autre pour les impressionnistes… et pour Théodore Reinach (1860-1928) numismate, historien puis archéologue, ce fut une passion exclusive et dévorante pour l’Antiquité grecque qu’il a étudiée, et dont il maîtrisait parfaitement cette période. On reprend le mot de Marguerite Yourcenar, également passionnée par la Grèce antique,

“tout ce que les Hommes ont dit de mieux a été dit en grec”
Marguerite Yourcenar (Mémoires d’Hadrien).
Lorsque son ami Gustave Eiffel lui montre cette parcelle voisine de chez lui, idéalement située sur la Riviera à Beaulieu sur Mer, Théodore est convaincu par cet emplacement.
La rencontre avec l’architecte niçois Emmanuel Pontremoli (1865-1956) est le point d’orgue du projet, ce dernier est également archéologue, Théodore et lui se rencontrent sans-doute lors de l’Exposition Universelle de 1900 pour laquelle Pontremoli a construit le Palais de la Femme, seul vestige de cet édifice : la grille qui se trouve à la Ruche (Les ateliers d’artistes célèbres situés à Paris -15ème) .
Les deux hommes ne pouvaient que s’entendre, tous les deux étant attirés par le même domaine de prédilection, pour l’architecte c’est la réalisation d’un fantasme, il dit évidemment oui
“avec le battement de coeur de l’architecte, qui d’un coup, voit se réaliser un rêve”
Mémoires posthumes parues en 1959, Propos d’un solitaire, l’Architecture : un art, … un métier.

Le maître d’ouvrage a mené la vie dure au maître d’oeuvre tant son cahier des charges était précis. Pontremoli redoutait cet exercice où ses esquisses étaient revues, critiquées, passées au crible de la vision du futur propriétaire de la villa. La villa Kérylos n’est pas une re-création, c’est plus que cela : une création esthétique dans la modernité du XXème siècle naissant, un essai d’archéologie expérimentale pour tester les hypothèses d’un passionné, d’une civilisation qu’il appréhendait dans l’unité profonde de son oïkoumène, de la Grèce archaïque jusqu’au monde hellénistique, aux lisières de de l’univers gréo-romain. La villa Kérylos est une inspiration d’une villa hellénistique de Délos, au IIème siècle avant Jésus-Christ, ce qui montre l’intérêt de Théodore Reinach pour la floraison des mondes grecs nés dans la filiation de la conquête d’Alexandre le Grand.
Cette villa est aussi le chef-d’oeuvre d’un amateur éclairé, dans la noble expression du XIXème siècle, reconnu spécialiste par ses paires dans différentes disciplines : Théodore Reinach fut philologue, numismate, épigraphiste, la discipline-reine des sciences historiques au XIXème siècle, mais également musicologue : il déchiffre notamment à Delphes la notation musicale d’un ancien hymne à Apollon que son ami Gabriel Fauré transcrit en mélodie.

L’architecte archéologue pense également à tout le mobilier en prenant en compte le moindre détail historique, de nouvelles découvertes tout en associant la modernité de son époque. Un ensemble de mosaïques exceptionnel décore la maison ainsi que des marbres rares comme le marbre tigré des thermes.

Chaque détail est poussé à l’extrême, la technologie de l’époque est rendue invisible, jusqu’aux interrupteurs, simples petits boutons. Les couverts en argent (les fourchettes n’existaient pas sous l’Antiquité) sont créés, tous ces éléments sont imaginés de façon à les trouver très naturels sur place. La vaisselle en grès, les tissus reprennent des motifs de la Grèce Antique, les dessins sont du céramiste Emile Lenoble pour les services de table, et du peintre Adrien Karbowsky pour les tissus (maison Ecochard). Pontremoli fait appel aux grands talents de ce début de siècle comme le sculpteur Paul Gasq (prix de Rome)…

Presque tout l’ensemble du décor est contemporain de la villa sauf une très belle fresque provenant de Boscoreale (près du Vésuve, 1er siècle av. J.C ) et la coupe Tyszkiewicz.
Dans l’entrée, le sol en mosaïque porte l’inscription Xaipe (réjouis-toi), il est à décor d’un coq et d’une poule, symbole de la famille, l’emblème de la maison, on entend l’eau qui coule de la fontaine du Péristyle.

L’arrivée dans les lieux est un enchantement, tout d’abord les thermes sur notre gauche, ornés marbres rares et mosaïques.
Plus de 1500 mètres carrés de mosaïques ornent les sols de la villa, celle de la salle à manger est incroyable une rosace à motif géométrique , faisant penser aux mandalas indiens.
Triklinos (salle à manger) Mosaïque de la salle à manger
Ce qui est très saisissant pour le visiteur, c’est ce sentiment de confort qui perdure encore aujourd’hui, j’aimerais tout à fait arriver, déposer mes valises, prendre un livre et m’installer sur une de ces si jolies chaises longues. Un luxe discret, raffiné, les dorures sont loin, tout est dans la simplicité de la rareté, l’extérieur également, la peinture rouge des balustrades et des volets ressort sur ces deux blocs d’une blancheur très méditerranéenne, la terrasse au sommet révèle l’horizon , les voyages lointains.
Cette maison est unique et ne ressemble à aucune autre de son époque qui est celle de l’Art Nouveau, c’est une oeuvre d’art totale inspirée par la Grèce Antique.
Florence Briat Soulié

📌 Fantaisie grecque d’Hubert Le Gall
En ce moment le designer Hubert Le Gall a investi la villa avec sa Fantaisie grecque en créant un ensemble qui s’intègre dans le décor comme le canapé Pasiphae, et le taureau en bronze du grand salon, par la fenêtre on aperçoit une Aphrodite aux deux visages….
Détail : Hubert Le Gall : L’Odyssée, sculpture et mobile. Bronze patiné et métal. H : 260 ; Larg : 220 cm. 2020
Exposition Hubert Le Gall, une fantaisie grecque jusqu’au 26 septembre 2021.
Bibliographie

📌À lire également le roman d’Adrien Goetz inspiré par le lieu
«Villa Kérylos»,
l’histoire d’Achille, le fils de la cuisinière des Eiffel, au prénom prédestiné et adopté par la famille Reinach.
Editions Grasset.

Edmund de Waal
Le lièvre aux yeux d’ambre (La mémoire retrouvée)
Editions Libres Champs

Marguerite Yourcenar
Mémoires d’Hadrien
Editions Gallimard – coll. Folio

Pierre Assouline
Le dernier des Camondo
Editions Gallimard
INFORMATIONS :
http://www.villakerylos.fr/ Impasse Gustave Eiffel à Beaulieu sur Mer (06310)
Centre des Monuments Nationaux
Renseignements : 04 93 01 01 44 / villa.kerylos@monuments-nationaux.fr
Façade mer Villa Kerylos


Un commentaire
Nolse
Très intéressante visite documentée de ce superbe pastiche.
On oublie cependant le site : rare cap, pieds sans l eau….
Bien amicalement
A