3 livres de Jean ECHENOZ : Courir, Ravel , Je m’en vais.

PAR SEVERINE LE GRIX DE LA SALLE

Il y a des écrivains qui inventent une langue d’une fraîcheur étonnante. Jean Echenoz est de ceux-là. Dans un style d’une simplicité qui tient de l’épure, il écrit comme on parle, et avec une sorte de nonchalance géniale, nous rend complice des histoires qu’il raconte. Comme si à nos côtés, il ouvrait une fenêtre et nous disait : « tiens, regarde !»  Et dans ces trois livres, ses héros, fictions ou biographies, traversent la vie en loosers géniaux : ils ont trouvé leur voix.

Courir

Jean Echenoz
Jean Echenoz – Courir – Les éditions de Minuit © couverture dessinées par Séverine Le Grix de la Salle

Commençons par Courir. La plume d’Echenoz va aussi vite que son héros, admirative et précise. On rechigne puis on démarre avec Emile car, avant qu’il ne devienne le légendaire Zatopek, il n’aimait pas courir. Dans une description d’anthologie, Echenoz nous fait accélérer avec lui dans le style qui sera la marque de fabrique du champion :

« Il y a des coureurs qui ont l’air de voler, d’autres qui ont l’air de danser, d’autres paraissent défiler, certains semblent avancer comme assis sur leurs jambes. Emile, rien de tout cela. Emile, on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci d’élégance, Emile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé , grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir (…).Poings fermés , roulant chaotiquement le torse, Emile fait aussi n’importe quoi avec ses bras (…) dont l’impulsion convulsive part de trop haut et qui décrivent de curieux déplacements , parfois levés ou rejetés en arrière , ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation et ses épaules aussi gigotent, ses coudes eux aussi levés exagérément haut comme s’il portait une charge trop lourde (…) et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité.»

On y est, il faut un talent fou pour nous faire vivre un corps en course. Echenoz et nous l’accompagnons jusqu’à sa fin. Porte drapeau sans le vouloir, ne maitrisant rien de sa destinée, il va tout gagner prisonnier de ses crampons et de l’absurdité totalitaire tchèque. Sa vie est triste comme une piste cendrée, mais on entend encore longtemps

« quand il franchit le ruban (…), les tribunes qui se mettent à mugir, les applaudissements qui semblent de jamais devoir s’achever ».

Mieux que les JO de Tokyo !

Ravel

Jean Echenoz
Jean Echenoz – Ravel – Les éditions de Minuit © couverture dessinées par Séverine Le Grix de la Salle

Enchaîner avec Ravel. Pour écouter la musique intérieure d’un compositeur, comprendre comment d’un homme corseté, un dandy maniaque et passablement ennuyeux peut jaillir le « Boléro » et le « Concerto pour main gauche ». Tout le talent d’Echenoz est là, nous permettre d’assister au processus créatif aux premières loges, dans l’intimité banale d’un homme vieillissant et malade.

« De retour à Saint Jean de Luz, tôt le matin, le voila sur le point de partir à la plage. Vêtu d’un peignoir jaune d’or sur un maillot de bain noir à bretelles et d’un bonnet de bain écarlate, il s’attarde un moment au piano joue et rejoue d’un doigt une phrase sur un clavier. Vous ne trouvez pas que ce thème a quelque chose d’insistant ? Puis il va se baigner. Sorti de l’eau, il reparle de cette phrase de tout à l’heure. Ce serait bien d’en faire quelque chose. Il pourrait par exemple essayer de la répéter plusieurs fois mais sans la développer juste en faisant monter l’orchestre et le graduer au mieux tant qu’il pourrait. Non ? Enfin bon, dit-il en se levant avant de retourner nager. Des fois que ça marcherait comme » La Madelon ». Mais ça marchera beaucoup mieux, Maurice, ça va marcher cent mille fois mieux que » La Madelon ». (…) Il sait très bien ce qu’il a fait, il n’y a pas de forme à proprement parler, pas de développement ni de modulation juste du rythme et de l’arrangement. Bref, c’est une chose qui s’autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son. »

Et sous la plume d’Echenoz, cet homme assez désagréable, dont la sénilité ou autre maladie détruit la mémoire deviendra un vieux monsieur touchant qui répond à ses jeunes détracteurs

« Il tape sur Ravel ? Et bien il a raison de taper sur Ravel. S’il ne tapait pas sur Ravel, il ferait du Ravel et ça suffit maintenant, avec Ravel ». Belle fin pour un génie. 

Je m’en vais

Jean Echenoz “Je m’en vais” – Les éditions de Minuit – Prix Goncourt 1999 © couverture dessinées par Séverine Le Grix de la Salle

Et terminer par son prix Goncourt  Je m’en vais . Un personnage de fiction celui-là, galériste de son état, dont la seule décision dans la vie est de quitter sa femme dès la première ligne du roman. Pour le reste, il se laisse embarquer par les évènements, par les autres, par les femmes, du pôle Nord à Saint Sébastien et c’est aussi touchant que drôle.  Comme cette scène de l’autostoppeuse foldingue

« pas seulement trempée d’ailleurs, elle a aussi l’air plutôt sale et détachée du monde. Vous allez sur Toulouse ? lui demande B. La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n’est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d’une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s’inscrit en tous cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s’insurge, qu’elle en tout cas s’insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose tête du siège et s’endort aussitôt.»

Clin d’œil à une bataille linguistique que je partage !

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