Sam Szafran (1934-2019) au musée de l’Orangerie
PAR BRUNO SOULIE

Une exposition consacrée à Sam Szafran (1934-2019) au musée de l’Orangerie permet d’apprécier à sa juste valeur un artiste qui s’est toujours inscrit en dehors des courants dominants.
Il est seulement à regretter que cette rétrospective, qui n’en est pas réellement une, n’ait pu être montrée du vivant même de l’artiste, qui accède ainsi à la reconnaissance institutionnelle.
L’image d’un escalier aperçue dans un article de l’Encyclopedia Universalis

Sam Szafran est d’abord un souvenir, l’image d’un escalier aperçu dans un article de l’Encyclopedia Universalis, signé Jean Clair et consacré au retour vers le réalisme. Cette image de l’escalier a exercé une réelle fascination et me conduit à visiter ma première FIAC en 1989, au Grand Palais, où l’artiste est représenté par la galerie Claude Bernard. Là, sur le stand de la galerie, les escaliers sont répétés, presque dans un jeu de miroirs comme dans cette scène ultime du labyrinthe des miroirs de la Dame de Shanghaï (1948) d’Orson Welles.
Il faut rendre hommage à la galerie et à son propriétaire pour leur fidélité à l’artiste, resté en marge du mainstream. L’exposition du musée de l’Orangerie s’affranchit de la volonté exhaustive des expositions contemporaines et c’est un choix heureux de la part des deux commissaires, Julia Drost, directrice de recherches au Centre allemand d’histoire de l’art, à Paris, et Sophie Eloy, responsable de la documentation, de la bibliothèque, des archives et de la recherche au musée de l’Orangerie. Elle s’attache à quelques moments ou thèmes dans la vie de l’artiste.

Quatre séquences : « Ateliers », « Escaliers », « Végétaux », « Sec–Humide »,
Elle s’organise autour de quatre séquences, qui ont constitué des étapes dans le parcours de Sam Szafran, « Ateliers », « Escaliers », « Végétaux », « Sec–Humide », autour de quelques œuvres représentatives des thématiques, presque obsessionnelles, de l’artiste. Le parcours ne s’inscrit pas dans une volonté chronologique ni exhaustive mais vise à mieux faire connaître et apprécier un artiste, discret, souvent méconnu mais reconnu par un cercle d’amis et d’amateurs.
Autodidacte « J’aurais pu être bandit ou artiste »
Pour se former, Sam Szafran a suivi une filière hétérodoxe : autodictate, il n’a pas été formé par les écoles d’art. Il a suivi les cours municipaux pour adultes de la ville de Paris. Il s’est inscrit à la Ruche entre 1953 et 1958, où il suit l’enseignement d’Henri Goetz. À Saint-Germain-des-Prés et à Montparnasse, il fait la connaissance des artistes de sa génération, Ipoustéguy, Nicolas de Staël, Riopelle, Tinguely. Il découvre les collages de Kurt Scwitters, Jean Dubuffet dont il s’inspire pour ses premières œuvres abstraites. Ses premières années sont celles de l’abstraction, que Sam Szafran explique par sa grande précarité – « J’aurais pu être bandit ou artiste » – et qui ne lui permettait d’acheter son matériel d’artiste (pinceaux, chevalet, peinture). Il doit travailler avec des matériaux pauvres, de récupération.
Giacometti inspire directement le travail de Sam Szafran
Il se forme visuellement par le cinéma, qui lui donne le goût des espaces clos distendus par la prise de vue des caméras panoramiques. Son sens de la composition géométrique et de la structure des bâtiments lui viennent de ses passages en agence d’architecture, cet héritage est manifeste dans la série des vues urbaines, rares vues d’extérieur. Le « retour au réalisme » s’appuie sur la découverte du pastel et sa rencontre avec Giacometti, qui devient son maître officieux. L’exposition débute ainsi avec un « Chou », un pastel sans titre, 1961, dessin du légume bon marché, peut-être la base de son alimentation en ces années difficiles. Giacometti inspire directement le travail de Sam Szafran, qui reprend de Giacometti son retour à la figuration et l’obsession du lieu clos de l’atelier.

Le pastel, médium de prédilection
Mais Sam Szafran s’identifie surtout à un medium de prédilection, en remettant à l’honneur une technique à son époque tombée en désuétude, le pastel. Il est un pastelliste hors pair, unique en son style pendant le dernier quart du XXème siècle. Technique qu’il a étudiée en profondeur, en mettant au point la sienne comme un alchimiste tâtonnant dans le secret de son laboratoire. Sam Szafran dépasse a fragilité du pastel, qui semblait le cantonner aux dessins intimistes et sensuels de Chardin ou de Perroneau, les maîtres du XVIIIème siècle. Puis il y a au XIXème siècle les Baigneuses de Degas et les fleurs fantastiques d’Odilon Redon. Le pastel est, pour Sam Szafran, la technique idéale, dont il faut tirer les nuances et les gammes de couleurs des 1775 tons qu’il offre à l’artiste. Lui dessine des lieux clos, des ateliers immenses, à l’ambiance lourde, comme habités par une attente, une angoisse latente, un drame suspendu.
Sam Szafran, metteur en scène
C’est ainsi que Sam Szafran peint, huit fois, dix fois, son atelier avec sa verrière, avec un amas de papiers, de livres, de journaux et de couleurs. Apparaît au fond de ce décor fantasmagorique un personnage comme perdu au milieu de la scène, d’ailleurs peu figuratif. Ces représentations d’un réel fanstasmé, qui n’en est pas un, conduit l’artiste à se voir qualifié – ou catalogué – comme incarnant le « retour au réalisme » pour les critiques. En réalité, cette opposition entre non-figuratif et figuratif est considérée, par Sam Szafran, comme artificielle. Car le peintre n’agit pas pour exprimer le détail des choses et de leur représentation mais comme un metteur en scène. Il reporte son imaginaire sur le papier translucide, en appliquant les couleurs par couches successives et fixées au fur et à mesure, « sauf la dernière pour la fraîcheur » (Sam Szafran). L’artiste recrée un univers imaginaire, qui s’éloigne radicalement du réalisme. Il y a chez lui de subtiles anamorphoses dans les vues d’escalier ou d’intérieurs.
60-72, douze ans d’art contemporain en France au Grand Palais à Paris
La réalité se déforme, transcendées par ces distorsions. Elle en devient fantastique, presque oppressante et étouffante. Quand ce ne sont pas les escaliers, ce sont les serres luxuriantes, à la végétation foisonnante, qui envahit tout l’espace du dessin. Sam Szafran est un grand dessinateur, et sa maîtrise du dessin n’a pas échappé à ce maître du regard, Henri Cartier-Bresson. Il l’a remarqué dans l’exposition « 60-72, douze ans d’art contemporain en France » au Grand Palais à Paris. Cette grande manifestation officielle voulue par Georges Pompidou (dont le commissaire fut François Mathey) se voulait une vitrine de l’art contemporain en France. Elle sombra dans la polémique, en raison de l’intervention musclée – et à contretemps – de CRS pour évacuer les militants du front des artistes plasticiens.
Henri Cartier-Bresson demande à l’artiste de lui apprendre à dessiner
Parmi les visiteurs, Henri Cartier-Bresson lui demanda, après sa visite de l’exposition, de lui apprendre à dessiner, devenant en quelque sorte son unique élève. Son œuvre divise les critiques, les marchands et les collectionneurs, encore aujourd’hui où d’aucuns le tiennent pour un artiste secondaire. Certains dénoncent un « réalisme à la sauce Szafran » (le critique Pierre Cabane), une formule qui résume bien l’opposition entre une avant-garde progressiste et une figuration académique, démodée et « bourgeoise ».
Dans les années 70, Sam Szafran incarne, à son corps défendant, cette lassitude de l’art contemporain, qui semble épuisé par la recherche de l’avant-garde à tout prix. Il connaît alors la faveur du marché alors qu’il n’avait jamais cessé d’être fidèle à lui–même, au travail solitaire d’atelier (point de performances chez lui), à l’observation du réel comme source de son imaginaire, à la pratique d’une technique ancienne, classique et délaissée, l’art du pastel.
« La période était à la guerre entre les figuratifs et les non-figuratifs, une guerre forte et stupide au demeurant ».
Sam Szafran
Au-delà des effets de mode du marché, souvent capricieux, et qui devaient le laisser indifférent, son tinéraire reste marqué par la fidélité, avec Jacques Kerchache, Jean Clair, Piero Crommelynck ou Léonard Gianadda, qui le suivent et l’apprécient. Ce dernier lui a commandé, deux œuvres pour sa fondation de Martigny, deux céramiques monumentales réalisées en 2005, L’Escalier et Philodendrons, qui décorent les deux façades de la salle du Belvédère dans le parc. Il y a également le compagnonnage avec Fouad El-Etr, le poète d’origine libanaise qui fonde, en 1967, la somptueuse revue La Délirante, puis la maison d’édition éponyme. La couverture du numéro I, dessinée par Sam Szafran, enthousiasme Jean Clair :
« Regardant la couverture du numéro I de La Délirante dessinée par Szafran, il me plaît de retrouver dans les plis des vêtements du personnage et dans sa nervosité élégante, un souvenir de cette figure de femme dessinée par Lautrec pour l’affiche de La Revue Blanche ».
Jean Clair

INFORMATIONS :
Sam Szafran. Obsessions d’un peintre
Jusqu’au 16 janvier 2023
Musée de l’Orangerie
Jardin des Tuileries
Place de la Concorde (côté Seine) 75001 Paris
Commissariat
Dr. Julia Drost, directrice de recherches au DFK Centre allemand d’histoire de l’art, Paris
Sophie Eloy, responsable de la documentation, de la bibliothèque, des archives et de la recherche au musée de l’Orangerie

