Lectures de décembre à lire et à offrir
PAR SEVERINE LE GRIX DE LA SALLE
Les conseils de lectures de Séverine Le Prix de la Salle, Annie Ernaux, Salman Rushdie, Antoine Wauters, Laurent Gaudé et Lola Lafon.

Annie ERNAUX– Prix Nobel de littérature 2022
Amusant, j’ai découvert Annie Ernaux tard, quelques mois seulement avant sa consécration par le prix Nobel. J’ai été submergée alors par le bouillonnement de critiques aussi élogieuses qu’haineuses. Allaient-elles altérer ma première impression, celle de lire un écrivain lumineusement lucide, d’une justesse acérée, mon admiration pour la désormais fameuse « écriture plate » d’une femme qui ne peut vivre sa vie que si elle en témoigne et l’analyse ? Et comprendre, qui cela dérange, et pourquoi ?
Retour aux livres.
La place.
110 pages de concision extrême pour décrire son ascension culturelle et sociale et en arriver, en parlant de son père, à :
» J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire ».
Rien à se dire surement, mais avec tellement de tendresse :
« Il me conduisait à l’école sur son vélo, passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil (…) Peut être sa plus grande fierté, ou même la justification de son existence : que j’appartienne au monde qui l’avait dédaigné ».

L’évènement.
130 pages. On a trop parlé de ce livre comme d’un pamphlet dénonçant les conditions épouvantables de l’avortement clandestin. Ce n’est pas un pamphlet, c’est une bombe. Aucune distance, aucun jugement, juste la vérité qui cogne, crue, sanglante, désespérée d’une jeune femme : « Rien de mon enfance et de ma vie d’avant ne m’avait conduit à être là ». Il faut le lire. Que des hommes aussi le lisent. Avec des yeux grands ouverts et le cœur bien accroché. Pour que ça n’arrive plus.

Les années.
242 pages. L’autobiographie d’une femme de gauche et la radiographie d’une époque saisie avec une finesse inouïe, que l’on partage ou non ses engagements. Une photo personnelle comme point de départ, un collage de faits et d’émotions liés à chaque moment fort, qui réveille la mémoire de chacun d’entre nous. Une formidable construction littéraire cyclique, qui s’accélère avec le vieillissement – temps lent de l’enfance, temps plein de l’adulte, temps dépassé par l’âge. Une urgence à écrire car :
« Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire (…) La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. »

Alors, qui Annie Ernaux dérange et pourquoi ? quelques livres après cette question, une ébauche de réponse toute personnelle. Parce que son écriture est dure – on n’aime ou pas-, parce qu’elle est engagée – on peut ne pas partager ses idées, ce qui pourrait par ailleurs s’exprimer de façon plus policée -, mais aussi parce qu’elle ose faire de l’intime d’une vie de femme un récit universel, dans un monde longtemps structuré par le masculin. Et peut-être enfin parce qu’elle nous suggère que chacune de nos vies est un roman, mais que nos vies n’ont d’intérêt que si elles sont écrites…et qu’on ne le fait pas.
…
Quand tu écouteras cette chanson, de Lola LAFON
Une très jolie collection, chez Stock « Ma nuit dans un musée », expérience proposée a de nombreux écrivains.
Lola Lafon s’est enfermée au Musée Anne Franck, dans l’Annexe. Et nous y rentrons avec elle pour un concentré d’émotions. Celle de retrouver Anne Franck, cette enfant joyeuse qui nous a fugacement accompagnés, vers 12 ou 14 ans, et dont nous découvrons que le Journal n’était que les prémices de l’œuvre d’une grande écrivaine, que l’Histoire a tué net. Celle de découvrir le réseau d’âmes bienveillantes qui protégèrent sa famille et de connaitre sa sœur, cette grande inconnue. Celle d’accompagner son père, seul survivant, qui construira un mausolée autour de sa fille et de sa famille, admirable, infatigable. Celle trottiner avec l’auteur, dans le noir, chercher une bouteille d’eau dans un lieu trop chargé. Celle de descendre, avec l’auteure encore, dans les profondeurs de l’écriture et de sa mémoire pour y retrouver un lourd secret occulté par la vie. Puis le matin se lève. Et nous aussi, en larmes.

les enfants de minuit, de Salman Rushdie
Le Gabriel Garcia Marquez indien ! Quelle découverte ! comme beaucoup je pense, imaginant des essais complexes à base de guerre de religions, je n’ai pas osé attaquer les livres de ce symbole vivant, l’histoire de terrible de l’homme ayant occulté l’écrivain. Alors rattrapage intensif avec « Les enfants de minuit », qui conte la vie et les aventures d’un enfant né dès la première page : « A l’instant précis où l’Inde accédait à l’indépendance, j’ai dégringolé dans le monde. Il y avait des halètements. Et dehors de l’autre côté de la fenêtre, des feux d’artifice et la foule ». Et vous voilà embarqués dans l’histoire secouée de ce continent au travers de la famille du héros, des personnages invraisemblables, avec des histoires d’amour très drôles, des disputes homériques, des miracles et des malheurs, des haines de religion et de classe, des guerres, des partitions géopolitiques absurdes, bref, c’est haletant. Et totalement onirique aussi, les mille et un enfants nés lors de ce minuit exceptionnel étant dotés – outre un chèque du gouvernement et une photo dans le journal (passage très drôle des mères retardant l’accouchement pour accrocher la timbale) – de pouvoirs magiques renforcés en fonction de leur proximité avec l’heure fatidique.
Evasion garantie, réflexion politique en prime.

Mahmoud ou la montée des eaux, de Antoine Wauters
Coup de cœur.
D’abord surprise totale du style, un poème en prose, qui va à la ligne, c’est beau, c’est déroutant, ça oblige à lâcher et à lire dans un autre tempo. Premiers mots :
« Au début, les première secondes, je touche
Toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat »
Et puis on s’habitue, et puis on aime et puis on ne peut plus lâcher cette histoire triste et belle, renforcée par les pauses du « à la ligne ». Histoires d’amour, d’eau, de vieillesse, de guerre. Histoire de la folie du monde, un peu plus au sud que le nôtre. Histoires que la poésie rend belles comme le dernier vers :
« le ciel n’était pas bleu, mon ange
Nos jours furent bleus. »

Chien 51, de Laurent Gaudé
Polar + science-fiction + Laurent Gaudé. Super combo. Cet auteur très surprenant m’enchante, par sa vision onirique du monde et ses grands récits mythologiques toujours très scénarisés comme « Le soleil des Scorta », » La mort du roi Tsongor », « La porte des enfers » … Ici, le réel cogne aux portes, c’est un super polar très bien construit dans un monde futuriste pas très sympa (mais y a-t-il un seul roman de science-fiction qui nous propose un monde sympa ?). Les multinationales numériques ont acheté des villes et des pays entiers, actifs comme d’autres dont il faut optimiser la gestion. Le capital humain a des valeurs variables, principe avec lequel Zem Sparak, le héros, se débat tant bien que mal pour élucider quelques morts sordides.
Quand on sait que Elon Musk pourrait acheter la Grèce comme il vient d’acheter Twitter, ça questionne…


