Naomi Safran-Hon
PAR Thierry Grillet
Naomi Safran-Hon, frêle jeune femme au sourire éclatant, est venue tout exprès de New York avec son père, un professeur de philosophie israélien. Un peu sonnée par le décalage horaire, elle a des yeux émerveillés devant l’exposition monographique que lui consacre la galerie RX, à Paris.

Alors Soft power désigne-t-il le pouvoir d’une artiste femme ?
Soft power –titre de l’exposition – interroge, surtout lorsque l’on est devant ces œuvres lestées de ciment, contrecollées de morceaux de dentelles, traversées par endroits de fil de fer barbelés… Œuvres à la présence massive, parfois brutale, dont les collages, les appariements de divers matériaux, ne manifestent pas toujours de la douceur. Alors Soft power désigne-t-il le pouvoir d’une artiste femme – comme Naomi le rappelle elle-même ? Ou bien est-ce, comme le pensait Antonio Gramsci, au début du XXe siècle, l’alternative que constitue l’art lui-même quand la force n’opère pas ? La manière douce à travers les œuvres de la « culture» persuade mieux que ne ferait le conflit politique ouvert.

Le départ forcé en 1948 des Palestiniens de Wadi Salib, un quartier de Haïfa – la ville de son enfance
Naomi s’attaque ainsi, sous l’apparence d’un récit autobiographique, à un souvenir douloureux : le départ forcé en 1948 des Palestiniens de Wadi Salib, un quartier de Haïfa – la ville de son enfance où elle est retournée pour produire cette œuvre. Elle a rapporté de cette cité morte, les images photographiques des ruines d’un lieu déserté par les Palestiniens au moment de la Naqba. Dans son atelier à Brooklyn, elle a patiemment troué, percé, retravaillé, bref ruiné ces images. Car à la ressemblance d’apparence (la mimesis photographique), les œuvres mettent en œuvre une ressemblance de substance. L’obsédante poussée du béton («concrete » en anglais), qui passe à travers les trous de l’image et se fige en stalactites, raconte l’aspiration du réel, du concret à s’imposer dans la représentation. La photographie a beau être exactement fidèle à la réalité, l’exactitude n’est pas la vérité. La matière ne ment pas.
De cette traversée de l’espace (un morceau de ville) et du temps (soixante ans et plus), Naomi a tiré des tableaux composites, bruts sans encadrements, où se mêlent photographie, béton, dentelles, aiguilles, fil, peinture en carrés, rectangles, petits ou grands formats. Ces lourdes plaques accrochées aux murs de la galerie ont l’étrangeté de relevés archéologiques modernes. Ces œuvres, aux titres mélancoliques (Looking back in absent home, Corroding, If the walls could talk, they would say her name etc) documentent les ruines dans ces bouts de murs qui semblent prélevés à même la réalité. Des fragments de maisons et de paysages débordent parfois du cadre, comme si l’art ne pouvait enclore le réel. Tableaux-murs, poèmes-pariétaux, ces œuvres intriguent. Elles célèbrent les ruines, comme autrefois les peintures d’Hubert Robert ou de Monsu Desiderio l’ont fait pour des palais, temples ou cathédrales écroulées. Mais les ruines auxquelles s’intéresse Naomi safran Hon, sont ruines modestes, domestiques – des habitations ordinaires désertées. Le vide est le seul habitant de ces murs défaits.

Aloys Riegl dans son Culte moderne des monuments au début du XX e siècle a observé que les ruines avaient trois fonctions
Un historien d’art autrichien, Aloys Riegl dans son Culte moderne des monuments au début du XX e siècle a observé que les ruines avaient trois fonctions, celles de signaler – l’ancienneté (la pierre qui se corrompt sous l’effet de temps qui passe) ; l’histoire (la pierre marque l’évènement, l’intervention des hommes dans la fabrique des ruines), la mémoire (la pierre rappelle, est monument). Toutes les œuvres de Naomi safran Hon peuvent relever de cette nomenclature. Mais je voudrais m’arrêter sur WS : memorial in white (and blue) qui illustre, avec une grande finesse, la dernière fonction, commémorative. Dans une frontalité massive, cette pièce est l’une des rares à présenter une physionomie aussi homogène. Grand à plat de dentelle, nappe au textile lourd relevée de motifs décoratifs abstraits, l’œuvre parait comme une image tramée. En trois parties : en partie haute, une image en positif, en partie médiane la même image en négatif, et en partie basse, pour le dernier tiers, l’image en filigrane. Comme si, à travers cette progressive modulation de l’image, passant du fantôme filigrané à l’image éclairée, l’artiste organisait la liturgie de sa disparition. On ne peut par ailleurs qu’être frappé par la forme en ogive qui git au milieu de la nappe, motif central. Cette nappe serait-elle un suaire – signe que le corps un jour a été sous ce drap ?
Je ne peux m’empêcher de citer, pour finir, en écho au travail de l’artiste, un poème de Diwan, un poète soufi libanais qui, conformément à la tradition poétique arabe, ne cherche pas les ruines dans les pierres, mais dans l’absence des corps :
« Arrête-toi aux demeures,
Pleure sur les ruines,
Et pose aux habitations effacées
Une question
Où sont les bien-aimés
Où sont leurs montures ».
Diwan, poète soufi libanais.

GALERIE RX, PARIS
NAOMI SAFRAN-HON
SOFT POWER
03/12/2022 – 14/01/2023
RX | Paris 16 rue des Quatre Fils – 75003 Paris
T : +33 (0)1 71 19 47 58
Horaires : mardi – vendredi, 10h-13h/14h-18h, samedi 11h/19h
E : info@galerierx.com – W : www.galerierx.com
Photo : Naomi Safran-Hon et Thierry Grillet à la Galerie RX – Talk sur le thème de l’art et la ruine autour de l’oeuvre de l’artiste. Décembre 2022. Courtesy de la Galerie RX.

