Biennale de Kochi-Muziris, India

PAR NATHALIE GUIOT

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In Our veins, Flow, ink and fire 

Biennale de Kochi-Muziris, India,  

Février 2023 

Dans une végétation luxuriante, Fort Kochi dans le Kerala, région du Sud de l’Inde, célèbre comptoir d’épices à l’époque portugaise au XVème siècle, accueille depuis 2011, la biennale d’art de Kochi-Muziris, devenue en plus d’une décennie, une plateforme incontournable de la scène artistique d’Asie du Sud. Pour cette 5ème édition, l’artiste et écrivaine singapourienne Shubigi Rao présente In Our veins, Flow, ink and fire, un parcours de 90 propositions artistiques dont 40 nouvelles commissions d’œuvres déployées dans la ville. Dans les klaxons incessants des rickshaws, l’effervescence du marché aux poissons et ces célèbres filets en porte-à-faux chinois, a lieu cette manifestation visitée depuis son ouverture en décembre 2022 par 500 000 personnes environ, autant dire un succès ! L’occasion de découvrir le riche passé colonial de la ville ainsi que le syncrétisme ambiant qui réunit temples hindous, mosquées et synagogues sur la côte Malabar, au bord de l’Océan Indien. 

Dans la cour de l’Aspinwall, biennale de Kochi, Kerala

« Le pouvoir du récit est sa capacité à transformer le réel par la satire et l’humour. Par l’écriture, la musique et les œuvres plastiques, il s’agit de montrer des formes de résilience dans un monde qui s’accélère et ou les inégalités ne font que croître »,

défend Shubigi Rao dans son édito.

Changement climatique, exploitation des minorités, pertes des traditions, féminisme, dystopie et intelligence artificielle, une biennale qui résonne avec les enjeux sociétaux, politiques et environnementaux de l’époque, dans le pays le plus peuplé au monde avec 1,4 milliards d’habitants. 

« Nous avons visité 90 ateliers d’artistes dans une quarantaine de pays, nous souhaitions nous éloigner du marché et des galeries et présenter 50% d’artistes d’Asie  du Sud et 50% d’internationaux »,

précise Mario D’Souza, co-curateur et directeur des programmes.  
Improvise, 2022, Instalaltion de bambous, Asim Waqif (Inde)

Vidéos, documentaires, photographies, peintures ou dessins, le parcours débute à Aspinwall House1 non loin du square Vasco de Gama, et se poursuit à Pepper House, Anand Warehouse, David Hall à Fort Kochi et dans des anciens entrepôts à épices, disséminés dans la ville qui a su conserver son héritage architectural. Dans la cour en terre de l’Aspinwall, Improvise (2022) est une installation en bambous de 8 mètres de haut de l’artiste indien Assim Waqif, œuvre performative qui invite le public à un parcours poétique et intime, un refuge où se reposer des bruits incessants de la ville. 

Changement climatique, communautés menacées  

Une des œuvres vidéo phare sur le climat s’intitule Gondwana (2022). il s’agit d’une installation de la suisse-canadienne Susan Schuppli basée à Londres ; Cette œuvre  composée de deux films, met en dialogue à la fois des archives sur le rôle des scientifiques indiens en Antarctique, incluant l’arrivée de la 1ère femme scientifique indienne ainsi qu’un entrainement militaire sur le glacier Siachen, avec des images d’aujourd’hui, où un groupe de chercheurs indiens et anglais mesure, analyse et enregistre les sons du glacier Drang-Drung en Himalaya en même temps qu’il recueille le témoignage des communautés locales sur le changement climatique ; Saisissant d’humanisme et de beauté.  

Ali Cherri. Of Men and Gods and Mud, Venice Biennale 2022

Biennale de Kochi-Muziris, India

Of Men and gods and mud, triptyque vidéo de Ali Cherri montre des ouvriers au travail dans une briqueterie sur les bords du Nil au Soudan. Le film conjure à la fois la vision poétique et surnaturelle du développement et les conditions géologiques et humaines catastrophiques liées notamment à la construction d’un barrage hydroélectrique dans la région achevée en 2009, entrainant le déplacement de dizaine de milliers de personnes appartenant à des tribus locales ; C’est aussi un hommage au mythe et à la création avec une série de sculptures combinant le syncrétisme des récits de Gilgamesh, du Golem et d’Adam.  

Holy Star Boyz (2018-19), Zina Saro Wiwa, Nigéria

Toujours dans l’esprit de témoigner de l’impact destructeur de l’industrialisation pour les cultures locales, Holy Star Boyz, est une série de photographies de Zina Saro-Wiwa qui vit entre Los Angeles et le Nigeria ; elle représente des portraits d’hommes portant des masques d’antilopes, anciennement sculptés dans du bois et aujourd’hui moulés dans de la résine, issue du pétrole, reflet de la modernité impactant les traditions culturelles et des déchets liés à la surproduction mondiale que récupèrent les populations au Nigeria. 

Redes de conversion, (2021); Ximena Garrido-Lecca (New-Mexico)

Ximena Garrido-Lecca (New Mexico) avec son installation Redes de conversión (2021) aborde cette fois l’angle du textile et des artisans d’Amérique du Sud, à savoir comment ces cultures indigènes sont impactées à la fois par le colonialisme et l’ère du digital dans leur production. Plus local et poétique, le très beau travail sculptural de l’artiste indienne Archana Hande My Kottige questionne quant à elle les objets du quotidien qu’elle récupère sur les marchés de Bangalore pour en faire des sculptures dans un décor qu’elle aime à scénographier.  

Nature et cultures indigènes 

Go back to the roots, 2021-22 Joydeb Roaja (Bangladesh)

Go back to the roots, titre de l’œuvre de Joydeb Roaja, qui fait partie de la tribu indigène Tripura et vit dans les montagnes de Chittagong au Bangladesh ; ses dessins d’un humanisme touchant, témoignent de l’occupation militaire sur le territoire et l’impact pour ces hommes et femmes, qui ont perdu au fil des décennies, leur terre, leur culture et leur dignité ; Malgré la perte et l’anxiété, c’est aussi une certaine forme de résilience que véhicule ces récits singuliers et poétiques de  ces communautés. Beauté des formes plastiques, des langues vernaculaires et des chants traditionnels…

Travellers, 2021, Arpita Singh (Inde)

Sans tomber dans la nostalgie, il s’agit de prendre le pouls de ces formes de résistance, de ces générations de migrants qui emportent leurs histoires avec eux, comme en témoigne Travelers (2020), peinture de l’indienne Arpita Singh, prêt de la collection du Kiran Nadar Art Museum à New Delhi.  

Smitha G.S, Kerala, Inde

C’est dans une nature presque métaphysique que s’élabore  les œuvres colorées de Smitha G.S, artiste autodidacte du Kerala. Une peinture qui fourmille de personnages miniatures, de figures aquatiques, chamans et autres caméléons … 

Lull, 2022, Anju Acharya, (Kerala)

Botanique, science, interconnexions entre humains et non-humains, anatomie et autres phénomènes de transformation, voilà ce dont témoigne Lull, grand dessin d’Anju Acharya, artiste indienne du Kerala, présenté sous forme d’un rouleau suspendu tels des textiles.   

Entre architecture et géographie avec ce voyage vers le Mékong cette fois, l’œuvre video First Rain, Brise Soleil (2011) de l’artiste vietnamienne Thao Nguyen-Phan est un portrait élégiaque de la rivière qui se déploie sur 5 000 kms avant de se jeter dans la mer de Chine, complétée par une série de peintures sur soie, inspirée du patrimoine architectural des brise-soleil, architecture en béton destinée à réduire la chaleur des façades des bâtiments, comme des « jeu d’ombres » populaires au 20ème siècle.  

Langues et perte d’identités 

These silence are all the words, 2018, Madiha Aijaz (1981-2019)

Plus politique mais tout aussi poétique, s’agissant de l’importance culturelle de la  langue, Madiha Aijaz, artiste pakistanaise disparue en 2019, présente une série de photographies et vidéos. Dans In these silences are all the worlds (2018), le spectateur entend la voix des libraires  de Karachi au Pakistan, gardiens de la culture, témoignant de la disparition progressive de la langue Urdu au profit de l’anglais, sur des images d’ouvrages de littérature ancienne, une œuvre poignante et ancrée dans une réalité si peu partagée, commissionnée par la biennale de Karachi et Liverpool. Dans le même registre de pensée, Slavs and Tatars, artistes  basés à Berlin, présente leur Reading room (Khhhhhhhhh), (2022), et l’importance des alphabets cyrilliques et arabiques dans l’histoire politique des civilisations. Le collectif produit à la fois des livres et des lectures-performances.  

Reading room (Khhhhhhhh) 2022, Slavs and tatars (Allemagne)

Féminisme et patriacat  

Brothers, Fathers and Uncles (2022) est une peinture de l’artiste indienne Devi Seetharam très remarquée pour ses positions féministes. A partir de documents photographiques, l’artiste peint une chorégraphie masculine portant le dhoti – tissu blanc qui s’enroule à la taille –  rassemblement d’hommes dans l’espace public, moment auquel les femmes ont rarement accès. Installation sous forme de manifeste féministe avec la Nepal Picture Library à la Pepper House, collection de 8 000 photographies et correspondances, une façon d’imaginer les futures féminismes au Népal et au-delà ;  

Brothers, Fathers and Uncles (2022) Devi Seetharam (Inde)

C’est aussi une belle découverte que ces photos en noir et blanc de la première photo-journaliste indienne, Homai Vyarawalla (1913-2012), émouvants portraits de femmes indiennes libérées des règles du joug colonial et que l’on voit s’émanciper par la création, sculpture, dessin, broderie…  

Enfin, moment d’émotion avec Such a morning(2017), film onirique de l’indien Amar Kanwar (Anand House) ou encore Covering Letter curatée par l’artiste Jitish Kallat qui présente dans la pénombre et une fine brume la lettre historique écrite par Mahatma Gandhi à Adolph Hittler quelques semaines avant le début de la seconde guerre.

Sketching Session, Sir JJ School of Art, Homail Vyarawalla (1013 – 2012)

Lancée en 2011 à l’initiative des affaires culturelles du gouvernement du Kerala et des artistes Bose Krishnamachari, actuel président de la manifestation et Riyas Komu, une biennale qui affiche une grande diversité dans les projets proposés, une justesse de ton et une pertinence dans les thèmes abordés ainsi qu’une belle légitimité par la multitude de partenariats affichés en Inde et à l’international (citons l’Institut français, Goethe Institute, Thyssen Bornemizza Art Contemporary,..) ; cependant, il est désolant de constater que Kochi (tout comme l’ensemble du pays) fait face à un désastre environnemental sans précédent, des déchets plastiques par milliers dans les rues et sur les plages, sans aucune poubelle ni collecte ; avec la corruption, il s’agit d’un des sujets majeurs pour l’Inde.  

1Portant le nom d’un entrepreneur anglais visionnaire qui établit sa compagnie au XIXème, la compagnie existe toujours sous le nom de Aspinwall and Company Ltd . et exporte épices, fibres naturelles, caoutchouc, café vers l’Europe

Fondatrice et Présidente de la Fondation Thalie ,  Nathalie Guiot est auteure, éditrice et curatrice d’exposition.

Jusqu’au 10 avril 2023 

Kochi Biennale

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