Les tondeuses dans le ciel d’Ukraine # 1 Lviv

THE GAZE OF BENOÎT GAUSSERON

Vue d’une église à Lviv

Dans le ciel de l’Ukraine en guerre, les drones font le bruit de tondeuses à gazon et les missiles sifflent quand il est trop tard. La pire des choses, c’est de s’habituer, répètent ceux de l’arrière. Alors il y a la famille, les églises, la culture et les musées qui restent ouverts à Lviv et à Kiev. Benoît Gausseron a visité ces lieux de prière, d’histoire et de création qui disent autant la bataille des mémoires que l’espérance d’un peuple.

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Arrivée à la gare de Lviv

Une paix trompeuse

Ce qui frappe le plus à l’arrière du pays en guerre, c’est sa paix trompeuse. Les missiles et les drones sont aussi aléatoires que les accidents sur l’autoroute A6. Alors on ne descend plus aux abris à l’appel des sirènes comme on oublie de dire aux enfants de boucler leur ceinture en accélérant après la barrière de péage de Saint Arnould. Les sapins brillent, les cafés sont allumés et les boutiques restent ouvertes. La guerre n’aura pas raison de Noël. On veut y croire dans les squares où des enfants crient de leur voix aiguë et entêtante, jouent sous le même ciel que le nôtre. Ils se taisent soudain dans les églises pleines et sourient devant des crèches qu’on croirait vivantes.

Sur les visages seulement se lisent les plis de la guerre.

Ils sont ce soir plus graves dans le train de nuit qui franchit la frontière polonaise à Przemysl. À bord, des femmes seules et de jeunes hommes qui n’ont pas encore l’âge d’être conscrits rentrent à Kiev. D’autres hommes restent de ce côté de l’Europe en paix. Ils sont deux à regarder le train de 20h 28 quitter la Pologne : un jeune amoureux qui embrasse une dernière fois son amie embarquant vers sa ville natale pour retrouver sa mère et puis cet homme, quarante ans peut-être, qui reste assis sur le quai, sa jambe gauche amputée est enveloppée dans un sac de plastique bleu.

Vue de Lviv

A Mostyska, le train s’arrête. Contrôle des passeports sous les néons du compartiment. Welcome to Ukraine, it is kind of you to visit us, le soldat salue et ajoute : 

Vous direz bien en rentrant, n’est-ce-pas, que l’on se bat pour vous et l’Europe.

 Il est plus jeune que mes fils. Comme eux, il ne sait ni le jour ni l’heure. Mais il pense plus souvent qu’eux à la mort qui viendra comme un voleur. Comme tous les autres ici, il redoute que du ciel survienne un Shahed, l’un de ces drones de fabrication iranienne, ou que tombe dans la boîte à lettres la convocation au front pour son frère cadet. L’âge limite de conscription est encore fixé à 27 ans en cette fin d’année et pourrait être abaissé à 25 si la loi change en janvier. Pas encore de conscription pour les femmes : les Ukrainiennes volontaires rejoignent le front, certaines comme médecin, d’autres comme sniper. Dans le compartiment n°3 du wagon n°4, Olga revient chez elle, à 250 kilomètres au Nord Est de Kiev. Elle n’est pas militaire, elle tient une boutique de cosmétique à Konotop, dans l’oblast de Soumy, près de la frontière russe. Si elle travaille trois semaines tous les deux mois en Allemagne, elle revient à Konotop. If they need my help, I am here. Elle insiste. J’aurais bien rejoint l’armée mais il faut dormir par terre et j’aime trop la propreté. La peau nette c’est mon métier. Demain, son salon de beauté sera ouvert aux femmes soldats qui profiteront de leur permission. Il faut les voir, sourie Olga, se faire les ongles et les yeux avant de rejoindre leurs familles à l’arrière.

Première étape à Lviv.

Depuis février 2022, Lviv – 800 000 habitants, 46 musées ou assimilés, un quartier juif et un autre arménien, un centre-ville classé au patrimoine mondial de l’Unesco, un marché aux livres et des intellectuels le nez dedans assis sur les bancs verts des parcs – protège son histoire et ses trésors.

Les églises rendent hommage aux morts

A commencer par ses églises.

La grande nef du XVII eme siècle de la paroissse des Apôtres Pierre et Paul est emmitouflée dans ses bâches. Les bas-côtés sont couverts d’ex-voto, des photos de soldats et d’enfants tués depuis l’invasion de la Crimée en 2014. Jusqu’en 1991, sous l’occupation soviétique, l’église servait d’entrepôt à livres – 2,5 millions d’ouvrages y étaient rangés jusqu’à l’autel. En 2017, la restauration a débuté et la fresque principale, du XVIII ème, verte jusqu’alors, s’est faite jaune et ocre à la faveur des travaux et de l’imagination des restaurateurs qui voulaient voir le soleil. La guerre a attendu la fin du chantier pour commencer.

Depuis février 2022, le musée national de Lviv fait lui aussi comme il peut :

des sacs de sables s’entassent devant les soupiraux du rez-de-chaussée, des planches masquent les fenêtres du premier étage. Les principales œuvres ont été mises à l’abri dans des musées d’Europe de l’Ouest ou encore, ici près de Lviv, en des lieux gardés secrets. En haut des marches de l’escalier principal de ce bâtiment de 1905 qui portait le nom de Lenine dans les années 80, s’élève un socle vide, la statue qui l’occupait est cachée quelque part. Le musée national de Lviv reste ouvert, pour le principe et quelques visiteuses. Ce mercredi, à l’exception d’un vieux gardien, il n’y a que des femmes. Une demi-douzaine de surveillantes et une vieille Ukrainienne qui prend son temps devant chaque tableau. 

Elle scrute longuement un mur de portraits, des poètes, écrivains et artistes qui ont marqué l’histoire de la ville au XIXème siècle. Une femme, Lessia Oukrainka, émerge entre des hommes en habits noirs : elle fut l’une des grandes poétesses ukrainiennes et d’un amour sans réserve pour sa terre (« Contempler le Dniepr si bleu […] Une seule espérance m’est restée »). Elle ne détestait pas non plus Marx et la révolution qui l’ont conduite quelques mois en prison. Morte de Tuberculose à 42 ans, elle laisse au musée de Lviv un portrait qui ne fait droit ni à sa beauté douloureuse ni à ses yeux en lutte. Lessia Oukrainka figure en revanche dans sa majesté froide sur le recto des billets ukrainiens de 200 hryvnias, elle qui prophétisait l’actualité qui venait :

« Il sera libre celui qui s’est libéré soi-même, mais restera captif celui libéré par d’autres. »   

Lessia Oukrainka

Devant ce paysage d’Ivan Trouch (1869 – 1941), un peintre de l’oblast de Lviv lui aussi, on rêve sur ces ciels d’hiver, d’un bleu de glace, que déchire une croix. Il y en a toujours une quelque part. Ici celle de la tombe du poète Taras Shevschenko (1930). Plus loin, dans un vallon enneigé, une nouvelle croix est enveloppée du halo de la Lune.

Musée National de Lviv

Là, des portraits naïfs de femmes courbées du XXeme siècle (1970 et 1972) rêvant sous un arbre ou dans le labeur des champs. La plupart des icônes ont été mises à l’abri. Restent celles-ci, du XVIIIeme siècle, qui racontent la vie de Jesus pour les nuls et celles de l’exposition temporaire de peintres contemporains. Devant ce Vol de l’ange (Volodymir Loutsik, 2023) au-dessus d’un ban de poissons, on pense aux arts premiers, à l’enseigne d’un marchand et au fond familier d’une assiette. 

Dehors, sur la place qui jouxte le musée, des peintres vendent leurs toiles à même le sol ou accrochés à des chevalets de fortune. Leurs paysages sont plantés des mêmes croix et leurs personnages habités du même Dieu. Sait-on jamais. La ville n’a résisté pour rien à toutes les invasions. Alors la dernière tentative ne fera pas exception. Les Ottomans, les Moldaves, les Soviétiques – car, oui, c’était aussi une occupation disait la grand-mère d’Oksana, ma guide à Lviv. La ville ancienne, restée intacte depuis le 16eme siècle, poursuit le combat à l’aide de sacs de sable, de grillages et d’emballages à la Christo autour des statues de Neptune et de Diane sur la place de l’hôtel de ville. Des plaques d’acier sont posées sur les vitraux des églises. On a vu ce qu’ils ont fait à l’Est, des musées, des statues, des icônes, alors il faut bien cela nous dit Oksana. 

Galerie d’art à Lviv

Dans le quartier juif, demeure ce que pouvaient voir les touristes quand ils venaient. Des signes sur les maisons, mezouzas aux portes ou bas relief en façade. L’ancienne synagogue tombe en ruine et les lettres en hébreu sont à moitié effacées sous l’arche de la Torah. Les Juifs représentaient un tiers des habitants de Lviv avant la deuxième guerre mondiale. Ils sont aujourd’hui moins de 2 000. Des 50 synagogues de la ville deux seulement ont survécu à l’holocauste. 

Un peu plus loin, dans ce qui fut l’arsenal de Lviv, les autorités ont préféré fermer le musée dédié aux armes.  C’était plus prudent, confesse Oksana, même avec des flèches et des obus de plomb du XI eme siècle, ils en auraient fait des missiles. 

Église dominicaine de la Sainte Eucharistie à Lviv, Ukraine

L’ancienne église dominicaine, qui date du milieu du XVIII eme siecle, devenue grecque catholique est dévolue à la Sainte Eucharistie. Les Soviétiques en avaient fait, de 1970 à 1991, un musée de l’athéisme pour célébrer la raison, dénoncer l’inquisition et chasser la superstition. Ils avaient laissé – mégarde coupable ou étrange ironie – sur le frontispice de l’édifice ces lettres noires que l’on peut lire encore aujourd’hui sur la pierre claire : soli deo honor et gloria. Inutile de traduire du Latin ce que l’Union soviétique n’avait pas pris la peine d’effacer. 

Oleksa Bakhmatyuk (1829-1882). Carreau de céramique. Région Hutsu, musée national de Lvivl.

Alors pourquoi ? Ces musées qui résistent depuis près de deux ans à la guerre. Ces artistes de rue qui peignent pour 500 hrynias la toile et rendent hommage à leurs morts. Parce que cette guerre, dit Oksana, est plus illogique encore que les autres. Sa famille tout entière issue de Lviv s’est divisée entre pro-russes et pro-ukrainiens. Elle ne parle plus à ses tantes qui vivent à Petersburg. Là-bas, pour fêter la fin de la seconde guerre mondiale, le 9 mai, les Russes proclamaient sur leurs chars de parade We can repeat. Ici, les Ukrainiens ont brandi des panneaux sur lesquels on pouvait lire Never again. Oksana se demande si sa terre n’est pas la victime d’une dernière guerre impériale. La preuve, dit-elle, mes tantes habitent en Russie un appartement délabré mais sont fières d’appartenir à une nation qui fait peur, détient l’arme nucléaire et des sous-marins lanceurs d’engins. Elle ne comprend pas. Elle se rappelle seulement les missiles tombés sur des maisons, les familles qui emportent leur vie dans des petits sacs à dos, les exilés vers l’Ouest. Ils sont partis avec pour tout empire les souvenirs de vers de Lessia Oukrainka appris par cœur à l’école, les titres de quelques romans d’amour et ces paysages d’hiver du musée de Lviv.

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