Cibles/ Targets - Kamel Mennour

L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît GAUSSERON.

Cibles/ Targets. Galerie Mennour – Commissariat : Philippe Dagen.

ROGER BALLEN, ALFRED COURMES, SONIA DELAUNAY, MARC DESGRANDCHAMPS, MARCEL DUCHAMP, PAUL ÉLUARD, MICHEL FRANÇOIS, GILGIAN GELZER, BERTRAND LAVIER, MARYAN, FRANÇOIS MORELLET, GEORGES NOËL, KENNETH NOLAND, GINA PANE, PABLO PICASSO, MAN RAY, MARTIAL RAYSSE, UGO RONDINONE, NIKI DE SAINT PHALLE, FRANCK SCURTI, AGNÈS THURNAUER

^{A gauche : FRANCK SCURTI Visage, 2021 Pied de rocking chair en bois, sphère en plastique, peinture acrylique • Wooden rocking chair leg, plastic sphere, acrylic paint 90 x 75 x 4 cm – à droite :AGNÈS THURNAUER Prédelle (not yet #4), 2022 2 éléments, acrylique sur toile, cadre bois • 2 elements, acrylic on canvas, wood frame 112 x 70 cm}

Ne tournons pas autour du pot quand un accrochage va droit au but. Le regard s’arrête dans sa course, le paysage trouve son viseur et la fuite se fait une raison.

Kamel Mennour et Philippe Dagen ont réuni une vingtaine d’œuvres dont la cible est le motif. Il fallait y penser car il s’agit là d’une figure tellement simple et à ce point banale qu’elle s’était faite oublier. Elle traverse ici admirablement les œuvres de Duchamp, Picasso (dont une œuvre au dos d’une enveloppe adressée à André Breton), Man Ray, Eluard, Saint Phalle, Delaunay, de Thurnauer, Desgrandchamp, Noland ou Rondinone.

PAUL ÉLUARD ET PABLO PICASSO. *Enveloppe décorée adressée à André Breton,* 1937
Aquarelle et encre sur enveloppe de papier par Picasso; inscrit et signé par Paul Eluard
Watercolour and ink on paper envelope by Picasso; inscribed and signed by Paul Éluard. 11,4 X 14,4 cm

Pour Kenneth Holland (Sunwise, 1960) un soleil se lève en cercles concentriques, cernes en trois couleurs dont chacun marquerait une année de soleil.

C’est la naissance.

Le ventre du San Sebastien d’Alfred Courmes se désigne aux flèches (1934). C’est la mort qui vient.

^{A gauche : ALFRED COURMES Saint Sébastien aux fléchettes, 1934 Oil on canvas • Huile sur toile 65 x 54 cm – à droite :MAN RAV Untitled (Target), c. 1970 Fusain et feutre sur cible de pistolet imprimée sur carte. Charcoal and felt-tip pen on printed pistol target on card 52 x 42 cm}

La cible apposée sur le corps appelle au martyr comme un destin assigné par le regard des autres, plus acéré que des flèches. Saint Sébastien, resté vivant devant les archers, porte son regard vers la terre, vers nous, vers ses bourreaux. En tout cas, pas au ciel comme dans le San Sebastian de Botticelli de 1473. Ses mains ne sont pas attachées mais agrippées à un glacis lisse et indécis en arrière fond. Les flèches qui font mouche n’atteindront pas l’essentiel, sa foi.

La mort rôde encore chez cet homme qui se présente aux nazis dans ce Personnage de 1962 de Maryan, portant entre ses mains une mire qui leur dit où tirer. A la fois ironique et macabre, la cible fait obstacle en se riant des tueurs auxquels elle dit : vise-moi au cœur, tu ne m’auras pas.

^{GEORGES NOEL Score, 1968 Technique mixte (acétate de polyvinyle, sable, pigment, encres) sur toile • Mixed media (polyvinyl acetate, sand, pigment, inks) on canvas 71 x 71 cm}

Georges Noël rend aux cibles leur matière et leur relief dans ce qui ressemble à un panneau de stationnement criblé d’impacts. Petits et grands cercles se bousculent dans le sang maculé et inquiètent. A qui font donc la guerre les ronds mortels de Georges Noël ?

Un semblable objectif figure sur le pas de tir de la toile d’à côté. Un Man Ray. La cible se fait ici vanité et memento mori dans une miniature dessinée à la façon d’une carte à jouer en noir et rouille. Seuls reliefs sur le papier, des ombres au fusain marquent les aiguilles du temps.

Certaines cibles sont vivantes et joyeuses. Elles invitent à manger ou à jouer. Devant le gros bonbon acidulé d’Ugo Rondinone (1998) dans cette œuvre d’acrylique sur papier, on a envie d’appuyer dessus, de le manger, de le dissoudre dans un verre. Ici, les lignes de la mire se floutent et hésitent, vibrent presque. Et devant le jeune homme en tee shirt de Marc Desgrandchamps (Cible, 5 mars 1990), on jouit des couleurs du printemps et des concerts des 60s, on se prend à aimer le tir au pistolet à eau et on flirte avec une jambe et une colombe blanche.

Les cibles se conjuguent au pluriel avec Sonia Delaunay. Elles se cherchent et se trouvent, définissant des Rythmes, c’est-à -dire une musique : les thèmes circulaires se détachent sur un fond d’angles droits et d’à-plats orthogonaux et reprennent leur course avec des petites variations insensibles. Les astres tournent sur eux-mêmes et dans l’orbite de leurs voisins. Delaunay élève les cibles au ciel et donne au cosmos ses couleurs.

^{AGNÈS THURNAUER BNSZ (Barnett Newman Serial Zipper) #2, 2006 Collage sur papier, cadre bois, verre • Collage on paper, wooden, frame, glass 76 x 61 cm}

Mais au fond de ces cibles, il y a quoi ? Un sexe, une mère, un cœur, la mort. Qu’importe. Certainement pas un point final. Un commencement plutôt. Les deux œuvres d’Agnès Thurnauer présentées dans cette exposition disent exactement cela : la prédelle du Not yet pose en toutes lettres sur deux panneaux verts que ce n’est qu’un début et qu’il y en aura d’autres, des panneaux, des vies, des joies et surtout que les objectifs sont des asymptotes. On ne les atteint jamais. Dans son très beau collage de 2006, les papiers forment un colimaçon autour d’un axe absent, escalier en marches rouges et noires qui montent quelque part et tendent à autre chose – hors champ. Nous avions appris que toute cible était ratée. Nous savons désormais, avec Thurnauer, qu’en visant la cible nous aspirons secrètement à son antonyme, le départ.