L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #7; Sarkis, Istanbul

PAR BENOÎT GAUSSERON

L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît Gausseron

Respiro (2015)

Sarkis Zabunyan, dit Sarkis, revient à Istanbul, la ville qui l’a vu naître en 1938, pour une exposition de quelques œuvres choisies au musée Arter. Artiste turc d’origine arménienne, Sarkis vit et travaille à Paris depuis cinquante ans. Il dit avoir découvert l’art dans la boucherie stambouliote de son père en emballant de la viande avec un bout de papier journal représentant Le cri d’Edward Munch. De là sans doute aussi, son inclination constante pour les rencontres improbables des matières, des registres, des disciplines, des origines et son admiration pour l’artiste Joseph Beuys, son maître, qui reste le grand démon des convenances en art et le pourfendeur de ses institutions.

L’exposition Endless répond à une question simple : toute exposition signe-t-elle la mort de l’artiste en ceci qu’elle fixe par nécessité et fige par convention la création dans l’institution, le musée n’est-il qu’un cimetière ? 


La réponse est non pour peu que l’exposition soit de Sarkis et le musée investi par ses soins.
Nous avions déjà vu Sarkis dialoguer avec Beuys, Malevitch ou Breton lors de l’exposition Passages au centre Pompidou en 2010, regarder ses arcs en ciel au pavillon de la Turquie à la Biennale de Venise en 2016 et suivre sa Transflammation à la galerie Nathalie Obadia qui le représente à Paris. Nous le découvrons à Istanbul, fidèle à lui-même, dynamiteur des expositions mortes et des scénographies établies. 
Sarkis nous accueille avec une œuvre nouvelle, Wheelchair with Bird Feathers (2023), étonnante installation d’un paralysé envolé dont seules demeurent les plumes devant une planisphère couverte de points. Ce sont des doigts d’enfants qui ont déposé ces étoiles sur cette voûte immense. 

Wheelchair with Bird Feathers (2023)


A l’exception de cette œuvre, il n’y a pas ici de créations nouvelles. Les installations, icônes, films, néons ont pour la plupart vu le jour entre 1980 et 2015. Mais voilà qu’à la faveur de leur agencement dans l’espace, au deuxième étage du musée Arter d’Istanbul, ces œuvres en deviennent de nouvelles et prennent leur envol comme cette danseuse en robe d’arc en ciel. 

Transflammation (1996-2001)

Une chaise, une table, une lampe peuvent-elles renaître à notre regard ?

Sarkis n’a jamais cessé d’interroger le lieu d’apparition d’une œuvre. Dans Transflammation (1996-2001), il explore les objets d’une maison les uns après les autres. Une chaise, une table, une lampe peuvent-elles renaître à notre regard ? Oui répond Sarkis qui permet aux choses d’habiter ailleurs, de brûler, les rendant à leur matériau brut d’origine et leur offrant d’autres devenir. Endless est en effet l’exposition de la résurrection des œuvres dans l’espace, des œuvres de Sarkis, déjà exposées, mais ici déplacées, ré-agencées et donc ré-exposées. Sans fin donc, ces œuvres revisitées. Sans fin, aussi, le regard renouvelé que nous leur portons. Le voyage de l’objet d’art dans un nouveau lieu lui permet en effet d’habiter autrement le monde et pourtant nous autorise à le voir à nouveau.

Mixed rétrospective (2001) 

On se sent à la maison

Voyage des œuvres dans l’espace, voyage des œuvres dans le temps aussi. La mémoire entre en jeu avec cette hypothèse : et si chaque œuvre était à elle-même sa propre rétrospective, si elle portait son passé et son petit catalogue raisonné avec elle. Dans Mixed rétrospective (2001) des clichés-souvenirs d’expositions de Sarkis sont sous verre à la façon d’un album de photos de famille ; l’écran d’un téléviseur est allumé, on se sent à la maison ; vous vous asseyez sur des piles de journaux en forme de tabouret et ce sont la prose des jours, la banalité des news et les expositions anciennes qui sont empilées là. Sarkis se fait alors le commissaire et l’historien de ses propres créations dont il dit la généalogie. La définition de l’exposition temporaire avec son début et sa fin prend une tout autre tournure : non seulement l’artiste donne à voir les conditions de sa production, fidèle à la longue tradition de la représentation du créateur au travail (L’atelier Sarkis, 2015, et  Elle danse, 1990) mais il va plus loin en mettant en scène les conditions de présentation de ses œuvres. L’œuvre était entrée au musée, voici que le musée fait son entrée dans l’œuvre. Oubliée, la conception selon laquelle une création serait indépendante de son lieu de présentation. Chaque création est bien située dans un lieu, salon, musée, maison. On pense à la Galerie de vues de la Rome moderne de Giovanni Panini de 1754 qui fit aussi du tableau une galerie. Souvenez-vous de cette immense salle dans laquelle sont accrochées des toiles représentant les hauts lieux de Rome. Là où Panini rendait hommage aux plus grands artistes de Rome, Sarkis évoque son propre travail dans le temps, le révèle et le dévoile. Avec lui, l’exposition temporaire se fait mise à nu permanente et la fabrique close de l’artiste devient un atelier ouvert à tous. 

Icons of Istanbul (1986 – 2023)

Même les petites icônes (Icons of Istanbul, 1986 – 2023), qui forment aux murs une série ininterrompue de scènes gravées ou peintes, semblent sortir de chez vous. Détournées de leur usage initial (souvenir, relique) et libérées du fouillis d’un cabinet de curiosités, elles vont à la ligne, réservent leurs marges avec cette façon que les vers ont de prendre leurs aises sur le papier blanc. Grandes marges, cadres isolés comme des punchlines, les icônes de Sarkis sont des miniatures amies et poétiques. 

Elle danse (1990)

Au commencement la chaleur, Le défilé du siècle en fluo

L’attention qu’accorde Sarkis aux titres de ses œuvres n’est d’ailleurs pas innocente. Ceux de l’exposition Endless font écho aux titres de ses expositions précédentes, qui sonnent tous comme des vers : Au commencement la chaleur, Le défilé du siècle en fluo, L’écho de ma main, Vingt-quatre ans après quelque secondes, Silence, silence, Chambre sourde, Autopsie d’une peinture anonyme murale, Le silence éclairé du Black-out, Le pont des travailleurs en rouge et vert… 
Pour être bien sûr que nous ne prendrons plus les musées pour des cimetières, ses œuvres pour de la prose et ces icônes pour des idoles, il n’hésite pas à coller dessus des post-its colorés.

Icons of Istanbul (1986 – 2023)

Et il ajoute de la musique dans l’exposition car personne ne regarde sérieusement avec les yeux seuls. Alors on entend Bach et Chostakovitch. Sarkis  a réussi son coup : il nous fait sortir du musée et donne raison à son ami Joseph Beuys qui croyait que l’art en action est plus important que l’œuvre d’art. 

Endless

Jusqu’au 4 février 2024

Exposition Sarkis

Musée Arter d’Istanbul 
Commissaire Emre Baykal 

Arter – Irmak Caddesi No: 13 Dolapdere Beyoğlu 34435 İstanbul

E-MAIL : info@arter.org.tr

Photo: : filiale de la fondation philanthropique turque Vehbi Koç, Arter est un centre d’art contemporain ouvert depuis trois ans à Istanbul

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