Irak 2023, dialogue de voyage – #3 Bagdad
THE GAZE OF BENOÎT GAUSSERON 👁️
ERBIL – MOSSOUL – BAGDAD
Un père et sa fille, Benoît et Aimée Gausseron, partagent leur dialogue de voyage en Irak : le père raconte le pays au présent, sa fille en interroge les ruines. Regards croisés sur la renaissance culturelle irakienne par-delà le désastre des armes.
👁️ Film #3
# 3 Bagdad

Gertrude Bell (1868 – 1926), aventurière, archéologue, espionne, écrivaine, a contribué à la création de l’Etat irakien en 1921 et au premier musée archéologique du pays l’année suivante.
De son vivant, elle subit les affres des hommes pour ses audaces, ses amours et ses expéditions qui rompirent toutes avec les codes victoriens. La gloire de T.E. Lawrence l’a éclipsée. Miss Bell, comme les Bagdadiens l’appellent encore, demeure sous le feu des critiques qui pointent sa retenue aristocratique face aux révolutions nationales, son féminisme paradoxal opposé aux suffragettes anglaises, ses travaux d’orientaliste plus littéraires que scientifiques. Elle est même parvenue à rater son film biopic sorti en 2015, un navet magistral dans lequel le dialogue des chameaux se réserve la meilleure part du script. Pourtant, dans un petit cimetière anglican de Bagdad, au chevet de l’église arménienne, un gardien et quelques habitants du quartier continuent à faire droit au nom de Gertrude Bell. Avec eux, l’université de Newcastle et l’Unesco y contribuent aussi en mettant à disposition un fonds documentaire exceptionnel (lettres, photos https://gertrudebell.ncl.ac.uk/about) de la femme qui dessina les frontières de l’Irak et comprit mieux le pays que l’administrateur britannique Percy Cox en 1917 et son lointain successeur américain en 2003, Paul Bremer.

En arrivant à Bagdad le 28 mars 1914 Gertrude Bell livre une vision de l’Irak que l’on voudrait écrire aujourd’hui :
Photo : Tombe de Gertrude Bell, cimetière anglican de Bagdad
Gertrude Bell
« I’m quite right in my impression of Iraq — I hear it on every side. The country is entirely out of hand, the reins of government were all dropped during the war (nor held very firmly before) the roads are not safe, trade unions decadent, the whole thing has gone to ruin. It is dreadful. And they all regret Nazim Pasha now, these people who hated him while he was here. »
Nous devons à Gertrude Bell le musée national de Bagdad, l’un des plus beaux du monde.
Ouvert en 1926 dans ses locaux actuels de North Bridge Street, puis fermé à plusieurs reprises, en partie pillé en avril 2003, il est accessible cinq jours sur sept et désormais gratuit le vendredi pour les Irakiens. Des conservateurs italiens travaillent en cet été 23 à la mise en valeur des galeries sumériennes. La direction du musée et le département des antiquités du gouvernement poursuivent encore la chasse aux 15 000 pièces volées dont un tiers seulement aurait été retrouvé.

Et nous devons au général britannique Maud qui prit la ville aux Ottomans en 1917 la première proclamation officielle protégeant le patrimoine.

L’archéologie peut aussi être une priorité en temps de guerre. Le texte punit ainsi de lourdes peines tous ceux qui, « dans le territoire occupé » dégradent, pillent, trafiquent les artefacts historiques. Le général Stanley Maude meurt peu après du choléra, le 18 novembre 1917. Sa tombe s’élève au centre du cimetière militaire de Bagdad, entourée de centaines de sépultures de soldats du corps expéditionnaire britannique de Mésopotamie et de chiens errants qu’un gardien chasse à coups de bâton.
Dans le musée, le corps d’une divinité au féminin pour commencer.
Elle provient du Sud irakien, elle a plus de 8 000 ans. On croirait cette minuscule déesse mère taillée dans une branche d’olivier, elle est modelée dans l’argile.

Les salles assyriennes s’ouvrent sur un taureau ailé androcéphale montant la garde sur ses cinq pattes, c’est le Lamassu.
« La combinaison de la tête humaine, des ailes de l’aigle, du corps du taureau […] exprime la plus grande somme d’intelligence et de force qu’on puisse attribuer à un être vivant »
E. Pottier, 1924
Vue de face, la créature mythique et immobile suscite la crainte à l’entrée des palais. De profil, avec ses ailes d’aigle et ses cinq pattes, elle est prête à charger et prendre son envol.


La période assyrienne (1350-612 avant JC) est magnifiquement représentée par des bas-reliefs muraux.
Ils proviennent des palais de Numrud et de Khorsabad : les bas-reliefs en ornaient les cours et les salles de réceptions, les Lamassus en encadraient les porches. Des soldats montent la garde, des citoyens déposent des présents et de nombreux chasseurs visent des lions de leur arc. Le dernier lion a disparu d’Irak il y a 40 ans. 2 000 ans auparavant, la chasse au lion était un sport national.
Les formes géométriques ovales et les couleurs n’ont pas attendu l’empire byzantin pour voir le jour.
Elles apparaissent sur ce mur de 300 briques blanches, noires et vertes. A l’origine, elles ornaient la salle du trône du palais de Shalmaneser III (858-824 B.C.) à Nimrud.


Des tablettes cunéiformes rappellent que l’écriture est aussi née en Mésopotamie autour de 3 000 avant JC.
Cette écriture en forme de pointes de clous (cuneus en latin) est pratiquée sur des tablettes d’argile et représente des signes phonétiques ou des idéogrammes. L’une des tablettes nous donne une leçon de géométrie.

Ces lions de la province d’Al-Anbar datent de 2000 avant JC.
Un système de canalisations internes permet au vent d’entrer par la gueule de l’animal et de siffler par des orifices confectionnés dans les pattes afin d’effrayer les importuns.


Cette tête assyrienne de Lamassu a été reconstituée après que des pillards l’ont découpée.
Les pillards étaient prévenus : leur tête sera mise à prix mais aussi découpée sur le modèle de celle-ci, en sept morceaux.
Quittons le musée et retrouvons deux artistes contemporains Mahmoud Al-Ansari et Muktar Al-Ansari.
Les œuvres du père et du fils se font face dans The Gallery près de Karada Road, l’une des cinq ou six galeries d’art contemporain de Bagdad. C’est l’œuvre de deux artistes irakiens, le premier peint le futur et le second le présent. La vue géométrique de Bagdad qui rappelle Malevitch est du père, celle en écriture image avec ces points fait écho à l’alphabet cunéiforme.


Sur les bords du Tigre, les voûtes du ciel en nids d’abeille du palais des Abbassides.
Ces décors de pierre, les Muqaranas, couvrent les plafonds des galeries du palais le long du fleuve. Au-dessus du mur de briques, la pierre est taillée en chapiteaux dentelés. Rappelons que la cité de Bagdad, édifiée à partir de 700 après JC, devient la capitale du califat des Abbassides. La ville reste le centre culturel et spirituel du monde islamique jusqu’à la chute de Bagdad en 1258.


800 ans plus tard, poètes, intellectuels et écrivains en devenir se retrouvent au café de Flore de la rive gauche du Tigre, le Shabandar.
C’est le plus vieux café de la ville à l’angle de la rue Al-Moutanabi. Son premier propriétaire en 1917 est devenu ministre des affaires étrangères du roi Fayçal en 1941. Le vieil homme assis derrière la caisse à gauche sourit et regarde la salle depuis soixante ans : des théières et des bouteilles d’eau, des samovars, des vieux et des jeunes bagdadiens, des photos sur les murs en noir et blanc couvrant l’histoire de l’Irak, les Faycal, des chanteurs, des officiers anglais. Sur un pan de mur, une série de photos plus larges que les autres, bien alignées, barrées du crêpe noir des deuils : ses quatre fils et son gendre sont morts le même jour, en 2007, lors d’un attentat qui fit plus de cent morts et ravagea la rue. Il a rebâti le café et le tient toujours. Dans une cage de bois, un oiseau chante.

De l’autre côté du Tigre, la Green Zone a moins l’esprit rive gauche.
Sécurisée par Saddam Hussein, la Green Zone est reprise par les Américains en 2003 avec ses palais, ses convois hurlants et ses contrôles d’identité. Depuis quelques mois, elle est ouverte en partie aux Bagdadiens sans autorisation spéciale sauf entre minuit et six heures du matin. Vingt ans, l’âge de l’étudiante qui entre ici entre les herses et les murets de béton. Vingt ans, c’est aussi l’anniversaire de l’invasion américaine. Restent quelques milliers de militaires désormais appelés conseillers. Des hélicoptères, grosses bananes à deux rotors, longent le fleuve et continuent à faire des allers et retours entre l’ambassade américaine dans la zone et la base des soldats près de l’aéroport. La ville a sa cité interdite, elle craint le peuple qui vit sur l’autre rive.



2 commentaires
christinenovalarue
♥️
Matatoune
Merci pour ce voyage très intéressant que je ne ferai certainement pas en vrai ! Le musée doit être une merveille 😚