Rosa Bonheur (1822-1899)

« …L’OEIL N’EST-IL PAS LE MIROIR DE L’ÂME POUR TOUTES LES CRÉATURES VIVANTES ;
N’EST-CE PAS LÀ QUE SE PEIGNENT LES VOLONTES, LES SENSATIONS DES ÊTRES AUXQUELS LA NATURE N’A PAS DONNÉ D’AUTRE MOYEN D’EXPRIMER LEUR PENSÉE.»

Rosa Bonheur

Rosa Bonheur, une femme artiste, libre, indépendante, dans la lignée de la célèbre Elisabeth Vigée-Lebrun, toutes les deux étaient des stars de l’art contemporain de leur siècle, la seconde l’est restée et la première avec ce si joli nom Bonheur est tombée dans l’oubli, à l’exception d’une rue dans le XVème arrondissement de Paris, en 1900, ville qui aime tant célébrer les artistes. Il fallait l’anniversaire du bicentenaire de sa naissance qui offrait cette occasion de redécouvrir l’artiste autrement que par les reproductions sur les tapisseries mais par deux expositions consécutives au musée des Beaux-Arts de Bordeaux et en ce moment au musée d’Orsay qui possède le Labourage Nivernais dans ses collections, première grande commande publique à l’artiste suite au Salon de 1848.

Rosa Bonheur
Édouard Dubufe (1819-1883) et Rosa Bonheur Portrait de Rosa Bonheur, 1857 Huile sur toile, 130,5 × 97 cm Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, dépôt du musée d’Orsay, Paris

Écologiste, féministe et artiste

Je découvre Rosa Bonheur, sûre d’elle, éprise de nature, aimant les animaux. Elle avait choisi de vivre entre ses quelques mondanités dans sa villa de la Cote d’Azur et dans sa maison à Thomery (Seine-et-Marne) où elle a vécu avec ses deux compagnes successives Nathalie Micas, plus de 50 ans de vie commune et plus tard, cette jeune artiste américaine Anna Klumpke qui avait traversé l’Atlantique, elle ne se sont plus quittées, devenue sa légataire testamentaire, elle a géré la succession de Rosa Bonheur en rachetant une partie du fonds mis aux enchères, faisant des donations aux musées et en photographiant tout l’atelier. De nombreuses archives, des dessins, des nouvelles découvertes comme ces cyanotypes bleus sur lesquels l’artiste a dessiné, parfois signés sont restés sur place dans le château de By.

Rosa Bonheur par son mode de vie était devenue une figure de proue du féminisme et de la cause animale, non seulement en France mais surtout outre Atlantique ! Elle fut aussi la première femme artiste à recevoir la Légion d’honneur, décorée par l’impératrice Eugénie venue en personne dans son château de By. Cette visite exceptionnelle, à plus d’un titre, montre que Rosa Bonheur est aussi une femme qui sait jouer des Cercles du pouvoir et s’y montre sensible. Elle participe ainsi de la civilisation du spectaculaire Second Empire, moteur de l’industrialisation et apogée de la France rurale.

Rosa Bonheur
Vue d’ensemble avec à gauche : Estampe d’après Rosa Bonheur / Émile Lassalle (1811-1871) Tête de bélier, 1852 Lithographie sur fond noir, 49,8 × 64,5 cm Paris, Éditions Goupil & Cie Bordeaux, musée Goupil – musée d’Aquitaine

J’ai pu rencontrer l’une des commissaires Leila Jarbouai, conservatrice en chef du musée d’Orsay qui m’a raconté l’histoire incroyable de cette petite fille Marie Rosalie Bonheur, Rosa ce sera en souvenir de sa mère si tôt disparue qui l’appelait ainsi. Née dans une famille d’artistes, elle apprend le dessin d’abord avec son père, puis en copiant les maîtres au Louvre, elle est déjà entourée d’animaux qu’elle aime à peindre le plus fidèlement possible. Qui aurait pu croire à ce destin si romanesque et exceptionnel, femme artiste du XIXe siècle, dans son château avec une aura internationale ?

Rosa Bonheur.
Rosa Bonheur. A gauche : Changement de pâturages, dit aussi Une barque (Écosse), 1863 Huile sur toile, 64 × 100 cm Allemagne, Hambourg, Kunsthalle – A droite : Vaches et bœufs traversant un lac à Ballachulish, 1867-1873 Fusain, pastel, encre et craie sur papier vélin coloré, 124 × 223 cm Paris, musée d’Orsay

Une femme mystérieuse, passionnée et complexe qui ne rentre pas dans les cases, ce côté parfois commercial parfois non commercial de ses oeuvres, une femme artiste maîtrisant déjà le marketing de l’art, de nombreux éléments restent à élucider, mais ce talent véritable, inégalé transperce dans ses représentations des animaux populaires comme aristocratiques, leurs expressions, leur présence en tant qu’être à part qui les rend uniques à chaque fois, elle les comprend. Il suffit de regarder le renard pris au piège, le chien de chasse, l’aigle blessé. Ils sont toujours traités dans l’art du portrait, comme Elisabeth Vigée Lebrun et d’autres portraitistes ont toujours abordé leurs sujets humains.

Je m’attendris moi aussi devant ce petit faon que Leila Jarbouai me montre et qui lui plait tant par cette fragilité et douceur émanant de ce dessin. Rosa Bonheur a l’art de magnifier l’animal et de le saisir dans toute sa majesté, comme dans un instantané photographique – elle était également férue de photographie. Elle a ce sens du spectacle animalier et des paysages qui expliquent son succès outre-Atlantique, dans une Amérique saturée par l’immensité des paysages. Les vues de barques ou de passages d’animaux font penser à ce tableau héroïque d’Emanuel Leutze, George Washington franchissant le Delaware (1850) au Metropolitan Museum, qui expose le Marché aux chevaux de Rosa Bonheur (1855).

Rosa Bonheur
Leila Jarbouai et moi devant : Rosa Bonheur (1822-1899) Le Roi de la forêt 1878 Huile sur toile 244,4 x 175 cm Collection particulière

Cette relation si intime de l’artiste face à son sujet me fait penser à cette phrase de Martine Franck à propos de ses portraits photographiques qui illustre pour moi parfaitement le propos de Rosa Bonheur et pourrait sans peine s’appliquer à ses portraits d’animaux.

« Faire le portrait d’un homme ou d’une femme débute par une conversation. Il est important d’essayer de saisir la personne quand elle écoute ou lorsqu’elle a oublié ma présence. Je demande rarement à quelqu’un de poser car je préfère que la personne se révèle comme bon lui semble, parfois malgré elle. Les yeux et les mains sont pour moi ce qu’il y a de plus significatifs. »

Martine Franck
Rosa Bonheur
Rosa Bonheur (1822-1899) L’aigle blessé Vers 1870 Huile sur toile 21.2 cm × 28.4 cm Etats-Unis, Los Angeles (CA), Los Angeles County Museum (LACMA)

Leila Jarbouai me montre ce petit chien sur son coussin bleu et m’explique le côté inhabituel de ce chien de salon qui pose ainsi seul.D’habitude il s’agit souvent d’un chien de chasse ; on se souvient de ceux de Louis XV peints par Oudry et si c’est un petit chien, il est associé à un enfant ou alors à une scène érotique. Il y a des tableaux au musée de la chasse où le chien tient la mule de la maîtresse, un petit accessoire qui laisse penser que le chien est lié à une histoire alors qu’ici il est unique dans un portrait à l’échelle adaptée à sa taille. C’est une autre des originalités de l’artiste, un très grand format pour un très grand cerf, un petit être dans son environnement le plus emblématique. Pour le renard c’est la même chose.

“(…) à côté des animaux puissants qui ont fait sa renommée, il y a les délicats faons et biches qu’elle peint à l’aquarelle, tout en douceur, avec des pinceaux ronds, les paisibles brebis et moutons qui étaient parmi ses animaux favoris… Elle déjoue les codes. De plus, chez Rosa Bonheur, il faut démêler le public du privé. Lorsqu’elle pose en pantalon, c’est dans son atelier et dans un contexte de travail : elle est en train de peindre, et porte le pantalon pour des raisons pratiques. Mais lorsqu’elle pose avec ses chiens sur les genoux, dans la tradition des portraits des reines et dames de l’aristocratie du XVIIIe ou encore lorsqu’elle reçoit la Légion d’honneur, elle se donne à voir en robe. (…) Par une extraordinaire force de caractère et une vocation précoce, elle parvient à se créer son propre destin d’artiste à une époque où l’on pense que le génie est l’apanage des hommes. Elle est probablement moins une icône de la cause animale car son œuvre est encore moins connue que son image, mais nous espérons y remédier un peu grâce à l’exposition. Son féminisme et son amour des animaux vont de pair : elle donne une voix à ceux qui n’en ont pas…”

Leila Jarbouai, conservatrice en chef au musée d’Orsay, co-commissaire de l’exposition – Extrait de l’entretien avec les commissaires

Il y a aussi cette tête de bélier sur fond noir, magnifique, qui dialogue avec la tradition perpétuée de l’art académique à prétexte mythologique et historique, rappelant les têtes de bacchantes de Jean-Louis Gérôme. Mais à la différence près que Rosa Bonheur, accorde un cadrage à de simples animaux sans aucun prétexte, de manière très dépouillée à des oeuvres qui à la même époque étaient centrées sur des divinités… La série des têtes de chiens qui suit est vue de la même façon, regards, attitudes, expressions les rendent attendrissants et singuliers, plus loin encore, il s’agit de la famille des lions traitée comme un portrait de famille princière et cette fois-ci sur une grande toile.

Rosa Bonheur.
Rosa Bonheur. Tête de lion, 1870-1891 Huile sur toile, 80,5 × 64,2 cm Royaume-Uni, The Royal Collection Trust / HM Queen Elizabeth II

Succès international

1853, Le Marché aux chevaux de Paris, acheté par le marchand belge Ernest Gambart lui donne une reconnaissance fantastique jusqu’aux Etats-Unis, tout le monde veut découvrir cette toile monumentale où sont peints de simples chevaux de trait, magnifiés avec un traitement si moderne comme le serait une peinture d’histoire de Théodore Géricault qu’elle admire. La Reine Victoria demande à le voir. Ce tableau sera finalement offert par Cornelius Vanderbilt II en 1887 au Metropolitan Museum à New York. Pour composer cette toile elle avait demandé une dérogation spéciale à la préfecture afin de pouvoir porter des pantalons, plus pratiques pour fréquenter les écuries, tenue qu’elle conservera en renouvelant tous les six mois cette autorisation. Cette célébrité et cet argent lui permettent d’acquérir le château de By à Thomery où elle s’installera entourée de ces nombreux animaux, chats, chiens mais aussi un cerf nommé “Jacques”, un lion …

A By se trouve son atelier, où elle dessine sans relâche, les mouvements, postures de ses sujets, elle se crée son propre “vocabulaire” artistique, ce sont toutes ces si précieuses études qui furent photographiées après sa mort par Anne Klumpke sur plaques de verre et constituent ainsi une base de données inestimable.

Marché de l’art, plusieurs marchands pour Rosa Bonheur

Tedesco frères, Knoedler, Goupil et Ernest Gambart, les plus grands marchands veulent l’artiste et la représentent, le succès est si grand, elle a même l’occasion de peindre Buffalo Bill ! De nombreuses estampes de ses peintures sont éditées, d’autres objets dérivés de toutes sortes sur lesquels sont représentés ses peintures sont fabriqués.

Buffalo Bill en 1889

Lors de l’exposition universelle de 1889, les grandes plaines, les montagnes du Wild Wild West font fantasmer Rosa Bonheur. Elle est saisie par ce rêve américain et immortalise sa rencontre avec William Cody, connu sous le nom de Buffalo Bill en faisant son portrait qui deviendra l’affiche du spectacle Wild West Show, L’aventurier est comparé à Napoléon, au centre de cette composition, elle s’est représentée avec son chevalet, pinceau à la main et regardant son sujet. Ce tableau porte un titre très approprié L’art perpétue la renommée : Rosa Bonheur peignant Buffalo Bill.

Rosa Bonheur
L’Art perpétue la renommée : Rosa Bonheur peignant Buffalo Bill, Paris 1889, 1889 ou 1896 Lithographie sur papier, 66,7 × 99,7 cm États-Unis, Wyoming, Cody, courtesy of the Buffalo Bill Center of the West

Un bel hommage de la part d’une autre femme artiste Gloria Friedmann

L’artiste a su saisir la beauté de tous ces animaux qu’on connaît, bovins, moutons, chevaux de labours et c’est là la magie de cette exposition à la quelle on ne s’attend pas, aucune mièvrerie ou académisme, avec elle, même les arbres ont une âme. J’ai beaucoup aimé le grand cerf à l’entrée de l’exposition, une oeuvre installée comme une introduction à ce qui nous attend à l’intérieur des salles. Venu d’ailleurs de Gloria Friedmann mis en regard du Roi de la forêt de Rosa Bonheur, est composé de terre, mousse, écorces, feuilles d’automne ramassées quelques jours avant l’installation. Ce cerf majestueux qu’on aimerait toucher, l’artiste serait d’accord à ce qu’il paraît, est une ode à la nature, un bel hommage au grand Jacques, apprivoisé par Rosa Bonheur, qu’elle dut cependant abattre car devenu trop dangereux.

Rosa Bonheur
Rosa Bonheur. Paysage, étude d’arbre. Huile sur carton marouflé sur toile. Fontainebleau, musée national du Château de Fontainebleau, dépôt du musée d’Orsay, Paris.

Coïncidence de circonstance, il y a quelques jours j’ai découvert par hasard sur Instagram une oeuvre photographiques sur Rosa Bonheur par l’artiste Elizabeth Lennard, de sa série Femmes de Pierre exposées pour la première fois à St Louis aux USA en 2019 pour l’expo Who is Missing.  

La FARMO, une nouvelle fondation pour soutenir la recherche en histoire de l’art

2022 sera le retour à la consécration de Rosa Bonheur pour son talent de peintre qu’on avait pu oublier. Que l’on aime ou l’on n’aime pas, son oeuvre ne peut laisser indifférent ! Et cet élan se prolonge avec le projet de thèse d’Oriane Poret, La quête du modèle animal chez Rosa Bonheur (1822-1899) soutenue pour sa première année d’existence par la FARMO Fondation des Amis pour le rayonnement des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Créée en 2022 par la SAMO, elle est présidée par Laurent Bourgois et soutient la recherche sur la période qui court du milieu du XIXe s. à la Première Guerre mondiale en aidant des étudiants doctorants en histoire de l’art. Le jury composé de personnalités qualifiées s’est réuni le 13 novembre dernier et a décidé de délivrer la somme de 100 000 euros d’aides réparties dans plusieurs bourses sur trois ans.

« Nous avons créé la FARMO pour aider la recherche, l’éducation et la démocratisation au musée. Notre volonté était de trouver des actions claires, ciblées et lisibles.
Et ces premières bourses sont un parfait exemple de ce que nous voulons faire »

Laurent Bourgois, président de la FARMO.
Remise des bourses par la FARMO dans le fumoir du Musée d’Orsay aux lauréats étudiants doctorants en histoire de l’art.

Cette nouvelle bourse s’inscrit dans la préfiguration du Centre de Ressources et Recherches (CRR) – Daniel Marchesseau du musée d’Orsay, dont l’ouverture est prévue en 2027, et qui sera installé dans l’Hôtel de Mailly-Nesle, 29 quai Voltaire.

Rosa Bonheur

Rosa Bonheur (1822-1899)

Jusqu’au 15 janvier 2023

Commissariat :
Leïla Jarbouai, Conservatrice en chef au musée d’Orsay
Sandra Buratti-Hasan, Directrice-adjointe, conservatrice des collections XIX-XXe s.
Sophie Barthélémy, Directrice, conservatrice en chef du musée des Beaux-arts de Bordeaux

Avec la collaboration de Katherine Brault, Présidente du Château de Rosa Bonheur, assistée de Michel Pons.

Musée d’Orsay

Esplanade Valéry Giscard d’Estaing 75007 Paris Téléphone : 01 40 49 48 14 www.musee-orsay.fr

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