L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #9 – Sous les paupières de Paul Guillaume

👁️THE GAZE OF BENOÎT GAUSSERON

L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît GAUSSERON

Un peintre et son marchand au Musée de l’Orangerie

Vue de l’exposition avec au premier plan Modigliani et au fond à droite Paul Guillaume.

Que voyait Paul Guillaume, l’un des plus grands marchands d’art du premier XXeme siècle ? L’exposition du Musée de l’Orangerie ne nous en dira rien. Dans les portraits que Modigliani fait de lui, Paul Guillaume a les yeux éteints et les pupilles vitreuses, l’œil est absent et son iris vide. Ce regard, pourtant, voit déjà dans Le bordel d’Avignon de Picasso le chef d’œuvre à venir Des demoiselles d’Avignon, il se porte avant tout le monde, en esthète et non en ethnographe, sur l’art africain et océanien quand l’époque y cherche des idoles, il réunit en 1918 Picasso et Matisse que tout semble opposer, il rejette (souvent) et élit (plus rarement) des œuvres que l’histoire et les enchères retiendront. Paul Guillaume a su tout voir et Modigliani, en marchand de sommeil, lui ferme les yeux.

L’appartement du 22 avenue Foch, vers 1930. Bureau de Paul Guillaume . Modèle réduit au 10e, d’après photographies et documents, par Rémi Munier, 2006. Les cadres laissés vides figurent des oeuvres à ce jour non identifiées.

Cet œil génial fut-il seulement aimable ? Sans doute pas.  Paul Guillaume plante Guillaume Apollinaire le jour de son mariage, il n’hésite pas à bâtir sa fortune sur le galetas des artistes. Arriviste, il est aussi menteur. Le collectionneur Albert Barnes le lui dit par lettre en 1929 : vous êtes mégalomane, déséquilibré et en proie aux flatteurs. Alberto Savinio, le frère de Giorgio de Chirico, le décrit en homme intelligent, spirituel avant d’assener : il est « poétiquement négatif ». Et Paul Guillaume se dévoile tout seul en écrivant ces lignes, nous sommes en septembre 1916 : 

« Modigliani n’a jamais vendu sérieusement (…). Je crois qu’il ne faut pas s’emballer avec lui (…). On dit jusqu’ici qu’il vendait ses dessins de 0,5 franc à 3 francs. Par conséquent, il ne devrait pas trop faire le malin devant une offre convenable ».

Paul Guillaume

Paul Guillaume, entré dans la vie en apprenti héros balzacien, la quitte en 1934 en nous laissant un triple legs : une immense collection d’œuvres, un abécédaire d’artistes révélés et une veuve noire, Domenica, qui assure sa postérité dans les rubriques faits divers des journaux. 

A gauche : Amedeo Modigliani (1884-1920). Le jeune apprenti. Huile sur toile, 1917-1919. Paris, musée de l’Orangerie, collection Walter-Guillaume. A droite : Amedeo Modigliani (1884-1920). Elvire assise, accoudée à une table. Huile sur toile, 1919. Saint-Louis Art Museum.

Paul Guillaume, donc, né en 1891. D’abord commis dans un garage automobile de luxe avenue de la Grande Armée à Paris, il découvre des statuettes burkinabés chez une blanchisseuse de Montmartre ou dans une caisse de caoutchouc à pneus en provenance d’Afrique. Qu’importe le vrai, seuls comptent déjà pour lui l’histoire qui se raconte, le buzz qui court Paris et les ventes à venir. Il décide d’exposer les statuettes dans la vitrine du garage et, selon la légende toujours, Guillaume Apollinaire serait passé par là. Coup de foudre commercial immédiat, déjeuner arrosé à La Rotonde pour le poète, naissance d’une vocation pour Paul Guillaume : il deviendra marchand d’art. En commençant par être un publicitaire génial. Il met les arts premiers à la dernière mode et décline un mantra et un seul : la statuaire noire précède tous les autres arts. Habile planner stratégique avant l’âge des réclames, il ouvre sa première galerie en 1914 et expose Braque, Soutine, Picasso, Van Dongen, Derain et bien sûr Modigliani. Pour créer un choc à l’occasion de l’exposition Matisse – Picasso qu’il monte en 1918, Paul Guillaume fait poser dans Paris des affiches orange et invite la Gaumont à filmer les œuvres la veille du vernissage pour les actualités cinématographiques. Le galeriste aime les autos comme les tableaux. Lorsqu’il décide de vendre sa voiture en 1926, il la propose à ses amis artistes qui la paient en toiles de Modigliani à 25 000 francs que le marchand revend aussitôt 45 000. Avec l’argent gagné, il acquiert une Hispano-Suza.

Anonyme. Paul Guillaume au 16 avenue de Villiers, assis dans un fauteuil en rotin, en chapeau. Photographie, non datée.

Dégagé de ses obligations militaires pour malformation génitale – non rien de grave, c’est une varicocèle, la guerre se livre sans celui qui préfère les transactions aux tranchées. Bourgeois obstiné, il est installé, dans des appartements rive droite, des costumes à faux col et des certitudes en pierre de taille. Au 20 rue de Navarin, au 108 rue du Faubourg Saint Honoré, au 20 avenue de Messine ou au 22 avenue du Bois devenue avenue Foch après guerre. Les photos présentées dans l’exposition nous permettent de suivre l’itinéraire d’une aventure qui fut aussi immobilière. Avenue de Messine, tous les murs sont couverts d’œuvres et, faute de place, les toiles de Modigliani sont exposées dans la salle de bains. Avenue Foch, dans un appartement de plus de 600 m2 tenu par cinq employés de maison, Paul Guillaume règne sur un grand musée privé faute d’avoir accompli son rêve d’ouvrir un musée d’art moderne au grand public : une tête Fang trône dans son bureau et les portraits de Modigliani veillent dans la chambre à coucher.

C’est en 1915 qu’il découvre Modigliani, sculpteur et peintre arrivé d’Italie neuf ans plus tôt. Paul Guillaume lui loue un appartement près du Bateau-Lavoir et devient son marchand. Une centaine d’œuvres de l’artiste passent entre ses mains. Modigliani rend hommage au marchand dans cette huile sur carton de 1915 ou celle, plus fameuse encore, du Nova Pilota. Les épaules de Paul Guillaume s’évanouissent, la bouche est fine comme une moustache cirée, les yeux s’oublient dans leur fente. Dans la salle des arts africains qui fait suite à celle des portraits dans la scénographie proposée par les deux commissaires, Simonetta Fraquelli et Cécile Girardeau, place aux masques : les yeux y sont également aveugles, les visages sont en obus et les obsidiennes d’ébène. Les sculptures de Modigliani dialoguent avec la statuaire Dogon et Fang et l’on s’attache entre les fentes à ces yeux qui ne laissent rien voir ni savoir. Paul Guillaume nous invite à lire l’art moderne à travers les arts lointains d’Afrique et d’Océanie et non l’inverse, comme le dit si justement Sylphide de Daranyi, sa biographe. Toute sa vie, il cherche des correspondances entre des arts que le temps, le genre et la géographie éloignent. Il le fait dans les vitrines de sa galerie de la rue La Boétie tout comme Modigliani s’emploie à marier Cézanne, le cubisme et les arts premiers.

Si Modigliani arrête la sculpture dès 1913, la quête de la forme idéale demeure. Il allonge, étend, étire. Dans ce tapuscrit de 1933, Paul Guillaume nous dit que Modigliani à créé « l’actuel type de beauté féminine. » Ce prototype exact de beauté féminine, quel est-il ? Quelque chose qui ressemble à un visage devenu corps. Un corps qui se dénude jusqu’aux poils pubiens et au scandale lorsque, en 1916, Modigliani se rend dans le Sud de la France et peint ce Nu couché (1917). L’artiste meurt en 1920.

Amedeo Modigliani (1884-1920). Nu couché. Huile sur toile, 1917. Turin, Pinacoteca Agnelli

Paul Guillaume, lui, continue son ascension aux côtés de Juliette Lacaze, qu’il appelle Domenica. Après Apollinaire,  c’est l’autre rencontre décisive de sa vie. Elle fut vestiaire et muse, intrigante et sublime. Alias Domenica, quitte son village de Sainte-Affrique en Aveyron et  arrive à Paris. Leur mariage en 1909 est la  rencontre d’un œil d’exception avec une marchande de mensonges et de poisons mortels. Domenica a les yeux grand ouverts sous son chapeau et le pinceau de Derain. Elle est la part d’ombre du marchand. Celle qui feint une grossesse pour hériter de la collection, adopte un enfant, Jean-Pierre, le faisant passer pour le fils de Paul Guillaume, et se remarie avec l’architecte Jean Walter. La chronique judiciaire peut commencer. Walter est renversé par une voiture en 1957, sans doute conduite par Jean, le frère de Domenica, son complice des débuts. Et en 1958, Jean-Pierre, le fils adoptif, accuse sa mère d’avoir cherché à le tuer. Voilà un profil et ses œuvres. Restent les œuvres du musée de l’Orangerie, la mante noire d’un femme, un œil d’exception et son mystère sous des paupières éteintes.

Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand

jusqu’au 15 janvier 2024

Musée de l’Orangerie

Jardin des Tuileries, Place de la Concorde (côté Seine) 75001 Paris

Commissaires :
Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie
Simonetta Fraquelli, commissaire indépendante et historienne de l’art

Photo : Anonyme modigliani souriant, debout. dans la rue, de trois quart gauche en manteau avec une écharpe blanche, portant un chapeau, un exemplaire de l’Oeil à la main. Photographie. Non daté. Paris, Musée de l’Orangerie, don de M. Alain Bouret, 2011.

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