Art et cerveau : réflexions autour d’une œuvre de Zao Wou-Ki
👁️ THE GAZE OF BRUNO DUBOIS, professeur de neurologie, directeur de l’Institut de la Mémoire et de la maladie d’Alzheimer – (AP-HP)
Que se passe-t-il dans notre cerveau quand nous sommes confrontés à une œuvre d’art ?
Voici quelques réflexions ‘neuro-esthétiques induites par une oeuvre du peintre Zao Wou-Ki.
I- PERMANENCE DE L’ŒUVRE OU SUBJECTIVITÉ DU REGARD ?

J’aime ce tableau. Il s’agit d’un triptyque. Puissant. Qui attire par son souffle, sa profondeur, sa masse fluide dans laquelle le spectateur se noie, englouti, écrasé par l’absence de ligne d’horizon ; par son contraste entre la trouée de lumière et les tourbillons d’eau, par l’affrontement des couleurs primaires, le fondu des masses mais aussi peut-être et surtout par la réapparition d’un élément figuratif,
« la frêle embarcation… qui doit symboliser la fragilité humaine prise dans l’inexorable tourbillon des éléments »
comme le postule Dominique de Villepin 1.
Mais cette oeuvre, serait-elle jugée comme telle par quiconque ? Ou bien, ne l’est-elle que parce que mon contact régulier et progressif avec des œuvres de cette nature, de cette période de l’abstraction lyrique et de ce peintre en particulier m’a appris à l’apprécier ? il est fort possible que je n’eusse pas eu la même réaction émotionnelle devant ce tableau, il y a 40 ans, à une époque où j’étais plus attiré par la peinture figurative. Ou même plus récemment, quand je fus happé par le fauvisme. Ne faut-il pas un apprentissage, un façonnement progressif du goût, un long cheminement pour arriver jusqu’aux rives de l’art moderne ? Comme si l’évolution du goût personnel suivait la maturation historique de l’art et devait traverser ses mêmes étapes évolutives pour arriver à la période ultime, actuelle.
L’adage médical selon lequel ‘l’ontogénèse suit la phylogénèse’,
Rappelant dans un tout autre domaine, l’adage médical selon lequel ‘l’ontogénèse suit la phylogénèse’, qui suggère que le développement du fœtus, dans le ventre maternel, reproduit l’histoire de l’évolution de l’espèce et traverse tous les étapes de cette maturation séculaire ! Si tel est le cas, si une œuvre n’est appréciable que dans un contexte déterminé, elle ne pourrait l’être par quelqu’un qui n’aurait pas eu ce même itinéraire, par exemple, un américain du Middle-West ou un africain de la Côte d’Ivoire.
L’éducation comme un prérequis obligé.


A gauche : Masque Fang – Gabon. Ancienne collection de Derain. Bois exotique peint. 42 x 28,5 x 14,7 cm. Acquisition. Legs de Mme Alice Derain, 1982 – Centre Pompidou – A droite : Pablo Picasso (1881-1973). Buste de femme, 1906. Huile sur toile.
Et pourtant, nous apprécions des sculptures primitives de l’art premier en dehors de toute connaissance ou référence culturelle spécifique. Et les amateurs du début de ce siècle n’ont-ils pas, eux aussi, applaudi ces formes d’expression primitives et nouvelles que Picasso a intégré à partir des années 1906 ? Ainsi, émerge l’idée selon laquelle toutes ces formes d’expression renverraient à une permanence du beau, indépendante de tout processus culturel. Ce serait alors la propriété essentielle de l’œuvre de rentrer en résonnance (et non en ‘raisonnance’) avec une composante propre du fonctionnement du cerveau humain : une capacité primaire, fondamentale, à être sensible à la beauté.
Un cerveau préprogrammé pour reconnaître le beau
Ce qui revient à poser la question d’un cerveau préprogrammé pour reconnaître le beau dans toute chose, dans les objets ou les réalisations de la nature qui nous environnent…Pourquoi sommes nous tous saisis ou émerveillés devant certains paysages naturels, devant un étang, un paysage de neige ? Pourquoi sommes-nous émus devant un corps, un pur-sang élancé, une biche immobile à l’orée d’une forêt ?

Ne sommes-nous pas unanimes à trouver beau le visage de Marilyn Monroe (d) ? Pourquoi ce consensus ? Alors que sur bien d’autres sujets, il y aura autant d’opinions différentes qu’il y aura de personnes interrogées…
II- LE CHEMINEMENT NEURONAL
Les neurosciences nous apprennent que les raisons qui conduisent à apprécier une œuvre d’art sont variées.
Elles doivent être envisagées à l’aune des différentes étapes de son cheminement à travers notre cerveau. Perçue par l’œil, l’image va être décomposée en quelques millisecondes à travers les strates élémentaires de traitement de ses composantes de base, telles que couleur, forme, relief, mouvement etc. Puis l’information est reconstruite dans les aires d’intégration visuelle permettant identification et reconnaissance pour venir solliciter ensuite le système affectif et émotionnel. Enfin des strates plus cognitives sont activées lors de la confrontation de l’œuvre aux expériences passées, à la mémoire personnelle, à la connaissance, au référentiel culturel, s’enrichissant progressivement en complexité et en globalité. À la fin, ce que l’on perçoit est une construction, une représentation à travers notre prisme individuel si bien que devant la même œuvre nous ne verrons pas tous la même chose.
Une scène de rue comme il en existe tant d’autres.

Ce que Daniel Arasse nous démontre élégamment lors de la description qu’il fait de quelques œuvres choisies2. Prenons l’exemple de ce tableau de Balthus : « La Rue ». C’est une scène de rue comme il en existe tant d’autres. C’est ce que nous inspire au premier regard cette toile. Mais derrière cette apparente banalité, le spectateur attentif peut en proposer une autre lecture. Que voit-on ? Tout d’abord, le charpentier vêtu de blanc, au centre, bien visible avec sa planche sur l’épaule en diagonale. Puis le jeune homme, la main sur le cœur, peut-être un poète (?) qui vient à la rencontre du spectateur et une femme de dos qui le croise. Enfin, et n’est-ce pas le groupe le plus important de la toile, décentré à gauche, un couple. Ou plutôt, un homme et une jeune fille qui jouent et qui courent. A moins que nous soyons témoins de l’agression de la jeune fille, enlacée par cet homme, une main sur le bas-ventre et l’autre qui lui saisit le poignet…Et devant, un enfant qui joue à la balle. Ce tableau peut être l’objet d’interprétations multiples : le jeune poète n’incarne t-il pas l’enfance qui s’éloigne de la figure maternelle représentée par la femme de dos ? On peut y voir aussi dans ce tableau, une dénonciation de l’indifférence de tous ces personnages qui se croisent sans se regarder, sans attention aucune à la scène d’agression qui se déroule ; et peut-être le passage de l’innocence, représentée par l’enfant qui joue, à l’âge adulte…
Bref, un tableau qui en dit plus qu’on ne pouvait le penser.
Car le spectateur ne peut s’en empêcher d’y chercher des clés, même si Balthus lui-même s’est toujours refusé de commenter ses œuvres :
« Les tableaux, on n’en parle pas, on les peint. J’ai toujours pensé que si on me demande d’en parler, c’est qu’ils ne remplissent pas leur mission »
Balthus, 1992
Alors, allons-nous trop loin ?
Pourquoi cherchons-nous à analyser, à comprendre la signification de toutes choses?
Car si le cerveau perçoit, il pense aussi et cherche à donner un sens à ce qui est perçu. C’est une de ses fonctions régaliennes : comprendre la signification de toute chose pour expliquer le monde et nous permettre de réagir de façon adaptée. N’avons-nous jamais observé que, confronté à une photographie incongrue, insolite, inexpliquée, a priori inconnue, notre cerveau va inconsciemment travailler à en proposer la signification, étape après laquelle il nous sera impossible de revenir à la (l) situation antérieure ?

Prenons cette image des points noirs, tâches minuscules sur un fond gris, une collerette. Et puis, la solution que notre cerveau en a déduit : une vue du premier étage de la Tour Eiffel. Et pourtant, nous n’avons jamais été à cet endroit précis. Mais la solution s’impose, malgré nous. Car une des fonctions essentielles du cerveau est d’expliquer le monde pour nous permettre de réagir de façon adaptée.
Hommage à Claude Monet et à la série des Nymphéas, réalisé par Zao Wou-ki en 1991
De la même façon, en regardant l’hommage à Claude Monet et à la série des Nymphéas, réalisé par Zao Wou-ki en 1991 (m), aurons-nous tendance à imaginer un monde sous-marin, un espace liquide sans limite, aperçu au sortir d’une grotte souterraine qui laisse percevoir au loin la lueur irradiée du jour. Cette analyse répond au besoin de rationaliser une œuvre totalement inscrite dans l’abstraction, apparemment déconnectée du réel, immatérielle.

Mais l’est-elle vraiment ? Zao Wou-ki lui-même répond à Georges Charbonnier, en 1958 :
« Ce qui est abstrait pour vous est réel pour moi ».
Sa démarche se veut en fait réaliste, cherchant à transcrire sur la toile ce qui est invisible :
« Comment représenter le vent ? Comment peindre le vide ? Je ne voulais pas représenter des formes, mais les assembler pour qu’on y retrouvât le souffle de l’air sur le calme de l’eau »…
Za Wou-ki
Il arrive à transcrire dans son langage pictural les forces d’un monde cosmique que nous interprétons ensuite selon notre référentiel cognitif.
III- LES DEUX TYPES D’EMOTIONS
L’exposé de ce parcours neuronal donne les clés pour comprendre les deux mécanismes fondamentaux, non exclusifs l’un de l’autre, qui concourent à notre appréciation d’une œuvre : il s’agit de l’émotion esthétique que déclenche son harmonie (liée aux strates plus perceptives) ou de l’émotion cognitive qu’impose sa force ou sa signification (en rapport avec des traitements plus élaborés). Voyons l’évolution des connaissances concernant ces mécanismes.
Emotion esthétique


A gauche : Edmund Burke (1729-1797). A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful ( Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau). 1757 – A droite : Clive Bell (1881-1964). Art. Edition : Create Space Independent Publishing Platform, 2013
Dans le premier cas, c’est une émotion plastique, visuelle, liée au réseau neuronal impliqué dans la perception du beau. De nombreux auteurs ont cherché à cerner les mécanismes qui sous-tendent la perception du beau. Déjà en 1757, Edmund Burke, dans son essai intitulé « Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau », conclut que l’expérience de la beauté résulte « d’un phénomène mécanique dans l’esprit de l’homme qui peut être activé par les différents sens » 3. Elle est déclenchée par l’objet, mais elle se joue dans le sujet qui contemple. Pour Burke, le beau et le sublime sont des expériences affectives, qui touchent le sujet avant d’être pensées, raisonnées et dépendent de sa complexion. Dan son essai, l’auteur cherche alors à définir les critères dont la présence génère l’idée du beau dans les objets de l’art ou de la nature.
Le Bloomsbury Group,
Mais c’est au début du vingtième siècle et à Clive Bell, historien d’Art qui va fonder avec Virginia Woolf et quelques autres le Bloomsbury Group, que l’on doit d’avoir développé une théorie complète de l’art visuel (f) et d’introduire le concept d’émotion esthétique. C’est une émotion, dit-il, qui peut être provoquée par toute forme d’art visuel, qu’il s’agisse de la Sainte-Sophie, des vitraux de la cathédrale de Chartres, des fresques du Giotto 4… Elle peut-être aussi déclenchée par un site architectural, un objet d’art ou, comme l’a suggéré Bertrand Russell, par les mathématiques qui possèderaient, selon lui, la beauté suprême pouvant induire une exaltation comparable à celle que peut produire la poésie 5.
Les lois de l’esthétique.
L’expérience de beauté résulterait alors de qualités spécifiques propres à l’objet ou à l’œuvre. Il existerait, pour Bell, un arrangement ou une combinatoire de lignes, de couleurs et de formes qui doivent répondre à des lois inconnues, qui rentrent en résonnance avec notre système perceptif pour déclencher l’émotion esthétique. Ces lois sont mystérieuses et c’est tout le talent de l’artiste de les découvrir en dehors de tout apprentissage, mémoire ou référence culturelle.

Ce sera la démarche de Piet Mondrian qui indique, dans une lettre à HP Bremmer en 1914 6, vouloir accéder par une démarche consciente, à travers la ligne et la couleur, à des formes élémentaires de beauté. Car le danger, pour Clive Bell, seraitd’intellectualiser l’œuvre ou de chercher l’expliquer. Pour lui, l’historien de l’art est le plus éloigné de l’émotion esthétique dans la mesure où il va chercher à analyser l’œuvre dans une approche intellectuelle plutôt que de la recevoir de façon émotionnelle.
C’est la même analyse qui conduit Marcel Proust, dans un autre domaine de l’art, celui de la littérature, a écrire que l’intelligence peut-être un frein pour la création artistique:
« Ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions passées, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art » 7.
Marcel Proust
Si les lois qui gouvernent la production esthétique sont difficiles à généraliser, elles peuvent aussi dépendre de facteurs culturels. Ainsi, pour certains sujets, et notamment ceux de culture européenne, ce sont la proportion et la symétrie qui vont prévaloir, comme dans l’architecture ou la peinture figurative, alors que pour d’autres, de culture japonaise ou chinoise par exemple, le caractère asymétrique ou non fini de l’oeuvre sera au contraire valorisé.
Les canons de la beauté
En revanche, les lois esthétiques sont assez bien établies pour la perception des visages ou des corps. Il existe en effet des configurations de base qui permettent de définir un visage selon, comme on dit, les canons de la beauté. Ces canons concernent la jeunesse, la symétrie, la présence de grands yeux ou de lèvres bien ourlées. Et ceci, indépendamment de toute référence culturelle 8.
Mais est-ce que l’expérience de beauté est exclusivement liée au talent de l’artiste et aux caractéristiques de l’oeuvre ? Ou comme le suggérait déjà Edmund Burk, ne doit-on pas aussi faire intervenir « les sens », en d’autres termes les propriétés et caractéristiques neuro-sensorielles du cerveau de celui qui reçoit, de celui qui perçoit ?
La perception esthétique. L’expérience de beauté, et l’émotion esthétique qu’elle induit, résultent d’un processus subjectif, personnel, propre à chacun et à chaque expérience personnelle. C’est bien une rencontre entre une œuvre, produite par le cerveau de l’artiste selon des lois esthétiques et sa réception, sa perception par le cerveau du spectateur.
Concept d’émotion esthétique / Perception esthétique
Gould propose en 1994 de compléter le concept d’émotion esthétique par celui de perception esthétique 9. Il veut souligner de la sorte que l’artiste doit trouver les formes qui vont activer de façon optimale les aires perceptives visuelles de celui qui regarde pour pouvoir créer l’émotion esthétique.
Existerait-il alors des configurations particulières qui stimulent les aires sensorielles concernées pour éveiller une perception esthétique ?
La mise en évidence d’une augmentation d’activité du cortex perceptif visuel lorsque l’on présente au sujet les œuvres qu’il préfère valide ce concept de perception esthétique. Et la littérature expérimentale sur la perception des visages va aussi dans ce sens : il existe des dispositions significatives qui entraînent des activations maximales, et ce indépendamment de l’aspect technique, culturel ou éducatif. Rappelons la prédisposition innée à la reconnaissance des visages dès les premières heures de la vie10. Tout se passe comme si les réseaux neuronaux étaient associés à des configurations significatives qui seraient alors plus robustes, plus stabilisées parce que reposant sur des bases biologiques plus établies en comparaison à des configurations moins stables et alors modifiables en fonction de différents environnements. Car l‘information visuelle est prise en charge par un chaîne de traitements parallèles qui aboutissent à la reconstruction d’une image mentale.
Le cerveau – les différentes aires visuelles – mouvement, formes et couleurs
L’aire visuelle primaire V1, située dans la partie postérieure du cerveau, reçoit l’information visuelle transportée depuis la rétine. L’aire V1 coopère ensuite avec de nombreuses autres aires visuelles, situées à proximité et impliquées chacune dans un traitement spécifique : analyse du mouvement (aire V5), des couleurs (aire V4), de la forme (aire V3), des visages ou des expressions faciales pour d’autres. (Cette spécialisation anatomique explique les troubles observés en clinique neurologique : l’atteinte de V4 entraîne une achromatopsie, le sujet ne pouvant plus percevoir les couleurs ; l’akinetopsie correspond à l’incapacité de voir le mouvement des objets ; la prosopagnosie résulte de la difficulté à reconnaître les gens par leur visage). L’organisation anatomo-fonctionnelle, fondée sur des aires cérébrales impliquées dans des traitements spécifiques de l’information visuelle, peut aussi rendre compte du fait que certaines configurations perçues puissent être privilégiées. Des travaux expérimentaux récents montrent que ces différentes aires visuelles sont préférentiellement activées par certaines configurations de mouvement, de formes, de couleurs.
Semir Zeki 11 suggère que les lois mystérieuses dont parle Bell3 consisteraient en des schémas d’activation préférentiels dans les zones visuelles pertinentes, résultat de certaines combinaisons qui seraient biologiquement déterminées comme étant plus significatives et donc indépendantes de la culture et de l’apprentissage.
Les lois mystérieuses que l’artiste comprend et pénètre deviennent alors sa capacité à créer des formes qui activent les zones visuelles pertinentes de manière optimale, ce que ne peuvent réaliser les stimuli qui n’évoquent pas la configuration significative.
Activation des zones “sensorielles”
Ce n’est peut-être que lorsqu’elles sont ainsi activées, étape nécessaire et prélude obligé si l’on suit Gould, que les zones « sensorielles » du cerveau peuvent éveiller l’émotion esthétique.
Le cortex orbito-frontal médian, dernière étape de l’émotion esthétique.
L’expérience subjective de beauté peut être objectivement établie et mesurée. Il existe en effet une région du cerveau qui est spécifiquement et régulièrement activée quand les sujets, quelque soit leur race ou leur culture, sont confrontés à l’expérience de la beauté. Plus l’expérience est forte, plus l’activation de cette région est intense. Elle est située sur le circuit cérébral des émotions et plus précisément dans le cortex orbito-frontal médian (COFm).

Vue sagittale du cerveau en IRM fonctionnelle montrant la zone du cortex frontal médian activée par les scores de beautés maximaux
Ce sont les travaux de Semir Zeki (avec Ishizu)12 qui ont permis de circonscrire le rôle de cette région frontale dans l’expérience de beauté. Il a étudié les activations cérébrales en IRM chez des sujets au cours de la présentation de tableaux qu’ils avaient précédemment jugés sur une échelle de 1 à 9 (9 étant le score de beauté maximal).
Parmi toutes les aires actives, il en est une seule (située dans le cortex orbito-frontal médian) qui n’est activée que par les scores les plus élevés. Et ce, quelque soit la catégorie des peintures (paysages, portraits, nature morte ou composition abstraite). Et cette même région se trouve aussi activée lors de la présentation de pièces de musique, de visages ou de corps considérés comme beaux. Même si les chemins neuronaux qui conduisent à l’expérience de beauté musicale et ceux qui conduisent à l’expérience de beauté visuelle sont différents, ils aboutissent à la même région frontale.
Découverte neuroscientifique : Il y a donc une région du cerveau impliquée dans la reconnaissance de la beauté,
indépendamment de la modalité par laquelle elle s’exprime. Cette découverte neuroscientifique permet de proposer une base au jugement objectif de la valeur esthétique d’une œuvre, même si, in fine, il s’agit d’une évaluation personnelle, donc subjective. Comme le souligne Semir Zeki, ces données, si elles ne permettent pas de définir la beauté, expliquent les mécanismes neuronaux qui sous-tend l’expérience de la beauté. Il faut savoir que cette même région du cerveau peut être également activée dans d’autres circonstances : lors des situations de récompense, de plaisir ou lors d’un jugement de valeur positif. Cela montre le lien qui existe entre toutes ces notions et renforce l’idée d’un système supra-modal qui intervient dans toutes les situations où un critère de jugement ou de valeur est requis, et ce quelque soit le domaine dans lequel il s’exerce.
L’expérience de la beauté : 3 conditions
En résumé, l’expérience de beauté présuppose trois prérequis : a) l’artiste qui comprend les lois mystérieuses des configurations optimales ; b) ce prérequis va alors exciter les aires sensorielles pertinentes (visuelles, auditives, etc.) ; c) ce qui va activer le centre frontal médian. Tout stimulus qui ne correspondrait pas à une configuration significative et qui donc n’activerait pas les aires responsables, ne serait pas capable de déclencher une émotion esthétique. Il serait alors qualifié comme neutre voire même repoussant. Dans ce cas, on observe alors l’activation d’autres régions que le COFm, notamment celle du cortex amygdalien du cerveau. L’ensemble de ces données valide ainsi le concept d’émotion esthétique proposé par Bell en 1914 qui postulait l’existence d’un mécanisme commun pour les émotions élicitées par des œuvres ou des réalisations dans différents domaines ou modalités, toutes considérées comme esthétiquement belles.
Emotion cognitive. La démarche de l’artiste n’est pas obligatoirement orientée vers la beauté.
C’est d’ailleurs ce qu’écrit Edvard Munch en 1913, cherchant à définir sa démarche artistique :
« les expressionnistes vont créer de nouvelles manières de s’exprimer, s’éloignant du ‘diktat’ de la beauté ».
Edvard Munch, 1913.

C’est pourquoi il nous faut distinguer l’art de l’esthétique.
Ils n’ont pas la même mission.
L’esthétique cherche à s’inscrire dans un canevas et des conventions bien définis. Elle cherche à connaître les lois mystérieuses de Bell et s’s’appuie sur des codes. Mais l’artiste peut choisir de s’en éloigner. Il est maintenant établi qu’une œuvre d’art n’a pas besoin d’être perçue comme belle, ce que montrent par exemple les tableaux de Francis Bacon ou les nus de Lucian Freud. Le ‘choc visuel’ des tableaux de Bacon, par la violence expressive de ses portraits disloqués, active effectivement des aires corticales différentes de celles normalement activées par une représentation normale de visages ou de corps.

Cela dit, toute œuvre peut être vécue subjectivement comme étant belle par quiconque ! Céline va plus loin encore en posant la question de façon provoquante :
« Après tout, pourquoi n’y aurait-il pas autant d’art possible dans la laideur que dans la beauté? »
Ferdinand Céline
L’Art, donc, ne s’inscrit pas de prime abord dans la démarche esthétique. Il répond à un tout autre projet : celui de représenter une perception du monde dont l’artiste veut témoigner, parfois sous la forme d’une révolte voire d’une rupture avec les canons de l’époque. Dans ce cas, c’est une émotion d’ordre cognitif que cherche à provoquer l’artiste en inscrivant son projet dans le registre de la connaissance et du signifiant. Il stimule le spectateur en lui demandant de comprendre et d’intégrer la signification de l’œuvre.
Le système neuronal du « what »
Comment le cerveau traite-t-il ce message de l’artiste?
A partir de V1, le percept visuel, reconstitué par les aires V1/V2/V3/V4/IT que nous avons déjà présentées, va être secondairement pris en charge par le système neuronal du « what » 13, récemment isolé, dont la fonction est de reconnaître et d’identifier ce qui est vu. C’est ainsi que l’information visuelle va cheminer jusqu’au cortex temporal pour être confronté à un répertoire de connaissances, un référentiel cérébral qui s’est constitué tout au cours du développement et de la vie du sujet. Ce thésaurus est une bibliothèque de savoirs sur le monde qui nous permet d’identifier instantanément un serpent ou de savoir que Rome est la capitale de l’Italie. C’est ainsi que l’amateur reconnaît immédiatement l’œuvre s’il l’a déjà vue ou, dans le cas contraire, qu’il sera capable d’en identifier des éléments caractéristiques qui lui permettront de rattacher cette œuvre, jamais vue, au peintre qu’il connaît.
C’est aussi cette confrontation avec un répertoire de références acquises qui permet de rapprocher différents artistes dans une même école d’inspiration créatrice (l’impressionnisme, le fauvisme ou l’abstraction lyrique…) dans la mesure où ils partagent un référentiel créatif commun que notre cerveau est capable de repérer ; ou de reconnaître les suiveurs qui s’inspirent du même référentiel.
Dernière étape : l’incongruité, le contre-pied, le symbolisme, l’humour, l’engagement…

Autant de formes d’expression artistique sollicitant chez le spectateur une réflexion qui se situe au delà du traitement perceptif et qui sollicite des aires cérébrales de traitement cognitif. Comme chez Duchamp, qui adresse un urinoir à une galerie new-yorkaise en 1917, suggérant que l’objet industriel (ready made) accède au statut d’œuvre d’art à partir du moment où l’artiste l’a choisi. Ce qui soulève la question de la définition de l’œuvre d’art et de ce qu’elle représente.

Dans un même ordre d’idée, « Ceci n’est pas une pipe » (o) met aussi en interaction l’objet, sa représentation et le langage. Magritte sollicite, par cette œuvre, d’autres régions cérébrales que celles sensibles à la dimension esthétique. Il y a tout d’abord ce cortex temporal dont nous avons montré qu’il était impliqué dans la construction de nos savoirs sur les objets. Il a bien reconnu l’objet. Pas de doute, c’est bien une pipe. Et l’incongruité, entre l’objet et le texte, sollicite le cortex cingulaire antérieur dont le rôle est justement la détection d’erreurs ou la gestion de conflits entre ce qui est attendu et ce qui est observé. Dans ce cas, ce sont de toutes autres régions – que celles de l’émotion esthétique- qui sont stimulées par le tableau. Il ne cherche aucunement à ‘séduire’ les aires corticales impliquées dans le jugement du beau ! Ici, ce sont celles du traitement cognitif qui sont sollicitées pour inviter le spectateur à réfléchir sur la représentation des objets et le statut de l’art. Magritte mobilise, par le paradoxe apparent contenu dans ces toiles, la réflexion du spectateur sur la question de la réalité des choses. On pourrait ici convoquer nombre d’installations contemporaines, chambres sensorielles souvent immersives et interactives quand elles sollicitent la participation du spectateur, le « regardant ».
IV- ART OU ESTHETISME ?
L’Art, doit-il parler à la raison ou doit-il parler au coeur ?
Cette question a beaucoup agité les auteurs de tout temps : opposition nietzschéenne du couple Dionysos-Apollon ; querelle des Bouffons opposant Rameau, tenant de la tragédie lyrique à la française, à Rousseau défendant la mélodie à l’italienne ; Honoré de Balzac pour qui « l’art procède du cerveau et non du cœur » ou Albert Camus, pour qui, à l’inverse, l’œuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret.
L’Art parle au cerveau
En fait, nous voyons, au terme de ce voyage neuronal, que, dans tous les cas, l’Art parle au cerveau puisqu’il est le média obligé par lequel transite l’information sensorielle. Et après avoir activé les aires de réception sensibles (visuelle ou auditive principalement), le percept peut suivre 2 trajectoires différentes mais non exclusives : celle de l’expérience esthétique pour stimuler le cortex frontal médian du cerveau émotionnel et/ou suivre celle de l’analyse cognitive pour stimuler le cortex temporal du cerveau raisonneur. Ainsi, si Art et esthétisme peuvent être parfois antinomiques, il arrive aussi qu’ils se rejoignent. Par exemple, quand Botticelli atteint une forme d’extase visuelle. Ou lorsqu’un jeune peintre chinois, formé initialement à la peinture chinoise traditionnelle et à la calligraphie, arrive en Occident, s’intègre à l’Ecole de Paris et au mouvement de l’abstraction lyrique, pour réussir miraculeusement à faire la synthèse entre deux traditions esthétiques.
« Le vent pousse la mer »,
œuvre abstraite, convoque par son titre et par la pirogue, un référentiel signifiant et exprime une volonté syncrétique originale, tout en s’inscrivant dans un mouvement esthétique.
Bibliographie :
- De Villepin D (2019). L’énigme lumineuse de la liberté. Zao Wou-ki. Fondation Zao Wou-ki. Edition Flammarion, Paris
- Arasse D. On n’y voit rien. Descriptions. Essais Folio. 216 pages
- Burke E. (1757). A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideasof the Sublime and Beautiful. London: R. and J. Dodsley.
- Bell C. (1914). Art. London: Chatto&Windus
- Russell B. (1917). Mysticism and Logic and Other Essays. London: Allen and Unwin
- Mondrian P., Holtzman H., James M. S. (1986). The New Art – The New Life: The Collected Writings of Piet Mondrian. Boston: G.K. Hall
- Proust M. (1971). Contre Sainte-Beuve. Paris: Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
- Coetzee V., Faerber S. J., Greeff J. M., Lefevre C. E., Re D. E., Perrett D. I. (2012). African perceptions of female attractiveness. PLoS ONE 7e48116 10.1371/journal.pone.0048116 [PMC free article]
- Gould C. S. (1994). Clive Bell on aesthetic experience and aesthetic truth. Br. J. Aesthet. 34 124–133 10.1093/bjaesthetics/34.2.124
- Goren C. C., Sarty M, Wu P. Y. K. (1975). Visual following and pattern discrimination of face-like stimuli by newborn infants. Pediatrics 56 544–549
- Zeki S (2013). Clive Bell’s “Significant Form” and the neurobiology of aesthetics. Front Hum Neurosci 7:730
- Ishizu T and Zeki S (2011).Toward A Brain-Based Theory of Beauty. PLoS One. 6(7): e21852
- Ungerleider L and Mishkin M (1982). Two cortical visual systems. In : Analysis of Visual Behavior. Edited by David Ingle, Melvyn Goodale and Richard Mansfield. The MIT Press Cambridge, Massachusetts (pp. 549-586

