Uta Barth – In the light and shadow of Morandi
PAR THIERRY GRILLET
Derniers jours pour découvrir l’artiste Uta Barth
Jusqu’au 24 juillet
Galerie Andréhn-Schiptjenko, rue sainte-Anastase à Paris.

Tout ce qui trompe l’œil m’amuse. C’est un plaisir d’enfant. Ainsi des anamorphoses, des bien nommés trompe-l’œil, des dioramas, des paréïdolies… C’est l’œil magique. Une façon d’enchanter le monde qui remonte très profondément dans notre désir de jouer avec la réalité. Percevoir n’est pas voir en effet. Entre les deux, une vaste gamme d’altérations, manipulations, interventions qui accusent la différence. Aussi les illusionnistes, les philosophes et les artistes, les peintres en particulier, mais aussi les cinéastes, sont-ils particulièrement au fait de cette dimension optique de la réalité. Après tout, le fait que Fritz Lang, que John Ford, que Raoul Walsh, que Nicholas Ray aient été borgnes, a sans aucun doute pesé sur leur manière de regarder et traduire le monde visible en film. Avec ce décalage perceptif propre au regard du cyclope…

Uta Barth, connue mondialement – avec près de douze monographies publiées…-, mais curieusement ignorée des français, présente trois œuvres fascinantes sur ce plan, à la galerie Andréhn-Schiptjenko, rue sainte-Anastase à Paris. Quand je suis entré dans l’espace, j’étais seul, je demeurais en silence face à ces trois œuvres accrochées au mur. D’abord j’ai regardé distraitement. Sans voir. Puis comme une énigme qui s’offrait, je me suis approché de ces boites américaines blanches avec, à l’intérieur, une œuvre au format inhabituel. Une photographie au fond blanc immaculé, mais qui aurait puêtre une peinture, tant le travail sur les formes, les contours, la lumière échappait au réalisme mimétique de la photographie. Il y avait devant moi, dans chacune des trois images, desformes reconnaissables – une table et divers objets, figures imposées de la nature morte (verre, carafe, bouteille, pot). Le plan de la table laissait filer un trait rectiligne. On aurait dit qu’avec les surfaces blanches et noires déterminées par ce trait, l’image perpétuait la leçon géométrique de Mondrian. La lumière blanche, de celle qui traverse les transparences,produisait des reflets colorés, et enveloppait le tout d’une ouate immaculée. Il y avait là, dans la perfection quasi clinique de la réalisation, un mystère.

Était-ce pour rappeler que l’image est un dispositif ou qu’elle enregistre la mémoire du geste de l’artiste ? Mais comme un prestidigitateur – Mandrake ou Fantômas – s’introduisant par effraction dans la belle ordonnance de l’image, l’ombre noire d’un corps ectoplasmique apparaissait dans deux des trois œuvres. Deus ex machina qui touchait et arrangeait, semble-t-il, les objets. Comme pour dire que l’image photographique, par nature acheiropoiétique (faite sans le recours de la main), faisait intervenir ici « une » main ? Le format de la photographie ajoutait également à l’intrigue. C’était un carré mais dont le côté extérieur droit aurait été ouvert et remplacé par une sorte de cône optique – et dont la forme variait selon la longueur des bras du cône. L’hexagone étrange paraissait« orienter » le tableau photographique, introduisant une asymétrie propre à déranger les habitudes du regard – déjà bien remuées. La géométrie de la composition penchait ainsi d’un côté, comme si l’artiste avait voulu matérialiser la possibilité d’un regard latéral, invitant par là le regardeur, en se plaçant au sommet du cône optique, à rétablir la perception vraie du tableau. Comme dans une anamorphose. Plus j’avançais, plus je me perdais dans la contemplation de cette œuvre.
Cette œuvre, intitulée « In the light and shadow of Morandi”, laissait ainsi planer un mystère paradoxal, car en toute lumière ! Et elle était, doit-on le dire, d’une beauté hypnotique avec ses effets de lumière traversant le verre, faisant naître des ondes lumineuses et des reflets autour des objets. Encore des effets perceptifs qui se déplaçaient et se transformaient selon le point de vue. Je cherchais à comprendre mon trouble. Est-ce que la réponse à l’énigme se trouvait dans le titre de l’œuvre – cette mention de « lumière et d’ombre » ? Et pourquoi se placer sous le parrainage d’un peintre, proche des futuristes, mort dans les années soixante ? Était-ce parce que cet artistepassa sa vie dans la maison de sa mère (!), à peindre encore et encore des natures mortes aux bouteilles, verres, pots sur une table ? Et que cette activité obsessionnelle rejoignait, me dit-on, la propre dilection d’Uta Barth à travailler, de façon ininterrompue depuis sa sortie de l’école, avec la lumière – au fil notamment de séries qu’elle a intitulées « …and to draw a bright white line with light » ou, pour les plus récentes, « Compositions of light on white »…? Morandi s’inspirait lui-même des natures mortes de Cézanne, son maître. Uta Barth, à travers Morandi, tirait donc ce fil qui paraissait réunir des artistes engagés dans une quête de ce que Cézanne appelait « la vérité en peinture ».

Cette vérité passe par une forme d’ascèse – être toujours sur le motif. N’en pas décoller. L’un avec ses pommes, l’autre avec ses natures mortes aux couleurs éteintes et où la couleur parait sous entendue et enfin Uta Barth qui cherche, comme sans doute ses prédécesseurs, la vérité, mais cette fois dans l’éclat flash d’une lumière capable d’aveugler et faire apparaitre, enfin, comme dernier avatar de la forme, le fantôme des choses – verre, carafe, ou vase. Que reste-t-il du réel, de ces natures mortes, sleeping beauty, sinon que les contours, l’idée, l’essence des choses qui est d’être matière translucide, matière poreuse, n’existant temporairement que par la grâce de la lumière, et promise, comme tout, à la disparition, et au fading ? « L’œil ne voit que la façade des choses, et dans l’ensemble, l’esprit se satisfait des façades. Mais l’intuition a besoin de ce qui est autour, et l’instinct ce qu’il est à l’intérieur. La véritable imagination s’incurve toujours pour atteindre l’autre côté, l’envers de l’apparence offerte », écrivait dans les années trente D H Lawrence, dans La beauté malade (éditions Allia 1993). Uta Barth semble bien avoir atteint cet « envers » du visible, à travers cette lumière du blanc pour nous dessiller les yeux, nous pauvres prisonniers de la caverne, et nous ramener à la réalité de la réalité, qui est d’être ainsi évanescente.
Informations :
ANDRÉHN-SCHIPTJENKO PARIS
10, rue Sainte-Anastase
75003 Paris
France T +33 (0)1 81 69 45 67

