LA RUINE DE SA DEMEURE,  

PAR MARIE SIMON

Photographies de Mathieu Pernot  

à la fondation Henri Cartier-Bresson 

Fondation Henri Cartier Bresson ©Marie Simon
Fondation Henri Cartier Bresson ©Marie Simon

Au premier regard, les images des villes du Liban, d’Irak et de Syrie dévastées par dix ans de guerres au Moyen-Orient  me frappent par leur monochromie, leur silence, leur beauté aussi. Elles me saisissent d’effroi en une déflagration intime. Ce sont des villes-châteaux de sable aux immeubles chancelants, étages compressés qui penchent dangereuse ment, lambeaux de béton, plaies béantes. Je suis bouleversée par la vie qui y reprend sa place; des animaux, indifférents  au désastre occupent les gravas, les habitants, de retour d’exil, se réinstallent dans les vestiges.  

 “Une âme, sur le point de rompre avec son corps s’en va pleurer la ruine de sa demeure,  Elle qui jouissait jadis de sa vigueur.”

Abû l-Alâ Al-Ma’arri  

C’est un voyage vers le chaos, la réalité de la destruction et de la souffrance que la guerre inflige aux hommes à laquelle  nous convie le photographe Mathieu Pernot, lauréat du prix Henri Cartier-Bresson en 2019. « La ruine de sa demeure »  c’est d’abord celle de sa famille. Plus universellement, c’est la ruine de la demeure de ceux que la guerre meurtrit.  

Mathieu Pernot
Mathieu Pernot, Beyrouth, 2020 ©Mathieu Pernot

 

Est-ce que l’on perd son âme lorsque sa maison disparaît ? 

En septembre 2019, Mathieu Pernot part voir la demeure de ses aïeux.  Ils habitaient un appartement au troisième étage d’un immeuble Art déco à Beyrouth. Son grand-père paternel, René Pernot avait  quitté Vesoul en 1925 pour exercer comme professeur d’université au Liban. Le père de Mathieu y était né et avait vécu à Beyrouth  jusqu’au retour de la famille en France, en 1958. Mathieu avait retrouvé l’appartement sur une annonce de location saisonnière.  

Une soixantaine d’années après le départ des siens, il s’y installe, reconnaît les motifs des sols et des vitraux, le balcon qu’il avait vu  sur les photos de l’album de famille, photographie les points de vue de son grand-père. Dans les premières salles de l’exposition, la  confrontation des retirages de l’album de famille faits par Mathieu Pernot et de ses images est poignante.  Lorsqu’il y retourne pour la seconde fois, l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a violemment impacté l’immeuble. Il tient  encore debout mais est inhabitable; désormais sur le trottoir, le garde-corps du balcon sert de garde-fou pour protéger les passants de  la dangerosité des lieux, les inciter à prendre le large. 

Vue de l’exposition / L’appartement du quartier de Sanayeh à Beyrouth sur les photos de famille 1940-1958 et celles de  Mathieu Pernot 2019-2020 sur la gauche © Mathieu Pernot / Fondation Henri Cartier Bresson – photographie ©Marie Simon

« Un voyage dans les ruines de l’histoire » 

Beyrouth est pour Mathieu Pernot le point de départ d’un périple photographique. Son projet est de poursuivre l’expédition touristique de son grand-père en la prolongeant jusqu’à Alep et Mossoul. Dans les années 20, René, en photographe amateur, avait immortalisé le souk d’Homs, les sites antiques de Baalbek, de Damas et de Palmyre… Un voyage  aventureux selon Mathieu. Pas plus que le sien. Le 11 mars 2020, à la veille du grand confinement, il s’en est fallu de  peu pour qu’il reste coincé au Moyen-Orient. De plus, comme il n’est pas reporter de guerre, il n’a pas le support logistique que la presse fournit à ses journalistes, son voyage – plutôt ses voyages : il repart en 2021- sont excessivement difficiles et périlleux. Avec courage, il part faire l’état des lieux de ces trois pays figés dans la tragédie.  Ses images du site archéologique de Nimrud, en Irak, berceau de la civilisation assyrienne dynamité par Daech en  mars 2015, les gros plans sur les bas reliefs de la ville chrétienne voisine de Karakoch, endommagés eux aussi, témoignent de la destruction de ce berceau de l’humanité. L’exposition relie un temps vieux de 3 000 ans à celui des  confits récents, en « un voyage dans les ruines de l’histoire. » 

Album de voyage du grand-père de Mathieu Pernot, René Pernot, Syrie, 1926 © Mathieu Pernot

Comment restituer le fracas du Monde ?  

Par l’association d’images en diptyques télescopant deux lieux différents, le photographe recrée une continuité qui n’existe pas. Il faut s’approcher pour dissiper l’illusion : ces diptyques témoignent aussi de la déconstruction de l’espace. Ils sont puissants.

Les diptyques, Syrie, 2020 © Mathieu Pernot / Fondation Henri Cartier Bresson – photographie ©Marie Simon

Mathieu Pernot ne cède ni au voyeurisme, ni à l’esthétique de la ruine. Il ne s’impose pas dans ses photographies mais disparaît derrière son sujet : « il faut être à la bonne distance pour bien restituer ». Il y a une grande humilité et énormément de dignité dans son travail.

Deux fillettes sont à un carrefour d’Alep, théâtre de la sanglante guerre civile syrienne entre 2012 et 2016. Tout menace de s’effondrer, piliers, poutrelles, stores, vitres brisées… Elles traversent des rues dont la désolation est décor quotidien. Tout y parait si méticuleusement détruit, à force d’être bombardé, reconstruit puis pilonné à nouveau par le régime syrien et son allié russe que l’on croirait un décor fabriqué de toutes pièces. Cauchemar d’une ville morte. Un fermier mossouliote a transporté sa ferme dans ce qu’il reste d’un supermarché. A Tripoli, des hommes s’affairent autour d’une carcasse de voiture. Que peuvent-ils réparer ?

Mathieu Pernot
Mathieu Pernot, mars 2022, Fondation Henri Cartier Bresson © Mathieu Pernot / photographie de Marie Simon

« Aujourd’hui, du souk d’Alep en Syrie, autrefois l’un des plus vastes du Monde, il ne reste plus rien. Le mal est fait pour au moins deux générations. » 

Dans les décombres des maisons de Moussol, étape ultime du voyage, Mathieu a collecté des photos de famille abandonnées qu’il expose dans une vitrine. Des visages anonymes qui renvoient à son propre album de famille, point de départ de sa mission photographique.

Ce prix HCB s’inscrit dans la continuité des travaux antérieurs de Mathieu Pernot et de ses thèmes de prédilection : les grands ensembles urbains pulvérisés par implosion, Implosion 2001-2008, les espaces transitoires, Lesbos 2020 et la crise migratoire, Les migrants 2009, l’espace de l’enfermement, La Santé 2015 et les Hurleurs 2004, ou, plus récemment lors des manifestations des Gilets jaunes, Paris barricadé 2018-2019. 

Il faut aller voir cette magnifique exposition qui résonne aujourd’hui avec la guerre en Ukraine comme le cycle infernal de la folie humaine mais aussi du courage et de la résilience de l’être humain.

INFORMATIONS :

MATHIEU PERNOT 

LA RUINE DE SA DEMEURE 

DU 8 MARS AU 19 JUIN 2022 

Commissariat 

Agnès Sire, directrice artistique, Fondation HCB

Adresse 

Fondation Henri Cartier-Bresson 

79, rue des Archives 

75003 Paris 

Le Prix HCB 

Décerné par la Fondation Henri Cartier-Bresson, le Prix HCB est une aide à la création d’un montant de  35 000 euros qui permet à un·e photographe de réaliser ou de poursuivre un projet de création au long  cours. Il s’adresse aux photographes ayant déjà accompli un travail significatif dans une sensibilité proche  du documentaire. Décerné tous les deux ans, le Prix HCB donne lieu à une exposition à la Fondation HCB et  à la publication d’un livre. 

Le jury du Prix HCB 2019 a désigné le photographe français Mathieu Pernot pour son projet La ruine de sa  demeure. Sa candidature était présentée par Jérôme Sother, Centre d’art GwinZegal (Guingamp). 

Biographie 

Mathieu Pernot est né en 1970. Il vit et travaille à Paris. Après des études de génie civil, il entre à l’École  Nationale de la Photographie d’Arles, dont il sort diplômé en 1996. Lors de ses études à l’École nationale  supérieure de la photographie, Mathieu Pernot rencontre à Arles des familles tsiganes, dont les Gorgan,  avec lesquels il ne cesse de travailler par la suite. Au cours des années 2000, il développe différentes séries  consacrées à l’enfermement, l’urbanisme et la question migratoire. Son travail réalisé avec Philippe Artières  sur les archives de l’hôpital psychiatrique du Bon Sauveur de Picauville (Manche) est récompensé par le  Prix Nadar en 2013. En 2014, il reçoit le Prix Niépce, année où le Jeu de Paume lui consacre une exposi 

tion, La Traversée, retraçant vingt ans de photographies. En 2020, Mathieu Pernot publie Ce qu’il se passe.  Lesbos 2020 aux éditions Gwinzegal. 

Mathieu Pernot « La ruine de sa demeure » – Photographies Mathieu Pernot / Textes / Hala Kodmani – Entretien entre Mathieu Pernot et Étienne Hatt- Editions EXB, mars 2022.

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