Buenos Aires, à la rencontre de la scène artistique

PAR NATHALIE GUIOT

avec la complicité de Claudia Itturalde et Léopol Monez Cazon

Eté 2022, journal de voyage

(toutes les adresses des restaurants et galeries en fin d’article)

A gauche : dans l’atelier de Joaquin Boz et à droite : Ficus elastica aux racines centenaires…à deux pas de l’hôtel, dans le quartier de Recoleta

La mia patria – Buenos Aires – […] è la mia casa, i quartieri ospitali e, insieme a quelle strade e a quei rifugi che sono amata devozione del mio tempo, tutto ciò che conobbi dell’amore, della sofferenza e dei dubbi.

Ma patrie – Buenos Aires – (…) c’est ma maison, les quartiers hospitaliers, avec ses rues et ses refuges que sont l’amour la dévotion de mon temps, tout cela que je connaissais de l’amour, de la souffrance et des doutes.

Jorge Luis Borges

C’est un long voyage avant d’atterrir. Capitale la plus européenne d’Amérique du sud, Buenos Aires est située sur la rive sud-ouest de l’estuaire du Rio de Plata avec face à elle l’Uruguay.

Ville cosmopolite, elle aime à cultiver son histoire, de la naissance du Tango jusqu’à la figure légendaire d’Eva Peron, considérée comme la Madone du peuple. Depuis son indépendance en 1810, l’Argentine a vécu grandeurs et désillusions jusqu’en 2001 où elle fût traversée par une crise économique sans précédent dont elle peine aujourd’hui à sortir. J’ai dans la tête les images archétypales du gaucho galopant sur son cheval, traversant toute une vie des milliers d’hectares que représente la pampa de cette terre australe. Une chair d’un réel si éloigné de l’Europe et pourtant si proche par sa culture. Rappelons qu’au début du siècle, Buenos Aires accueillait Italiens et Espagnols en quête d’eldorado. La ville compte aujourd’hui 3 millions d’habitants intra-muros et près de 15 millions avec son agglomération urbaine. 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté avec une inflation de l’ordre de 80%.

Et pourtant, carpe diem est l’état d’esprit des porteños dans une ville où il fait bon vivre avec ses théâtres et librairies, ses parcs et ses grandes avenues bordées de platanes et où le tango reste bien ancré dans la culture populaire avec les milongas et les graffitis de l’avenue Corrientes qui en témoignent. 

Sur la route vers le centre-ville, je suis émerveillée par la taille immense des arbres :  cyprès de Patagonie, platanes, jacarandas…et ces chevaux en liberté dans les pâtures. Une légère brume épouse la silhouette des jacarandas encore vierges de leurs fleurs à cette époque de l’année. C’est l’hiver mais les températures restent douces, autour de 15 degrés. Le taxi me dépose dans le quartier chic de Recoleta, au Nord-ouest de la ville. 

26 juillet, dans le quartier du vieux Palermo 

Dimanche matin, les rues sont désertes dans cette ville qui s’étend sur 200 kms carrés. Seuls quelques marchands de fleurs sont ouverts. En quittant l’hôtel sur l’avenue Alvear, mon regard s’arrête sur un Ficus Elastica, (arbre à caoutchouc). L’arbre fait près de 50 mètres de haut et ses racines sont impressionnantes, déplaçant littéralement les pavés du sol.  

Buenos Aires
Chez Marti, cuisine végétarienne innovante où les champignons poussent en vitrine

Collectionneuse d’art et philanthrope, Claudia Itturalde m’a préparé un programme de visites artistiques dans la ville. Dans le quartier de Collegiales, notre visite commence par l’atelier de Joaquin Boz (Rojas, 1987) représenté par la galerie Barro. 

JOAQUIN BOZ
Dans l’atelier de JOAQUIN BOZ, Palermo

Dans son espace rempli de livres d’art et de plantes tropicales, avec tubes de néons au plafond, Joaquin qui a étudié à l’université de Rosario, dédie ses journées à la peinture abstraite ; il dit vouloir saisir les humeurs de la nature et confie dans un anglais un peu approximatif son admiration pour l’œuvre de Per Kirkeby..Nous petit-déjeunons de medialunas et de fruits dans une ambiance bon enfant parlant un mix d’anglais et d’espagnol !

JOAQUIN BOZ
JOAQUIN BOZ – Huile sur toile, 2020

Quartier de Palermo Hollywood

L’après-midi, notre chauffeur nous emmène dans le quartier de Palermo Hollywood ; Notre voiture roule à grande allure sur la belle avenue Imperador. Palermo est composé de plusieurs identités : il y a le Soho ressemblant à notre Marais parisien, le Palermo Hollywood car les studios TV et cinéma y sont installés. Les rues sont quadrillées rappelant les blocs du Soho New-Yorkais.

Palermo Hollywood
Les façades colorées de Palermo Hollywood

Les avenues Honduras, Paraguay, Nicaragua se succèdent avec cafés et restaurants où la jeunesse y déguste des empanadas et boit du maté. Quelques restaurants vegan ont fait leur apparition proposant des pains sans gluten ou du tofu grillé mais la viande reste ce qu’on apprécie le plus, sous forme d’Asado (barbecue). 

Nous déjeunons au restaurant Chui avec sa carte végétarienne récréative avant de filer vers le quartier de San Telmo, la Boca

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Eduardo Basualdo, musée d’Arte Moderno

La ville est très étendue et il est difficile d’éviter les embouteillages. Le quartier des antiquaires, San Telmo, est un lieu idéal à visiter les week-ends. Le musée d’Arte Moderno, institution culturelle publique créée en 1956, est dédié aux avant-gardes argentines ainsi qu’internationales. Nous avons rendez-vous avec Eduardo Basualdo (Buenos Aires, 1977) pour la visite de son exposition Pupila. L’artiste (représenté par la galerie historique Ruth Benzacar) y expose ses dessins et une grande installation in situ réalisée à partir d’une performance où il fige les corps dans une fine couche de papier noire d’aluminium (l’ADN de son travail) et y laisse ainsi un théâtre comme pétrifié, telle une tragédie pompéienne. Eduardo Basualdo nous invite ici à un voyage dans les profondeurs de l’âme. Son œuvre convoque l’introspection et le silence… 

Eduardo Basualdo
Eduardo Basualdo, exposition Pupila au Museo d’Arte Moderno.

 

Nous poursuivons notre visite avec l’exposition de Monica Giron (San Carlos de Bariloche, 1959), qui propose dans un tout autre style, des cartographies d’une société en pleine crise face à son environnement. Avec des installations, dessins, sculptures, elle analyse dans des sculptures 3D la quantité de terres viables restantes. L’artiste aime à façonner depuis 40 ans des utopies où l’humain interagit dans des milieux plus ou moins hostiles.

27 juillet, Palermo chico

Des maisons de la grande bourgeoisie, des ambassades aux façades art-déco ou néo-classiques, c’est aussi ici le quartier des expatriés. Je loge pour quelques jours dans la maison d’un ami entrepreneur. Une maison avec jardin située à deux pas  du musée privé Malba, sur l’avenue Figueroa Alcorta.  Accueillies par Maria Amalia Garcia (directrice des expositions) et Valeria Intrieri (directrice des collections), toutes deux nous font la visite de la collection, créée par l’homme d’affaires Eduardo Costantini en 2001. Quel plaisir de découvrir la scénographie et les œuvres de ce musée dédiée à la scène latino-américaine du XXème jusqu’à des œuvres plus contemporaines. On y découvre un panorama artistique d’œuvres de Joaquin Torres-Garcia, Diego Rivera, Frida Khalo, Tarsila do Amaral, Roberto Matta, Remedios Varo, Wifredo Lam, etc…

Tarsila de Amara
Tarsila de Amaral, collection Malba, Buenos Aires

Parmi les expositions temporaires, « Tejer las piedras » présente le magnifique travail de Ana Teresa Barboza, Cette artiste d’origine péruvienne, utilise textiles et pierres pour réaliser ses sculptures. Elle emploie aussi la photographie sur laquelle elle tisse comme une extension du paysage, y offrant une nouvelle narration…L’artiste invite également les communautés locales au tissage et à la vannerie pour réaliser des œuvres collaboratives. 

ANA TERESA BARBOZA, exposition Tejer las piedras, œuvres , Malba, Buenos Aires

De jeunes artistes de la scène du Paraguay sont exposés à l’étage du Musée, comme le travail de Marcos Benitez qui recueille les empreintes  (à partir d’une pellicule de papier) des troncs d’arbres millénaires, une façon de témoigner des ravages de la déforestation ; l’artiste reproduit ensuite leur empreintes sur de grands textiles comme pour célébrer leur mémoire. 

Marcos Benitez
Marcos Benitez, textiles, Malba, Buenos Aires

28 juillet, dans le centre historique

Rencontre avec le collectionneur d’art et juge, Gustavo Bruzzonne

Gustavo Bruzzonne
Le collectionneur Gustavo Bruzzonne chez lui, présentant ses œuvres

Un des plus grands collectionneurs des années 90 qui rassemble depuis trente ans, exclusivement des œuvres d’artistes latino-américains des années 60-80, comme celles de Eugenio Cuttica, Alberto Greco, Sarah Grilo,… sur les thèmes d’identités et de genres. Il est aussi le fondateur du célèbre magazine « Ramona » qu’il a publié pendant une dizaine d’années, objet hybride qui traite des Arts Visuels sans images et où les textes sont écrits exclusivement par des artistes. L’homme a de l’humour et nous raconte la vie des artistes qu’il a fréquentés avec de multiples anecdotes !

La journée se poursuit par la visite de l’atelier de Mondongo. Le nom d’un binôme composé de Juliana Laffitte (Buenos Aires, 1974) et Manuel Mendanha (BA, 1976). Leur pratique questionne les enjeux de matérialité de l’image. Ici, c’est un peu la movida, beaucoup de couleurs et des décors de théâtre où il est question de puissance et d’identités culturelles. Influencés par le Quattrocento, ils réalisent de grandes fresques et s’amusent à utiliser des matériaux non conventionnels comme la plasticine, dont ils fabriquent eux-mêmes la palette de couleurs pour leurs installations ou leurs sculptures. Souvent ironiques face au legs de la grande histoire, le couple dit s’inspirer de la puissance scénographique d’un Caravage voire plus proche de nous des surréalistes comme Max Ernst. 

MondongoMondongo
Visite de l’atelier du collectif Mondongo

29 juillet, dans le quartier historique de la Boca

Marchands ambulants, restaurants et autres milongas, dans le quartier touristique de Caminito, là où est né le tango, on découvre des muraux d’artistes en dégustant du choripan. C’est ici que s’est installée la galerie Barro.

Lucrecia Leonti
Lucrecia Leonti, exposition, galerie Barro.

Ambiance studieuse dans cet immense entrepôt industriel. Un très bel espace pour présenter le travail de Lucrecia Lionti avec une exposition solo intitulée Intarsia, Jacquard y mi ami capital. Lionti utilise les savoir-faire du tissage et Jacquard pour dénoncer la société consumériste. Avec ce jacquard, l’artiste brode ses initiales, satire des grandes marques  Fendi, Gucci ou Vuitton, ici c’est L comme Lucrecia et L comme Loquace…Sa pratique artistique converse avec une certaine forme de modernité, questionnant l’art conceptuel dans une perspective populaire. Formes géométriques, peintures et collages comme des Manifestos, l’artiste s’amuse à concevoir un répertoire de formes satirique et inédit, à partir des savoir-faire traditionnels. 

Lucrecia Leonti
Lucrecia Leonti, galerie Barro

L’après-midi, nous visitons avec Leopol Mones Cazon, notre chevalier et directeur de la galerie Isla flotante,  la très belle fondation Proa (traduire la proue d’un bateau), la fondation étant située sur le port à la Boca. 

Avec le galeriste Leopol Mones Cazon, portant des lunettes de l’artiste Valentin Demarco.
À gauche, une œuvre de Rosario Zorraquin
et au mur à droite Tobias Dirty

Cette institution a pour vocation d’inviter des artistes internationaux comme ici cette très belle rétrospective de Christo avec une sélection de pièces historiques. Le laboratoire Proa21 accueille des artistes en résidence, actuellement Lucile Gradin qui travaille les enjeux de la laine et des pigments naturels dans des installations et Elena Dahn qui conçoit des œuvres à partir de latex naturel. 

fondation Proa
Vue sur le port de la fondation Proa, quartier de la Boca

30 juillet au matin, quartier de la Recoleta

Après un café-croissant au café la Biella sur l’avenue Quintana, que fréquentait en 1950 les pilotes de l’aviation argentine, et se cachant dans l’ombre d’un autre immense ficus de caoutchouc, celui-ci est d’ailleurs une célébrité, appelé le Gomero, planté en 1791  par Martín José Altolaguirre, propriétaire terrien à l’époque – j’ai quitté Claudia pour faire une ballade à pieds vers le cimetière de la Recoleta, (Le père Lachaise local). Les personnalités politiques et littéraires, les grandes familles aristocratiques du XXème se sont fait construire de très beaux mausolées épousant tous les courants architecturaux, c’est aussi ici que repose Eva Peron. 

Cimetière de la RecoletaArgentine
Cimetière de la Recoleta

Puis, visite du Theatre Colon, un des 10 plus grands opéras au monde construit en 1857, traversée de l’avenue 9 de mayo avec l’Obélisque sur la place de la République, pour retrouver Leopol dans sa galerie et l’exposition de l’artiste argentin Tobias Dirty. Le galeriste nous commente l’état du marché de l’art et la difficulté pour les artistes locaux à exporter leur travaux dus à l’inflation et au prix du dollar (sujet récurrent !), situation complexe ! Puis nous filons déjeuner chez Marty, dédié à une cuisine végétarienne où l’on cultive notamment le mycélium en vitrine. 

31 juillet, Recoleta et Palermo

11 heures, le soleil frappe de ses rayons les arbres centenaires du jardin japonais où je me laisse bercer par la douceur poétique de l’instant, jardin situé en face du Museo de Bellas Artes. Je retrouve Leopol et Claudia pour découvrir la collection de Juan et Patricia Vergez initiée il y a plus de 25 ans. Le couple a fait l’acquisition d’une ancienne imprimerie en 2016, l’espace Tacuari, pour y présenter des oeuvres à la fois d’artistes argentins comme Victor Grippo, Mariela Scafati, Eduardo Basualdo, Tomas Saraceno ou Jorge Macchi, et internationaux  comme Olafur Eliasson, Elmgreen & Dragset, Ernesto Neto pour ne citer qu’eux. 

L’après-midi se poursuit avec la visite des ateliers :  Nicola Constantini et Alejo Musich, tous deux situés dans le quartier de Palermo. 

Nicola Constantino (1964) possède un univers fantasque. L’artiste aime à se mettre en scène. Entre le théâtre, la photographie ou la vidéo, Nicola multiple les identités autant que les médiums. 

Nicola ConstantinO Visite de son atelier ; Au centre la fontaine de vie, inspirée du Jardin des délices de Jérôme Bosch.

Telle une actrice, elle prend le visage d’Eva Perron ou d’une femme d’intérieur chez Vermeer, passionnée par l’univers de Bosch et notamment par « Le jardin des délices » dont elle s’inspire pour façonner la fontaine de vie entièrement en céramique. Nicola est une des artistes les plus singulières de la scène locale, qui représenta le pavillon argentin en 2013 à la Biennale de Venise. 

Autre ambiance dans l’atelier d’Alejo Musich qui s’adonne à la peinture et au dessin, très inspiré les  couleurs de Gauguin et les montagnes andines de couleur cuivre au nord de Jujuy près de Salta. Ses œuvres telles des fresques animalières sont aussi des tapisseries qu’il fait réaliser en Hollande.  

1er aout, rue Arroyo

Vernissage chez Rolf Art pour l’exposition de peintures de  Santiago Porter et où nous retrouvons Federico, amateur de bons vins, dont le délicieux Nicosia chez Floreria Atlantico. Pour notre dernière soirée, notre ami Eduardo le cœur très latino, nous emmène danser le tango à la Cathedral, milonga très réputée.  Répétition en privé avec Valentina pour nous familiariser avec cette danse si sensuelle, où la femme est à la merci du désir masculin. Toutefois, comme le souligne Eduardo, c’est pour mieux la magnifier et la faire voler dans les airs…. 

Vient l’heure de nous quitter…La musique de Carlos Gardel résonne dans ma mémoire comme tous ces visages chaleureux rencontrés, ces embrassades et cette curiosité de l’autre, si rare. Il y a encore tant à découvrir : le Nord et les pépites viticoles de Mendoza,  la pampa autour de Salta ou encore les paysages minéraux de Jujuy qui ont inspiré les artistes et au Sud, la Patagonie, la Tierra del Fuego…

L’aventure ne fait que commencer….de l’autre côté de l’Atlantique…

Nathalie Guiot a créé la Fondation Thalie à Bruxelles, qu’elle anime depuis 2013. 

Elle est curatrice d’exposition, éditrice, auteure et poète. Elle fonde Anabet Éditions en 2000 et Ishtar Éditions en 2020. 

Nathalie Guiot est l’auteure de Collectionneurs, les VIP de l’art contemporain (Anabet Éditions, 2008) et de Conversations, l’artiste et le collectionneur (BlackJack Éditions, 2013). Le premier jour de l’Étincelle, (Ishtar Editions, 2020)

En savoir plus

ADRESSES :

Restaurants Palermo

Chui

Loyola 1250, C1414 CABA, Argentina

Marti

Rodríguez Peña 1973, C1021 ABO CABA, Argentina

Sottovoce Recoletta

Av. del Libertador 1098, C1112 CABA, 

Floreria Atlantico

Arroyo 872, C1007 CABA, Argentina

Galeries

Isla Flottante

Viamonte 776, Piso 2 (departamento 4) Buenos Aires

Barro

Caboto 531 La Boca, C1157ABI CABA 

Ruth Benzacar

Juan Ramírez de Velasco 1287 

Rolf art

Esmeralda 1353 – C1007ABS 

Las Piedras (scène émergente)

Rivadavia 2625 Piso 4, C1034ACF CABA, Argentina

Fundacion Proa

Av. Don Pedro de Mendoza 1929, C1169 CABA, Argentina

Tango

La Viruta

Armenia 1366, C1414 DKD, Buenos Aires, Argentina

La Cathedralclub

Sarmiento 4006, Buenos Aires

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