Thomas Demand, une réalité irréelle

Le bégaiement de l’histoire, au Jeu de Paume

Vue de l’exposition : Thomas Demand. Chaffinch, 2020 ; Sparrow, 2020 ; Model Sudies 4. Deux tirages pigmentaires. © Thomas Demand, Adagp, Paris, 2023

Thomas Demand est né à Munich en 1964 et vit entre Berlin et Los Angeles. Il s’agit de la première rétrospective de Thomas Demand en France à Paris au Jeu de Paume, cette exposition immersive montre l’étendue de son oeuvre. En 2000, la Fondation Cartier avait montré une quinzaine de ses photographies.

À chaque fois des indices , un trouble, une question sur  l’intention du photographe, sur la signification d’une image qui au premier abord semble presqu’ordinaire comme cette image  de studio de création Alaïa ou encore ces feuilles des arbres par milliers , vraies ou fausses, ou ce  bureau vide… en s’approchant de toutes ces photos on devine une autre vérité, un détail qui surgit et qui modifie notre première perception. 

Une exposition qui s’annonce sur les meilleurs jours, avec ce décor de papier peint dans les roses et bleu ciel à motif de cerisier en fleurs, on est à cent lieues d’imaginer le jardin de la maison d’un poseur de bombes.

Thomas Demand souffle le chaud et le froid glaçant, j’aurais pu visiter cette exposition en “fermant les yeux” sur la réalité de ces belles images, découvrir cette grotte fantastique, le vert des feuillages, les bureaux qui s’affolent.. mais non je constate avec surprise que toutes ces images sont fabriquées, l’artiste est capable de découper minutieusement des milliers de feuilles, de créer des maquettes à échelle réelle qu’il photographie ensuite. Il faut s’approcher de près et s’apercevoir de la supercherie. Ce sont les “Histoires inquiétantes” de Thomas Demand, les grands formats exposés révèlent plus aisément les maquettes laissant le regardeur face à tous ces éléments composés un à un par l’artiste.

Entrée de l’exposition Thomas Demand, le bégaiement de l’histoire. Jeu de Paume. Papier peint des cerisiers en fleurs.

En définitive, l’image pose cette question: qu’est-ce que le nature dans un monde intégralement pénétré d’artifice?

« Pour Lichtung/ Clearing (2003), Thomas Demand a découpé 270 000 feuilles d’arbres en papier (est-ce possible ? et en combien de temps ?) pour créer une scène idyllique, la canopée d’une forêt à travers laquelle se diffuse une lumière mordorée. L’œuvre traite de la vision romantique d’une nature pure, immaculée et antérieureà la Chute, une nature qui n’a jamais existé que dans les cadres philosophiques humains. Cette reconstitution de papier n’est pas moins artificielle que le « non-lieu » utopique qu’elle représente. En définitive, l’image pose cette question: qu’est-ce que le nature dans un monde intégralement pénétré d’artifice? »

Extrait de texte d’un cartel de l’exposition

Dans cette première partie, l’artiste s’inspire d’images médiatiques, historiques qui ont occupé l’actualité.

Tel un architecte, il construit toutes ces maquettes dont la destinée est d’être photographiée, elles sont ensuite détruites, seule celle de la grotte a été conservée par la Fondation Prada. Et ainsi l’atelier de Matisse revoit le jour, les nénuphars de Monet se raniment ou plus sinistre, c’est ce storage des Wildenstein reconstitué avec des chefs-d’oeuvre impressionnistes spoliés pendant la guerre aux familles juives et empilés, faces contre les murs, certains appartenaient à la famille Rouart et sont restés sur place par inadvertance !

« J’imagine qu’au fond, il s’agit de transformer le monde en maquette, en le recréant et en le dépouillant de sa part anecdotique. Alors il devient allégorie, et le projet métaphore. Fabriquer des maquettes est une technique culturelle sans laquelle nous serions aveugles. »

Thomas Demand, à propos de sa technique.

Le pouvoir des images à constituer un récit ou raconter des histoires .

Sur toutes ces images aucune présence humaine, cela renforce le sentiment d’étrangeté. A première vue ces images sont d’une banalité désespérante, ce bureau vide avec juste ce détail surprenant de dalles décrochées du plafond qui en réalité est une reconstitution d’après une photo d’un technicien du centre de contrôle de la centrale nucléaire de Fukushima.

Pour la fondation Prada la maquette  en carton de la grotte a nécessité 36 tonnes de carton, tout cela pour une photographie, interrogeant ainsi sur la façon de voir la nature souvent prétexte de photographie et postée sur les réseaux sociaux. Cette maquette a été exceptionnellement gardée par la fondation qui a aussi reconstitué l’atelier de Thomas Demand, d’une certaine manière, c’est une façon de montrer le processus de création.

Quand on regarde de plus près les photographies on constate ce “bégaiement” annoncé dans le titre de l’exposition et on démasque cet effet trompe l’œil. Thomas Demand soulève la question de toutes ces images qui nous assaillent, leur interprétation, le premier degré facilement atteint, parfois tromperie évidente mais pas toujours. Le pouvoir de la photographie, ici, nous saute aux yeux, déstabilise le regardeur, lui demandant un temps d’acclimatation, de questionnement.

Thomas Demand. Daily #34, 2020; Daily #32, 2017 – 65,8 x 55,2 cm ; Daily #15, 2011. 3 tirages Dye Transfer. © Thomas Demand, Adagp, Paris, 2023

Dye Transfer

Un peu plus loin, dans une autre salle, je retrouve l’utilisation d’une technique fascinante, utilisée par le célèbre photographe William Egglestone qui donne ce rendu de la couleur inégalable, unique. Un procédé qui doit disparaître sous peu, car il n’existe plus ce papier barythé. Avec cette technique, le sujet n’a plus vraiment d’importance c’est la couleur dégagée qui devient le point central de l’image. Il s’agit du Dye Transfer, Thomas Demand l’utilise pour des objets de tous les jours, ces Daylies, des mégots de cigarette dans un cendrier, un ruban rouge accroché à une grille ou encore des gobelets de carton… tout est prétexte à se faire photographier et obtient ainsi cette aura. Une technique qui demande une dextérité extrême, que seul l’ancien tireur d’Eggleston maîtrise à la perfection et qui continue à travailler pour Demand. A chaque fois c’est une oeuvre unique.

JEU DE PAUME

Thomas Demand, le bégaiement de l’histoire

1, place de la Concorde 75001 Paris
01 47 03 12 50

www.jeudepaume.org

Jusqu’au 28 mai 2023

Commissariat: Douglas Fogle

L’exposition est présentée dans les institutions suivantes

UCCA Edge, Shanghai: 8 juillet – 4 septembre 2022

Musée d’Israël, Jérusalem: 1er août 2023 – 1er janvier 2024

Museum of Fine Arts, Houston: 16 juin – 15 septembre 2024

Taipei Fine Arts Museum, Taipei: 30 novembre 2024 – 9 mars 2025

Thomas Demand @jeudepaumeparis 

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