L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #2 / San Francisco
PAR BENOÎT GAUSSERON
L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition.
Les deux expos les plus originales de la Baie à voir en ce moment.
Cette semaine, visite à San Francisco d’un centre d’art ouvert aux toxicomanes et de l’exposition du musée d’art moderne de la ville consacrée à cinq jeunes artistes californiens.
The Community Arts Program
A l’angle de Market Street et de la Sixième rue, les sans domicile fixe de San Francisco ont trouvé moins cher et plus puissant que l’héroïne : le Fentanyl, cet anesthésiant à l’origine destiné aux animaux est devenu un antidouleur contre le cancer avant de servir de drogue courante pour les corps perdus de Civic Center, au cœur de la ville sous opiacées. L’effet d’une dose aussi grosse qu’un grain de sel est sidérant. 40 ans peut-être. Il est Afro Américain. Il est là juste devant la vitrine du centre d’art. A la première prise, le corps se détend, se lève, aspire à quelque chose dans le ciel entre le Deli Market et le cinéma Goodvoice. Quelques secondes et c’est fini. L’homme se courbe à l’équerre et ne bouge plus.

Ceux qui en reviennent disent qu’ils ont vu des anges.
Ils sont cent, peut-être mille zombies en ce dimanche de mai à errer d’un bloc à l’autre près de l’hôtel de ville de San Francisco, sous leurs capuches, poussant leurs jambes, leurs chariots et leur fortune serrée dans des sacs poubelle noirs.
Depuis plus de cinquante ans, l’Hospitality House Community Arts Program (CAP) propose aux SDF et aux toxicomanes du quartier un pinceau, des couleurs, une toile, un papier buvard, de la terre glaise. Des artistes, une trentaine au total pour la plupart anciens drogués eux-mêmes, les accompagnent, guidant une main, suggérant un bleu cobalt, tendant une bombe de peinture. Ils leur parlent, lentement, et les écoutent, beaucoup.
Une seule condition pour avoir droit à ces cours de peinture gratuits : se départir du Fentanyl au moins quelques heures. Un tableau ou un graphe contre une dose. C’est le deal pour les drogués en suspens de la baie de San Francisco inscrits au Community Art Program de Market Street.
A l’intérieur de la galerie, Sylvester est l’un des artistes volontaires qui accueillent les SDF. Sobre depuis vingt ans, cet afro-américain a été sauvé par l’art. Sauvé des drogues dures, précise-il. Les autres, herbes fumées et colles mélangées, sentent à plein nez dans la petite galerie couverte d’œuvres. On s’y drogue, mais moins que dehors chaque après-midi de 13h à 17h. Et surtout on y crée. Le plus possible, souligne Sylvester. Tu ne peux pas tout faire en même temps, il faut choisir entre l’art et l’addiction.
A ses côtés, des hommes et une femme sont assis devant des tables à dessin. Sur le papier, les anges aperçus sous Fentanyl se métamorphosent. Ils se font tags brillants, phrases en lettres capitales, têtes de monstres, tatouages sans peau, visages d’Indiens, yeux noirs qui vous regardent de face. Si le trait est hésitant, le choix des couleurs ne l’est jamais : elles sont projetées comme des cris. Les œuvres produites sont à vendre et ont permis, depuis la création du centre, à quelque 3 500 artistes de retrouver un peu d’autonomie et peut-être de joie.
Le centre d’art va fermer et le soir tombe sur Market street. Les derniers vivants de la rue gagnent Oakland et leur voiture dans laquelle ils dormiront. D’autres, moins chanceux, vont se coucher sous leurs tentes, non loin, à Tenderloin. Les presque morts poseront leur linceul au pied des sièges de Twitter ou de Salesforce, tout près. Et une femme sans âge, abîmée par la rue et la drogue, quitte le centre d’art de Market Street en se tenant bien droite. Sylvester l’embrasse. Elle a échappé, le temps d’un tableau, à l’enfer.
Actualités et prochaines ventes des œuvres du Community Art Program à retrouver sur Hospitality Program
The Community Arts Program
1009 Market Street @ Sixth Street
415.553.4525 ext. 301
Twitter: @Communityarts
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SECA Art Award,, jusqu’au 29 mai, San Fransisco Museum of Modern Arts, 151, 3eme rue, SF, CA, USA
Au musée d’art moderne de San Fransisco, un retable en hommage aux héros de la culture queer de la baie
FOMO. Fear of missing out. Peur de la rater. C’est l’expression favorite des amateurs d’art californiens. Ils sont nombreux à avoir visité l’exposition consacrée à cinq artistes de la baie de San Francisco au Musée d’art moderne de la ville. Alors on n’hésite pas à découvrir les artistes les plus prometteurs de la baie récompensés par la société d’encouragement d’art contemporain du musée.

A chacun sa mer intérieure. La Californie a la sienne, cette baie qui va de San José à Berkeley et San Pablo. Les riches habitent les collines, les sans domicile, les centres villes. Nous avons elu Marcel Pardo Ariza. Il est colombien, vit et travaille à Oakland, le premier port de la baie. Cette année, le créateur activiste, lui-même trans, a décidé de rendre hommage aux leaders transgenre de sa communauté. Sur un retable à six panneaux, il présente trente-trois portraits : des couples, des visages, une femme aux allures de vierge, des bustes. Autant de personnages qu’il photographie comme une sainte famille entourée des prophètes de l’ancien testament et des disciples du nouveau. Sur cet autel sans dieu, Ariza dit la joie de devenir soi en changeant de sexe et remercie les leaders de la communauté LGBT+ qui l’y ont aidé. Il dit l’euphorie ressentie de ceux et de celles qui n’ont plus à dire il ou elle mais they, il proclame la libération conquise après s’être longtemps caché. Les saints de la baie sont des anges qui se choisissent des sexes. Et Ariza a choisi la hiérarchie spirituelle du retable pour les montrer.
Son œuvre dit le salut par la fierté et rend grâce aux rôles modèles qui changent la vie et les genres. Elle parle à l’universel en priant pour que son message touche le monde au-delà de la seule communauté LGBT+. Les corps et les visages qu’elle montre semblent tirés des night-clubs et photographiés dans leur cuisine. Tout se mélange. Genres, âges, origines, couleurs de peau. Le spectateur n’est pas mal à l’aise, seulement troublé par cet au-delà du désir et du sexe. Rien de pornographique. Aucun corps nu. Les trans sont habillés, bourgeois, bien tranquilles, on les dirait installés. Leur bataille semble en passe d’être remportée, au moins ici à San Francisco.
Pour en arriver là, Marcel Pardo Ariza a voulu respecter les codes du retable : le nombre impair des panneaux, la prédelle en bas, le stylobate au milieu, les figures représentées à mi corps et les niches sur les côtés. A croire que l’art chrétien et sa foi se prêtent aux détournements et aux révolutions avec une même bienveillance aimante.
Depuis 1967, l’exposotion SECA Art Awards à rendu hommage à plus de soixante-dix artistes de la baie de San Francisco avec une exposition au SFMOMA et une publication.


2 commentaires
christinenovalarue
💜💜
Agnes Bitton
Plume vive pour accompagner la visite/expérience de ce centre d’art inattendu!
Merci Benoit pour cet article 🙂