L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #6; Ça vous regarde
PAR BENOÎT GAUSSERON
L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît Gausseron
Frank Horvat, Paris, le monde, la mode
Johan van der Keuken, Le rythme des images
au Jeu de Paume, Paris

Il y a les photos que l’on voit et celles qui vous regardent. Au Musée du Jeu de Paume, souriants ou hagards, perdus ou vainqueurs, les yeux saisis par les photographes Frank Horvat (1928 – 2020) et Johan van der Keuken (1938 – 2001) se plantent dans les vôtres et ne les lâchent plus.
Dans cette visite – comme toujours au pas de course – Madame de Lafayette est la meilleure des compagnes
L’eye contact, cet instant décisif de la rencontre des visages, est le motif commun de ces deux expositions concomitantes. Les visiter, y chercher les seuls yeux qui vous fixent, c’est faire l’expérience de l’amour au premier regard. Dans cette visite – comme toujours au pas de course – Madame de Lafayette est la meilleure des compagnes et la plus savantes des guides. Le premier roman du regard, La princesse de Clèves, c’est elle. Rappelez vous cette histoire d’amour majuscule. La princesse de Clèves se rend à un bal et rencontre Monsieur de Nemours dans un échange visuel qui n’a pas pris une ride depuis 1678. La princesse achève une danse et le Roi lui crie de prendre le premier cavalier qui arrive. Un type passe alors par-dessus “quelque siège” et là, survient cet eye contact sublime et soudain :
“il était difficile de ne pas être surprise de le voir” et “il était difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement”.
Madame de La Fayette

Regard locké, yeux magnétiques, pupilles verrouillées
Les deux ne se sont jamais vus mais la Reine leur dit qu’ils se connaissent déjà. Voilà que l’expérience est renouvelée à l’identique entre le visiteur et les œuvres d’Horvat et de Van der Keuken au Jeu de Paume. Les photos vous fixent. Regard locké, yeux magnétiques, pupilles verrouillées : les personnages vous disent en noir et blanc que la vraie vie se vit les yeux dans les yeux. Pour commencer, les premières œillades sont voilées et hésitantes. Ces yeux de Fumeurs de haschich, Lahore, Pakistan (Horvat, 1952) émergent de la fumée et viennent lentement à vous dans une invitation suave à gagner un arrière monde que seuls les mystiques et les drogués goûtent.

Toujours chez Horvat, deux yeux apparaissent dans un chapeau Givenchy dessiné telle une burqa au blanc éclatant (1958) devant des hommes en gris tournés vers des chevaux que l’on devine à l’hypodrome. Chez Van der Keuken, ils se cachent dans l’ombre d’un escalier dans ce portrait d’une femme en pied, profil énigmatique au masque de contre jour (Wij Zijn 17, 1955). Ils se glissent sous des clichés en palimpseste (Jaipur, 1991) de sorte que les plans se mêlent, grouillent et brouillent. Il n’empêche, ici un détail (une femme avec son cabas dans une rue indienne), là un arrière plan (deux hommes derrière la vitrine d’un café d’Amsterdam) vous ont capturé. Puis, le regard se fait rieur quand Van der Keuken saisit quatre enfants de la rue à Paris (1956 – 1958) : ils grimacent et miment un show devant trois affiches annonçant des spectacles de cabaret à Barbès. Un an avant, Horvat photographie deux jeunes boxeurs dans une rue à Lambeth en Angleterre (1955).

Les spectateurs sur le trottoir se tournent vers un ring imaginaire
L’atmosphère est comparable. Les spectateurs sur le trottoir se tournent vers un ring imaginaire et l’un, assis, cligne des yeux vers l’objectif nous intimant d’en rire : ne vous inquiétez pas, mes camarades se battent pour de faux. On rie aussi à Tokyo en 1963 (Horvat, Adolescents dans une soirée)dans une mimique joyeuse sous un masque qui n’a pas attendu le Covid tandis qu’un compère, au premier plan, nous regarde sous des lunettes noires gardant sa gaité sous cape.
Le regard que portent sur nous les stars rêvées et les belles inconnues croisées n’est plus le même. Les premières qui ne daignent pas nous voir et les secondes qui n’osent pas lever les yeux prennent la liberté, sous l’objectif, de se mouvoir dans les rues et sur les estrades et de jeter leur female gaze à qui bon leur semble. Et ce dernier tombe sur nous avec Anna Karina. Elle est aux halles en 1959, au milieu des bouchers et Horvat la fait trinquer en robe à taffetas blanc : nous sommes les bouchers et c’est à nous que s’adresse son sourire. Van der Keuken capture de son côté cette femme inconnue à la sortie d’une bouche de métro qui ne doit pas être loin de l’Opéra à Paris : elle lève les yeux tout en baissant les paupières dans un même mouvement de dignité et de mépris mêlés. Nous sommes les passants et la cible de sa morgue.

La révolution est complète et la boucle bouclée : nous étions venus voir des photos et sur ces photos des gens connus ou inconnus. Oubliez les femmes objets des défilés de mode et les vagabonds indiens sous notre scalpel sociologique. Ce sont eux, les personnages à l’image, qui vous prennent en photo et vous scrutent. Le regard peut sommeiller aussi. Il dort sans cesser de nous voir. Comme cette hôtesse aux yeux clos dans un bar de marins à Calcutta en Inde (1962) qu’Horvat photographie après l’amour ou la danse, ou les deux, avec sa bretelle scintillante et son liner trop noir qui vous dit qu’on est dans un quartier rouge. Une autre hôtesse fatiguée, toujours en Inde et devant les mêmes marins (Nuit de Noel, 1962), cherche à reprendre dans nos yeux ce que son danseur a volé. On y lit la détresse du sexe qui se paie sans même verser une larme parce qu’il faut s’y résoudre à pleurer et que cette femme ne le peut plus. Le regard se joue du visiteur dans de singulières parties de cache cache.
Sur la terrasse du café de Flore à Paris
Sur la terrasse du café de Flore à Paris, l’actrice italienne Carol Lobravico a sous ses lunettes noires les yeux aussi brillants que ceux d’un petit chien, assis à ses côtés. Derrière elle, un autre mannequin se tient debout : ses vêtements sont à vendre – il s’agit d’une publicité publiée en 1962 dans Harper’s Bazaar qu’Horvat a réalisée – mais pas son visage. Il est coupé. Étrange face à face que ce tête à tête à guillotine. Il est encore plus terrible le visage qui vous fixe et que vous ne voyez pas. Tandis que les stars portent des lunettes noires avec Horvat, un inconnu de Sardaigne en porte des blanches et presque métalliques avec Van der Keuten (Sardina, 1963). Assis sur le banc de pierre de son village, un paysan inconnu vous fixe avec la même ardeur que les people sans rien livrer, lui non plus, de ses pupilles.
Voilà que les stars descendent dans la rue et que les paysans, les prostituées et les mendiants montent sur les podiums. Enfin, les regards s’alignent et se mettent en rang dans l’hypothèse où le visiteur n’aurait pas compris qu’il est bien l’objet photographié de ces deux expositions. Dans Rio de Janeiro, Liebe (1963) d’Horvat, un couple regarde une femme qui nous regarde. Surtout, au fond, bien caché sous un parasol, ne ratez pas le point de fuite, ce visage qui surveille la scène et nous fixe à son tour.

Ils sont un, deux, trois, quatre dans une semblable perspective dans ce numéro de Harper’s Bazaar de 1962 à lire le quotidien Il Giorno. Horvat a décidé que ce serait la femme à la première page du journal qui tournerait ses yeux vers nous et pas les autres qui scrutent le journal. Même scénario au jardin des Tuileries à Paris, encore plus explicite : Horvat met en scène trois mannequins (publication pour Jardin des modes) qui nous photographient de concert sous les énormes statues dont une qui ressemble à Neptune.
Ces portraits qui nous voient
Johan van der Keuken fut photographe et cinéaste, il crut au multiple, à la différence, à l’expérimentation avec la conviction que la vraie vie est affaire de regard. Lui qui fut cinéaste en tenant la caméra n’oublie pas dans ce film projeté dans l’exposition de faire en sorte que son chat aux yeux fermés nous fixe aussi dans les yeux (Le chat,1968, 16 mn).

Frank Horvat fit entrer, dès les années 60, l’instant décisif cher à Cartier-Bresson dans les magazines de mode non sans créer des vagues en publiant dans Vogue des clichés de mannequins et de stars mises en scène. Tiens, le mannequin Déborah Dixon regarde ailleurs dans ce cliché pour Harper’s Bazaar de 1962. Nous aurait-elle oublier ? Non, Frederico Fellini nous offre un dernier clin d’œil, rien que pour nous.
Les visiteurs ont jusqu’au 17 septembre pour être des Monsieur de Nemours et avouer comme lui, devant un portrait de la Princesse de Clèves, craindre de “laisser trop voir le plaisir” que nous avons pris à “regarder” ces portraits qui nous voient.

Frank Horvat, Paris, le monde, la mode –
Commissaire : Virginie Chardin
Avec le soutien et la contribution du Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt, et de Fiammetta Horvat, fille de Frank Horvat.
Johan van der Keuken, Le rythme des images
Exposition organisée par le Nederlands Fotomuseum, Rotterdam, en collaboration avec le Jeu de Paume.
Commissaires : Frits Gierstberg, commissaire au Nederlands Fotomuseum, Rotterdam
et Pia Viewing, commissaire au Jeu de Paume pour l’étape parisienne.
Du 16 juin au 17 septembre 2023, Jeu de Paume, Paris
Photo : Fiammetta Horvat devant le Jeu de Paume


Un commentaire
christinenovalarue
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