Paul Vergier, à l’épreuve du paysage
Par Marie Simon-Malet
Interview + vidéo

Par une belle matinée d’automne, sous cette lumière si particulière de la Provence, je suis allée à la rencontre de l’artiste français Paul Vergier dans son atelier proche du village de Grignan. Ses représentations de serres maraîchères me fascinaient depuis longtemps.
“J’ai souffert dans les serres, j’avais chaud. Tel une plante qui s’abreuve de lumière, j’ai passé là des heures- sans être arrosé !- à chercher à capter cette translucidité, ces réverbérations, ce voile, cet effacement du réel. Je voulais peindre ça… » Paul Vergier

Les sujets et le regard de Paul sont singuliers. Avec opiniâtreté et constance, il peint l’impalpable, les états transitoires, la beauté des matériaux pauvres. Ses tableaux figuratifs, mais sans sujet en apparence, représentent des zones urbaines désertes, des campements de fortune, des piscines hors-sol, vides et désolées, des tas de sable de chantier, des serres agricoles en plastique… Paul aime ce qui ne se donne pas facilement, il a choisi de se consacrer à une peinture hors des modes et de la facilité.
“Le tas bâché est ma Sainte-Victoire! Elle combine tous les sujets qui me tiennent à coeur comme le recouvrement, le pli, le chantier, la terre, l‘étouffement… motifs qui évoquent tous le travail de la forme, du réel et questionnent en définitive la surface et l’espace du tableau, du voir, du regard, de l’aveuglement, ces éléments constitutifs de toute représentation en peinture de tableau. » Paul Vergier
J’ai cherché Toutyfaut, nom du hameau où se trouve l’atelier de Paul Vergier, quelque part dans la campagne de la Drôme provençale. Ce drôle de nom semblant dire qu’il n’y manque rien signifierait plutôt qu’il y faut tout, autrement dit que la terre est pauvre et qu’il n’y a pas d’eau. Toutyfaut est loin de tout et si les paysages sont d’une beauté à couper le souffle, il faut énormément de travail et de temps pour domestiquer cette terre sauvage et préservée. Les agriculteurs y connaissent leur lot de labeur et, parfois, de souffrances.
Visite de l’atelier Paul Vergier par Marie Simon Malet pour The Gaze of a Parisienne_ 2020
Paul s’est installé avec sa femme, Claudia, et leur fille dans la ferme de son enfance. Ils l’ont rénovée, Paul a construit lui-même l’atelier. Claudia est aussi une bâtisseuse : elle monte des murets de pierres sèches autour de son potager, se bat avec des associations écologiques pour préserver l’environnement. Paul peint avec passion, ni le travail, ni la complexité ne lui font peur.
Claudia s’amuse d’un paradoxe : « C’est étrange qu’à Toutyfaut, Paul cherche précisément à créer dans ses tableaux l’espace du manque ». Manque de quoi? Paul m’explique qu’il fait des paysages sans paysage, que l’œil doit y fouiller les strates, découvrir les sous-couches, qu’il aime dissimuler pour mieux faire voir. Qu’il ne veut pas qu’il y ait une narration quelconque, ni créer une image.
« Dans la vie aussi ce n’est jamais aussi simple qu’on le croit, il y a toujours un fond d’incommunicabilité entre les êtres. » Paul Vergier
Est-ce le secret de la fascination qu’exercent ses toiles?
Derrière leur luminosité et leur apparente légèreté, il se dégage une atmosphère un peu inquiétante.
Se défaire de l’horizon
Depuis la maison, le panorama encercle le mont Ventoux, les collines des Préalpes, le château de Grignan, le village de Chamaret avec sa haute tour qui pointe le ciel, les champs rayés de lavande et les petits bois des piémonts… Un paysage à 180° presque écrasant de beauté qu’il a eu très jeune envie de peindre et de dessiner.

Observant cette passion chez son petit neveu, son oncle, l’artiste Jean-Michel Alberola, lui offre un carnet à dessin. En 1983 -il a alors sept ans- Paul dessine au crayon à papier le tracteur de son père, la maison, le buste de sa mère, la salle à manger… Ses croquis sont d’une incroyable maturité. En parcourant avec moi son petit carnet d’enfance, il en est lui-même stupéfait : « J’étais doué quand j’étais petit. »
Adolescent, il arpente, sur sa mobylette cette fois, chevalet en bandoulière, les chemins autour de l’exploitation agricole familiale pour peindre sur le motif. Il se bricole des toiles sur châssis avec des tasseaux de bois et des draps.
Paul fait ses études supérieures aux Beaux-Arts de Marseille. Il n’en garde pas un très bon souvenir : il n’était pas aisé alors de faire accepter une démarche figurative, il est en décalage; tentant, sous la pression ambiante, de se convaincre que la peinture est bel et bien morte, il y apprend aussi à fumer -me dit-il- et savoure la lecture de bons classiques, achète ses premiers disques de jazz.
Grâce au programme Erasmus, il complète son parcours à l’école de Beaux-Arts de Zürich (Kunstgewerbeschule). En Suisse, il peint, joue du saxophone et à la pétanque (c’est un provençal), Claudia est réceptionniste au Savoy Hôtel. Le couple part ensuite pour six mois en Andalousie où Paul peint encore et toujours. En 2001, il s’installe en Allemagne, pays natal de Claudia, où Claudia achève ses études de management d’hôtellerie.
Berlin attire le jeune artiste par sa vie culturelle foisonnante et le marque profondément. Il est toujours dans cette frénésie de peinture, arpentant la ville quotidiennement pour peindre sur le motif, s’attachant à ce que beaucoup trouvent laid : les chantiers, des sculptures d’animaux géants et les cabines d’un parc d’attraction abandonné, les abris de migrants sur les bords de la Spree… Des installations éphémères, des zones peu hospitalières, hors du temps et de l’activité humaine… Un monde qui se délite.
Il adopte un format panoramique très allongé et étroit (269 cm de long sur 41/51 cm de haut), sous l’influence du paysage de son enfance avec lequel son regard s’est construit dans cette nécessité de tout englober, de tout rendre : une ambition qu’il sait impossible.
Un jour, analyse-t-il rétrospectivement, il lui faut se défaire de l’horizon.

Retour à la terre
Le ciel disparait et la ligne d’horizon s’envole, l’angle de vue plonge vers le sol dans le tableau berlinois que Paul me montre et qu’il conserve comme son talisman. Des bruns s’étalent sur toute la toile, comme une terre d’ombre profonde où le regard s’enfonce.
En 2004, son père meurt d’une leucémie probablement causée par l’usage des pesticides et autres produits de traitements agricoles, il retourne en Provence pour prendre soin de sa mère, malade. C’est son frère qui reprend l’exploitation.
Paul brosse des vues de labours en très gros plan : des socs de charrues morcelés et agrandis à l’excès retournent le champ et le creusent de sillons, soulèvent d’énormes mottes de terre. Il y a dans ces toiles une puissance, un chaos qui éclaboussent tout l’espace. Paul se souvient de son enfance sur le tracteur de son père, du poudroiement de la poussière se soulevant de la terre aride ou, au contraire, de de la matérialité grasse des sols d’hiver. Il rend hommage à son père disparu et à son travail.
L’écrivain poète suisse Philippe Jaccottet, qui a fait de Grignan sa patrie d’élection, décèle le talent de ce jeune inconnu. Il est impressionné par ses labours qu’il compare aux vagues du peintre réaliste Gustave Courbet; en 2008, il lui écrit un très beau texte.
Le portrait que Paul Vergier fait de sa mère derrière la moustiquaire, présence-absence floutée, le mène au thème des serres maraîchères, petits espaces déglingues qui obstruent le paysage, le décadrent derrière des écrans opalescents. Un sujet qu’il décline à l’infini.
Matière à réflexion
Les serres lui permettent de sortir de la représentation traditionnelle du paysage. Il ne s’agit pas d’une ruralité attendue, mais d’un espace où l’artificiel et la nature se jaugent, se combattent, où cette dernière reprend le dessus. Entre recouvrement, voile et transparence, la serre évoque une matière à réflexion qui touche les sens et l’âme, où l’on s’engouffre dans la lumière, fait l’expérience dérangeante d’une fragilité et d’une force à la fois.
Dans ses huiles comme dans ses pastels, Paul fait preuve d’une technique époustouflante par un important travail préparatoire des fonds, superposant des couches légères, les couleurs complémentaires qui donneront ces vibrations intenses, structurant ses compositions de lignes graphiques. Se bricolant un matériel maison, il parvient à sublimer une bâche de chantier pour en faire une parure du quotidien, éclaire les plis mouvants du plastique usé, illumine d’un lustre dérisoire la banalité.
Le critique d’art Philippe Dagen a souligné la justesse de ses accords chromatiques. Paul Vergier est en effet un excellent coloriste, il sait voir et rendre la matité du rouge passé au soleil d’une cagette de marché, les verts plastiques translucides, le jaune sali par le temps, assembler ces tonalités délaissées en harmonies dissonantes… en ce « Beau toujours bizarre » cher à Baudelaire.
Exposées à Art Paris au mois de Septembre 2020 par la H-Gallery, les serres ont trouvé chez les visiteurs du salon une résonance particulière qui renvoie à l’actualité : beaucoup ont témoigné leur émotion, un écho de leurs sensations d’enfermement et d’effacement vécues pendant le confinement du printemps.
Le CNAP, Centre National des Arts Plastiques, a débloqué des fonds exceptionnels pour soutenir les galeries et les artistes français ébranlés par la crise sanitaire et ont acquis l’une de ses grandes toiles, Trois arceaux (2018-2019, 200x240cm).
Paul a beaucoup travaillé pendant ces périodes d’isolement. Il a entamé une nouvelle série au pastel représentant des passagers endormis, corps allongés ça et là dans des couloirs de ferries traversant la Méditerranée… Les figures, jusqu’alors absentes, s’abandonnent à la dérive.
BIOGRAPHIE :
Paul Vergier est né en 1976, à Valréas. Il vit et travaille à Grignan, en France.
H Gallery, Paris https://www.h-gallery.fr
Galerie Bea-Ba, Marseille https://www.galerie-bea-ba.com
EXPOSITIONS PERSONNELLES :
2017 Caché derrière ce qui se voit, H-Gallery, Paris, France
2017 Evergreen, Galerie Béa-Ba Gallery, Marseille, France
2017 Le silence des rêves, Sono-Art Gallery, Séoul, Corée
2016 L’espace du manque, Espace Chabrillan, Montélimar, France
2014 La vie liquide, Lorch + Seidel contemporary, Berlin, Allemagne
2014 Le tableau est derrière, La Maison de la tour, Valaurie, France
2013 Rencontre , Les Trois Platanes, Montbrison-sur-Lez, France
2012 Luna Park (July – August) RAAB Gallery, Berlin, Allemagne
2008 Terrien, Galerie Nathalie Gaillard, Paris, France
2007 L’oeil tombe, Galerie Angle Contemporary Art Saint-Paul-trois-châteaux, France
2005 Ost, Espace Ducros, Grignan, France
EXPOSITIONS COLLECTIVES :
2020 Art Paris Art Fair, H Gallery, Grand Palais, Paris, France
2019 Que rien ne complique le ciel bleu,Sophie Hatier et Mireille Favergeon, Espace Ducros, Grignan, France
Passeggiata, N.Pincemin et M.Montchamps, Galerie Béa-Ba, Marseille, France
2018 Galeristes, Galerie Béa-Ba, Carreau du Temple, Paris, France
Art Paris Art Fair, H Gallery, Grand Palais, Paris, France
2016 Seconde ligne, Galerie Maïa Muller, Paris, France
Novembre à Vitry, Galerie Jean Collet, Vitry-sur-Seine, France
Positions Berlin Art Fair, avec Lorch & Seidel Contemporary, Berlin, Allemagne 20e Prix Antoine Marin, Galerie Julio Gonzalès, Arcueil, France
Selection 60eme Salon de Montrouge, Montrouge, France
Biennale de l’UMAM, Menton, France Païsages, La Grande Galerie, Savasse, France
2015 I Amsterdam YOU BErlin, avec Lorch & Seidel Contemporary, Berlin, Allemagne
2014 Positions Berlin Art Fair, avec Lorch & Seidel Contemporary, Berlin, Allemagne
2011 Tragique du Paysage, Galerie Eric Mircher, Paris, France
2009 Eléments, sédiments, Espace Ducros, Grignan, France
2008 Art Paris Art Fair, Galerie Nathalie Gaillard, Paris, France
Supervues, Hotel Burrhus, Vaison la Romaine, France
2006 Réserve sans réserve n°2, Galerie Eric Linard, Le val des Nymphes, La Garde Adhémar, France
2004 Art Cologne, Raab Gallery, Berlin, Allemagne Economy & Extasy, Raab Gallery, Berlin, Allemagne
2003 Unter Drei, Raab Gallery, Berlin, Allemagne
BIBLIOGRAPHIE :
2018 Romain Mathieu, ARTPRESS n°451, janvier 2018
2016 Emmanuelle Lequeux article sur le 61ème salon de Montrouge
2011 Philippe Dagen, « Tragique du paysage », Le Monde, 30 mai 2011
2008 Philippe Dagen, « Paul Vergier- Galerie Nathalie Gaillard », Le Monde, 1er juin 2008
2008 Philippe Jaccottet, catalogue de l’exposition « Terrien », Galerie Nathalie Gaillard, Paris



Un commentaire
Florence Calvet
Formidable découverte !
Merci.