A visage découvert
Une exposition dans les vitrines de la rue des Beaux-Arts
Par Stéphanie Dulout

Les galeries parisiennes ont à nouveau été contraintes de fermer ? Qu’à cela ne tienne : les vitrines restent visibles, et ne sont pas obstruées ! Contrairement aux expositions morts-nées des musées – accrochées, décrochées et remballées1 ou condamnées à être « kraftées » 2 en attendant désespérément la réouverture espérée… –, il n’y a pas ici d’obstruction faite aux regards !…

Ici, c’est-à-dire à Saint-Germain-des-Prés, dans le périmètre traversé par la rue des Beaux-Arts, de la rue Mazarine à l’école des Beaux-Arts, en passant par la rue de Seine, où les galeries, contrairement aux forteresses et autres hôtels sur cour du Marais, ont pignon sur rue…

C’est ainsi que les marchands de la rue des Beaux-Arts, à l’initiative de nombreuses manifestations ayant redonné, depuis quelques années, un regain de dynamisme au quartier 3, ont trouvé la parade pour contrer l’obligation de fermeture au public qui leur a été imposée le 19 mars dernier: dans l’attente de la décision du Conseil d’Etat auprès duquel le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA) a déposé un recours pour concurrence déloyale envers les sociétés de vente aux enchères publiques 4, plus de vingt enseignes ont décidé de continuer de donner à voir des œuvres d’art par-delà les restrictions sanitaires en offrant aux passants « une exposition de qualité muséale, accessible tous les jours de la semaine » à travers leurs vitrines…

Aux chalands masqués – et doublement masqués puisque cela fait un an que l’on butte sur les reflets de nos visages barrés d’un rectangle de papier ou de tissu… –, le joyeux clan des marchands de la rue des Beaux-Arts a eu la bonne idée d’offrir un ensemble éclectique et inspiré de portraits. Des « visages découverts » dont la force expressive, en ces temps de mascarade hygiénique, se voit décupler…
Portraits peints ou photographiés, visages sculptés ou dessinés, masques chamaniques…, de l’art moderne et contemporain aux arts primitifs, on va de surprise en surprise et l’on plonge avec délices dans la magie d’un genre condensant tous les mystères de la représentation par ses louvoiements dans les interstices insondables du visible et de l’invisible, de l’apparition et de la disparition, du vrai et du faux, de la forme et de l’informe.
Visages nés de l’informe ou surgis du noir
Galerie Berthet Aittouares. En bas à gauche : Robert Combas – Racine antropomorphe – bois polychrome, circa 1990 – 60 x 44 cm, signée en haut en vert. Au centre : Antoine Schneck – Nakama – 107 x 80 cm Tirage 6/8 – Photo de droite : Jean-Charles de Castelbajac, invité du Jeudi des Beaux-Arts et Odile Aittouares
De ces flottements et de cette indétermination dont le portrait contemporain a fait son terreau, la Racine anthropomorphe de Robert Combas exposée dans la vitrine de la Galerie Berthet Aittouares témoigne magnifiquement : simple sarment planté sur un socle agrémenté de deux grands yeux bleus et d’une bouche écarlate peints grossièrement, ce visage jailli de l’informe semble étrangement doté de vie… A ses côtés, le visage d’ébène enluminé de peintures guerrières photographié par Antoine Schneck fait mouche. Surgissant d’un fond noir, comme détaché de son corps, d’une définition parfaite et d’une impassibilité presque surréelle, cette figure toute sculpturale trouble par son ambivalence : elle a la force brute et expressive du masque mais recèle une présence bien humaine : troublant…
Toujours chez Berthet Aittouares, dans l’autre vitrine, deux visages évanescents -– lambeaux de chair poudrée, aqueuse, d’une délicatesse infinie – nous regarde, contrits, avec une tendresse poignante portée par la douceur vacillante de l’aquarelle et du lavis : deux visages fantômes peints en 1948 par Henri Michaux.
Visage-cri
A quelques mètres, presque en face, chez Applicat-Prazan, rue de Seine, c’est un autre visage fantôme qui surgit, comme un cri : l’un de ces terribles morts-vivants des camps peints par Zoran Music (Nous ne sommes pas les derniers, 1974) : la forme ici rejoint l’informe dans l’effacement et l’épurement qui se font hurlants… On ne peut ici passer son chemin sans pleurer ou prier…

En repartant vers la rue des Beaux-Arts, on trouvera de quoi s’apaiser et méditer dans le visage-paysage d’un bois sculpté de Wang Keping à la galerie Raymond Dreyfus. Sans yeux, sans nez, sans bouche, ce visage sans visage, tel un miroir sans tain – miroir de l’âme ? –, saura prendre au piège du vide et mettre à nu bien des passants : blotti dans un corps stylisé, sa surface lisse et luisante, semble nous renvoyer à notre propre néant et pouvoir nous plonger dans les abîmes du moi ou nous faire entrevoir l’au-delà… Miracle de la figuration abstraite…
Visage-masque
C’est aussi « du visible à l’invisible » que nous invite à voyager la Galerie Flak (8, rue des Beaux-Arts) au travers d’un cortège haut en couleurs de masques et autres « faux-visages » anciens d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique du Nord, avec deux pièces muséales en vitrine : un masque double de chamane Eskimo incarnant l’Esprit inua de l’homme-phoque et enserrant dans sa gueule animale un visage humain (stylisé), et un masque-portrait Tsimshian du Grand Nord (Canada, Colombie britannique), chef-d’œuvre de l’art amérindien ancien ayant appartenu à André Breton, recelant un « masque caché » aux traits plus animaliers en son envers (à découvrir dans le catalogue en ligne).

C’est avec une bonne dose d’humour qu’à la galerie La Forest Divonne on cache pour mieux montrer ou révéler sous le factice et les clichés l’intimité blessée : virtuoses du simulacre et de la mise en abyme, Elsa & Johanna (duo de photographes de choc) s’exhibe en robes de chambre et pieds en éventail, le visage enduit d’un masque d’argile, dans un faux remake glaçant…


Elsa & Johanna “Their type of thing”, Beyond the shadows, 2018
Impression jet d’encre semi-mate – 5 ex + 2 EA – 80 x 120 cm
Dans un registre plus trash, à la galerie Le Minotaure, la femme, délestée de tout oripeau, s’exhibe nue et en pied. Le visage et le corps ne font plus qu’un pour détruire la forme archétypale du nu féminin et donner à la nudité la force d’un manifeste. Arborant une étoile taillée à la lame de rasoir sur son ventre au cours d’une performance, Marina Abramović fait du portrait une arme hautement transgressive.

- Ainsi de Matisse, comme un roman au Centre Pompidou ou de Noir & Blanc, une esthétique de la photographie au Grand-Palais.
- Le Corps et l’Ame au Louvre, L’Heure bleue de Krøyer au musée Marmottan, Auguste Biard à la Maison Victor Hugo, Vollard, édition limitée et Laurence Aëgerter au Petit Palais et tant d’autres…
- Rendez-vous, les Jeudis des Beaux-Arts, Photos Saint-Germain, Un dimanche à la galerie…
- Le CPGA a déposé, en date du jeudi 25 mars, un recours en Référé-Liberté auprès du Conseil d’État en réaction aux dispositions du décret n°2021-296 du 19 mars 2021, afin que, d’une part les galeries d’art figurent parmi les établissements autorisés à accueillir du public – au même titre que les sociétés de ventes volontaires – et d’autre part, que leur activité relève de celles permettant l’accueil du public au même titre que les librairies et les disquaires.
« Après les musées, nos galeries sont désormais fermées, mais nous ne pouvions nous résoudre à laisser Paris devenir un désert culturel ! Une grande solidarité règne entre les marchands de la rue. C’est donc spontanément que, dans l’urgence, nous avons décidé d’offrir aux promeneurs, une exposition de haut niveau, représentative de la diversité et de la qualité des enseignes de notre quartier, uniques au monde ! » Stéphane Corréard et Hervé Loevenbruck
«Les galeries sont des lieux essentiels d’évasion. Même fermées nous souhaitons que nos vitrines restent des fenêtres ouvertes sur l’art et la création. La rue des Beaux-Arts est depuis toujours un musée à ciel ouvert.» Marie-Hélène de La Forest Divonne
Galeries participantes
Applicat-Prazan Rive Gauche / Galerie J-B Bacquart / Galerie Bayart Galerie Berthet-Aittouares / Galerie Claude Bernard /Galerie Raymond Dreyfus / Galerie Entwistle / Esquisse / Galerie Flak / JSC gallery / Galerie La Forest Divonne / Galerie Abla et Alain Lecomte / Galerie Arnaud Lefebvre / Galerie Le Minotaure / Galerie Loft / Galerie Loeve&Co / Love&Collect / Galerie Meyer / Galerie Olivier Nouvellet / Galerie Ratton / Galerie Patrice Trigano…
Avec la participation del’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris et de Jean-Charles de Castelbajac.
ADRESSES DES NOMS CITES :
L’Hôtel – 13 rue des Beaux-Arts – 75006 Paris https://www.l-hotel.com/fr/
Entwistle Gallery – 5 rue des Beaux-Arts – 75006 Paris https://www.entwistlegallery.com/
Galerie Patrice Trigano – 4 bis rue des Beaux-Arts – 75006 Paris http://galeriepatricetrigano.com/fr/
Esquisse Fournitures pour Artistes – 3 rue des Beaux-Arts – 75006 Paris https://esquisseparis.fr/
JSC Modernart Gallery – 3 rue des Beaux-Arts – 75006 Paris – https://www.jsc-gallery.com/
Galerie Monbrison – 2 rue des Beaux Arts, 75006 Paris – https://www.monbrison.com/fr/
Galerie Le Minotaure – 2 rue des Beaux Arts, 75006 Paris- https://galerieleminotaure.net/fr/
Galerie Laforest Divonne – 12 rue des Beaux Arts, 75006 Paris – https://www.galerielaforestdivonne.com/fr/accueil/
Galerie Arnaud Lefebvre – 10 rue des Beaux Arts, 75006 Paris – https://www.galeriearnaudlefebvre.com/
Galerie Raymond Dreyfus – 3 rue des Beaux Arts, 75006 Paris – Raymond Dreyfus
Galerie Flak – 8 rue des Beaux Arts, 75006 Paris – https://www.galerieflak.com/
Galerie Berthet-Aittouares – 14 et 29 rue de Seine 75006 Paris – https://www.galerie-ba.com/

