Ingres, Artiste des Princes à Chantilly

Par AUDE LANGLOIS-MEURINNE CHARQUET

Ingres à Chantilly… Le musée Condé au château lui consacre, jusqu’au 1er octobre, une exposition majeure. Membre de l’Institut et collectionné avec passion par la famille d’Orléans, il est en quelque sorte chez lui. C’est un jeune homme sûr de lui, dans son Autoportrait à l’âge de vingt-quatre ans, qui nous accueille dans la salle du Jeu de Paume. 

Cinq des plus beaux tableaux de Ingres, achetés par le Duc d’Aumale pour sa collection inaliénable et qui ne quitte statutairement pas les lieux, figurent dans l’exposition avec d’autres prêts exceptionnels rassemblés pour la première fois. Celle-ci croise et confronte avec rigueur portraits, tableaux d’histoire, leurs radiographies, de nombreux dessins, études de détail et variantes des oeuvres. Composée autour de la relation privilégiée entre Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) et les princes de la famille d’Orléans, elle a mobilisé les talents des deux conservateurs du château, Nicole Garnier et Mathieu Deldicque.

Deux autoportraits G : Julie Forestier, d’après Ingres Copie de l’Autoportrait à l’âge de 24 ans, 1807, Montauban, Musée Ingres D : Ingres, Autoportrait à l’âge de vingt-quatre ans, 1804 Chantilly, musée Condé deux portraits G : Julie Forestier, d’après Ingres Copie de l’Autoportrait à l’âge de 24 ans, 1807, Montauban, Musée Ingres D : Ingres, Autoportrait à l’âge de vingt-quatre ans, 1804 Chantilly, musée Condé
Deux autoportraits. G : Julie Forestier, d’après Ingres Copie de l’Autoportrait à l’âge de 24 ans version initiale, 1807, Montauban, Musée Ingres / D : Ingres, Autoportrait à l’âge de vingt-quatre ans, 1804 Chantilly, musée Condé . Photo © Aude Langlois-Meurinne Charquet

Un autoportrait à la présence saisissante

D’emblée, on lit la quête de la perfection rigoureuse qui meut cet artiste, tenant d’un réalisme idéalisé.

Pour parfaire son autoportrait, l’auteur y a travaillé pendant plus de quarante ans, entre 1806 et 1850, comme le révèlent des études scientifiques récentes. La réflectographie infrarouge, menée en 2021 par le Centre de Recherche et Restauration des Musées de France, a montré que la toile exposée au Salon de 1806 est la même que celle du musée Condé, enrichie des nombreux amendements apportés par le peintre. L’exposition permet pour la première fois de les confronter, grâce à la copie de la première version de l’autoportrait exécutée par la fiancée d’Ingres, Julie Forestier (1807).

Au début de sa carrière, Ingres qui copie inlassablement l’antique, notamment lors de ses premiers séjours à Rome puis à Florence (1806-20, 1820-24), s’inspire de David. La première manière de son autoportrait avait été critiquée au Salon de 1806 pour son style sec –Ingres, émotif, en gardera de l’amertume toute sa vie. La version finale est au contraire un grand portrait, aux tons bruns chaleureux, d’un homme élégant, dont le regard ardent soutient celui du spectateur. La cape qui tenait maladroitement sur l’épaule de l’artiste dans la version initiale devient un carrick brun au col de fourrure qui tombe élégamment en plis magnifiques dans le dos.

Comme pour ses portraits ultérieurs, Ingres choisit pour son modèle une pose de trois quarts, une composition pyramidale et met l’accent sur le visage. Cette mise en scène plastique est au service de la dimension psychologique, pour mieux traduire la complexité de l’individu.

Un portraitiste fécond

Ingres devient dès ses premières années un portraitiste aussi talentueux que fécond. S’il dit détester peindre des portraits, ceux-ci sont magnifiques et convoités de tous. Or Ingres préférait passer à la postérité comme peintre d’histoire ; nous y reviendrons.

Au Jeu de Paume, on a la chance d’admirer plusieurs portraits féminins remarquables, tandis qu’au Louvre figurent surtout des portraits d’hommes (Louis-François Bertin, Mathieu-Louis Molé et le Duc d’Orléans côte à côte).

J.Ingres, Portrait de Mme Duvaucey, 1807 Chantilly, musée Condé . Photo © Aude Langlois-Meurinne Charquet
J.Ingres, Portrait de Mme Duvaucey, 1807 Chantilly, musée Condé .
Photo © Aude Langlois-Meurinne Charquet

En Italie, où Ingres vit plus de vingt ans, il peint les élites de l’administration bonapartiste au pouvoir. Ainsi, en particulier, Madame Duvaucey, maîtresse de Charles Jean-Marie Alquier, ambassadeur de France. Son sourire qui lui donne un aspect quelque peu mystérieux lui valut d’être surnommée la « Joconde d’Ingres » par le critique d’art Théophile Gautier. Le talent de dessinateur d’Ingres et la stylisation formelle sont ici manifestes. « L’œuvre, typique de la première manière d’Ingres, a été exécutée sans modèle à l’instar des primitifs italiens », commente Mathieu Deldicque, « elle présente une combinaison savante et presque géométrique de formes ovales, de contours épurés et d’oppositions hardies de couleurs vives où dominent le rouge et le jaune. Ingres multiplie les courbes, redessine le réel pour en donner une image idéalisée, plus vraie que nature, comme il le fera pour d’autres tableaux dont l’anatomie fut souvent critiquée. »

Tout au long de sa carrière, Ingres a cultivé son intérêt pour l’antique et les maîtres de la Renaissance, en particulier Raphaël, qui marque l’ensemble de ses portraits. La Vénus anadyomène, à la perfection glacée, en est la parfaite illustration.

Le peintre des orléanistes

Puis Ingres peint la famille d’Orléans et son entourage. Ceci l’occupera tout au long des années 1840, durant la Monarchie de Juillet. II est alors au faîte de sa maturité et de son talent.

Le peintre est d’abord l’ami du Prince royal, Ferdinand Philippe (1810-42), prince libéral ouvert aux idées nouvelles et grand amateur d’art. Après le salon de 1833, celui-ci passe des commandes aux artistes tels que Delacroix, Decamps et Scheffer ou encore Delaroche.  Ferdinand commande à Ingres Stratonice (1835-40). Entretemps, il acquiert l’énigmatique Œdipe explique l’énigme du Sphinx (1808 et 1827, musée du Louvre).

En 1842, Ferdinand Philippe fait appel à Ingres pour exécuter son portrait. Il y pose fièrement en héritier charismatique du trône, lui qui incarne l’espoir de toute une classe politique. Ce portrait est d’emblée un grand succès. Ingres est le meilleur et le dernier artiste à avoir peint le prince, qui meurt accidentellement trois mois plus tard, à l’été 1842. Attristé par ce décès brutal, Ingres décline alors le portrait du prince en de nombreux exemplaires présents au Jeu de Paume, devant le décor d’origine des Tuileries ou bien devant un jardin à la française…. C’est la dernière grande effigie masculine représentée par Ingres.

J. Ingres, Cartons de vitrail : Saint Philippe, L’Espérance et Saint Ferdinand, 1842 , musée du Louvre. Photo©Aude Langlois-Meurinne Charquet.
J. Ingres, cartons de vitrail : Saint Philippe, L’Espérance et Saint Ferdinand, 1842 , musée du Louvre. Photo©Aude Langlois-Meurinne Charquet.

La reine Marie-Amélie commande aussitôt à Ingres une réplique en pied pour la chapelle Saint Ferdinand construite près de la porte Maillot à Paris (Notre Dame de la Compassion). Ce sont des cartons de vitraux figurant les saints patrons de la famille royale en pied : saint Philippe, saint Louis, sainte Amélie, saint Ferdinand, etc., qu’Ingres représente sous les traits des ducs d’Orléans. Exécutés rapidement en un an, en collaboration avec les maîtres verriers, ils sont magnifiques. Ingres contribue là au renouveau de l’art du vitrail au XIXème siècle.

Le Duc d’Aumale, le plus grand collectionneur d’Ingres

Dans les années 1840, Ingres, jusqu’alors éloigné du pouvoir, est courtisé par toutes les grandes familles orléanistes de l’aristocratie libérale (les Molé, les Broglie, les Haussonville et Ségur…). Elles lui passent commande et lui apportent une vraie reconnaissance. Il devient un artiste presque officiel et surtout un proche de la famille d’Orléans.

À son tour Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897) fait appel à lui. Il constitue une immense et remarquable collection d’art dans son château de Chantilly. Il est notamment un des plus grands collectionneurs d’Ingres. Ainsi, il acquiert les cinq tableaux majeurs présentés dans l’exposition et un grand dessin de l’artiste, aujourd’hui conservés au musée Condé, en souvenir de son frère disparu. Paolo et Francesca en 1854, puis Stratonice en 1863. En 1879, c’est le tour des 40 tableaux appartenant à Frédéric Reiset, conservateur du Louvre et amateur d’art proche d’Ingres, dont l’Autoportrait, Mme Duvaucey, la Vénus anadyomène. En 1882, il achète L’Archange Raphaël.

La comtesse d’Haussonville, un chatoiement de bleus

En 1845, Ingres peint son plus beau portrait féminin : Louise, princesse de Broglie, future comtesse d’Haussonville (1818-1882), prêté au musée du Jeu de Paume par la Frick Collection de New York. On regrette juste, en tant que visiteur, de ne pouvoir l’admirer avec le recul nécessaire.

Bien qu’Ingres était angoissé par l’accueil de son œuvre et insatisfait de ce qu’il avait produit, ce portrait est remarquable par la précision du dessin et la symphonie des bleus qui s’y jouent. Thiers ira jusqu’à dire: « Il faut que M. Ingres soit amoureux de vous pour vous avoir peinte ainsi. »

J.Ingres, Louise, princesse de Broglie, future comtesse d’Haussonville, 1845, The Frick Collection, NY Photo: Aude langlois-Meurinne Charquet.
J.Ingres, Louise, princesse de Broglie, future comtesse d’Haussonville, 1845, The Frick Collection, NY
Photo: Aude langlois-Meurinne Charquet.

Ce portrait de Louise, princesse de Broglie (1818-82) est d’une élégance rare. On peut admirer le riche décor tendu de soie et de velours bleus ; les accessoires peints avec la plus grande minutie, illustrant la vie mondaine de la figure ; les délicates porcelaines au glacis brillant et fleurs variées formant une véritable nature morte colorée ; la robe et ses plis chatoyants dans la lumière; la sensualité de la figure « décuplée par le reflet dans le miroir, un procédé utilisé à plusieurs reprises par Ingres dans ses portraits » comme le souligne Mathieu Deldicque. Admirons également le visage ovale (conforme aux canons de l’époque), porté par « un long cou aristocratique », la carnation de porcelaine mettant en valeur son regard pénétrant, le visage mélancolique, et le bras droit à l’anatomie déformée.

L’oeuvre d’Ingres a une dimension presque photographique. Tout en étant « une reconstruction idéale des individus », comme l’écrit Baudelaire en 1846.

Manifestement, Ingres dont on a longtemps résumé le talent au dessin, par opposition à Delacroix qui semble privilégier la couleur, sait manier la couleur autant que le dessin, voir toutes les nuances de bleu et le rouge, le jaune, le vert.  

Ingres aime avant tout la peinture d’histoire

Il y excelle. Son plus beau tableau est Stratonice, ou la Maladie d’Antiochus (1840), qui représente la fille de Démetrius par Plutarque. Le roi Seleucus épouse la jeune fille, mais son fils Antiochus se meurt d’amour pour elle. Grâce au médecin Erasistrate, qui sent le cœur du malade s’emballer à la vision de Stratonice, le roi renonce à elle pour sauver son fils.   

J. Ingres, Stratonice ou la Maladie d’Antiochus, 1840 , Chantilly, musée Condé Photo, courtesy Musée Condé
J. Ingres, Stratonice ou La maladie d’Antiochus, 1840, Chantilly, musée Condé.
Photo: courtesy musée Condé

Amateur d’opéra, musicien et violoniste lui-même (le fameux violon d’Ingres), le peintre s’est inspiré de l’opéra Stratonice de Méhul, dont un extrait de toute beauté est joué dans l’exposition.

Ingres travailla cinq ans durant (1835-40) sur ce tableau, depuis Rome où il est directeur de l’Académie de France, avant de le livrer au prince royal. Le dessin sous-jacent à la peinture, la composition sont exceptionnels. On admire les figures (en particulier la pose pudique, réservée de Stratonice) et le sublime décor coloré peint dans le plus grand détail, pour lequel l’architecte Victor Baltard vient seconder l’artiste. Les couleurs et les jeux de lumière y sont exceptionnels. Le tableau au Salon de 1841 reçoit un triomphe.

Autre peinture d’histoire tout à fait exquise à l’entrée de l’exposition : Paolo et Francesca, tirée de L’Enfer de Dante. Alors que Paolo tente d’embrasser sa belle-sœur, les deux amants sont surpris par l’époux de la jeune fille, le seigneur Rimini Giancotto, boiteux et estropié, qui les tue. La dernière des trois versions peintes (conservée à The Hyde Collection, New York) présentées est la plus émouvante, privilégiant l’émotion des amants amoureux par rapport à la tragédie qui se joue.

Un dessinateur audacieux

L’exposition rassemble également quantité de dessins qui sont de purs chefs d’œuvre. La pudeur de Stratonice, le drapé du lit d’Antiochus, l’émotion amoureuse de Paolo et Francesca, le doux visage de la Vénus anadyomène, Frédéric Reiset, et l’Archange Raphaël destiné aux vitraux de Saint Ferdinand.

J. Ingres, Portrait de Marie Frédéric Eugène de Reiset 1844, Royaume Uni, Collection of the late Sir Brinsley Ford Photo: Aude Langlois-Meurinne Charquet
J. Ingres, Portrait de Marie Frédéric Eugène de Reiset 1844, Collection of the late Sir Brinsley Ford, UK.
Photo: Aude Langlois-Meurinne Charquet

Si Ingres dessine admirablement, son talent ne s’y résume pas. Chantre de la ligne et de la précision, certes, celui que l’on considère couramment comme le tenant du classicisme, est un artiste original, audacieux, moderne.

Voici donc une exposition majeure aussi belle que documentée. Des portraits aux Vénus, des dessins aux vitraux…, jamais on ne se lasse de la beauté ingresque.

Aude Langlois-Meurinne Charquet

Plus d’information:

Ingres, l’artiste et ses princes au musée Condé , Château de Chantilly , jusqu’au 1er octobre 2023.

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