Irak 2023, dialogue de voyage #1 Erbil

PAR BENOÎT GAUSSERON


ERBIL – MOSSOUL – BAGDAD

Un père et sa fille, Benoît et Aimée Gausseron, partagent leur dialogue de voyage en Irak : le père raconte le pays au présent, sa fille en interroge les ruines. Regards croisés sur la renaissance culturelle irakienne par-delà le désastre des armes.

👁️ Film en fin d’article

#1 La citadelle d’Erbil قه‌ڵای هه‌ولێر au Kurdistan irakien : un palimpseste de 6 000 ans

Erbil

La forme d’une ville pour commencer, celle que l’on voit du ciel en arrivant par le vol IF 232 de Bagdad Airlines : une grande motte de terre ocre, un anneau de murailles, une cité ronde dans la plaine. C’est la citadelle d’Erbil veillant sur les bazars de la vieille ville, sur d’immenses tours en construction se rêvant plus hautes qu’à Dubaï et sur les camps de réfugiés derrière les rocades. Les touristes ne se pressent pas à Erbil en cet été 2023, à l’exception des visiteurs daltoniens devant les cartes du Quai d’Orsay et ceux convaincus que Daech, c’est so 2015.    

La citadelle d’Erbil, au Kurdistan irakien, est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2014

Bienvenue chez les Sumériens, Assyriens, Babyloniens, Achéménides, Sassanides, Perses, Grecs, Parthes, Arabes, Ottomans, Britanniques, Américains des Etats-Unis, soldats et miliciens, réfugiés enfin, ils se sont tous sentis chez eux ici. Et nous de les confondre, les derniers occupants vus en boucle sur CNN et les premières civilisations oubliées à nous avoir apporté l’écriture cunéiforme et la roue. Ici, la géographie est écrasée par l’histoire, par les noms propres et la chaleur, la chaleur surtout en ce début d’après-midi quand on se pose la question de savoir si l’Irak est un État sans nation ou le Kurdistan une nation sans État. Autonome depuis 1991 au sein de l’Irak fédéral, la région cherche encore son équilibre entre l’Iran, la Syrie, la Turquie et les militants de Daech toujours actifs à ses portes. La culture et l’histoire sont les armes de conviction massive dans la quête de reconnaissance de ce peuple millénaire. 

Zainab Aldi, architecte à Erbil, travaille depuis trois ans avec l’Unesco pour restaurer la citadelle

“Nous ne cherchons pas à reconstruire à l’identique, seulement à faire simple.”

Zainab Aldi, architecte à Erbil

La citadelle d’Erbil a un motif et un seul qui la résume et dit le Kurdistan tout entier, le palimpseste. Le monticule de la citadelle, d’une trentaine de mètres, n’est pas en effet un aléa géographique, c’est le travail des hommes qui le constitue, couches après couches. Maisons, places et ruelles sont construites sur les vestiges des précédentes, les plafonds d’une génération se faisant les caves de la suivante. On pense au premier de nos écrivains géographes, qui nous a appris à lire villes et paysages à livre ouvert, Julien Gracq dans Le beau ténébreux : « Toute œuvre est un palimpseste – et si l’oeuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. »

Le “serai”, le premier des trois quartiers de la citadelle destiné aux familles les plus riches : les marbres de la galerie au fond proviennent de Mossoul

Maisons-palimpsestes

Il nous fallait une architecte pour guide de ces maisons-palimpsestes, Zainab Aldi, 26 ans. Formée à Erbil, elle travaille depuis trois ans avec l’Unesco, qui a engagé la rénovation magistrale de ce site inscrit au patrimoine mondial. A ses côtés, d’autres architectes, travailleurs Kurdes ou réfugiés restaurent le trésor des Kurdes. Fermée depuis avril dernier, la citadelle en plein chantier sera de nouveau accessible au public à la fin de cette année. Nous avons eu la chance de la découvrir avec Zainab.

L’Unesco et le gouvernement kurde ont fait le choix de mobiliser des architectes et travailleurs locaux

Résolution adoptée en 2015 à l’unanimité par l’ONU pour conserver et restaurer le patrimoine du berceau de notre civilisation. 

Cette motte de terre fortifiée a un nom, c’est un Tell ovoïde conservant sous plusieurs dizaines de mètres des dépôts archéologiques. Ce projet de rénovation d’Erbil, et plus largement du patrimoine irakien, a un nom aussi, celui de la résolution adoptée en 2015 à l’unanimité par l’ONU pour conserver et restaurer le patrimoine du berceau de notre civilisation. 

Alexandre le Grand prend Erbil en 331 avant JC contre les armées de Darius III


Avant d’entrer dans la citadelle, souvenons-nous des leçons d’histoire d’un grand conquérant : Alexandre le Grand prend Erbil en 331 avant JC contre les armées de Darius III (c’est aussi le prénom de Darius IV, un étudiant qui vient d’intégrer l’Ecole normale supérieure) et, à l’exact opposé des Américains et de tous les autres occupants du coin, choisit, après la conquête violente, la colonisation chill du type “j’aime beaucoup ce que vous faites”, vos œuvres comme vos dieux. En Perse, contre l’avis de ses hommes, il adopte les coutumes locales et va jusqu’à organiser le mariage de dix mille de ses officiers et soldats avec autant de jeunes filles perses.

Entrons donc discrètement dans la place. Face à nous, la porte principale détruite, a été reconstruite à partir des descriptions orales faites par les habitants d’Erbil. Ils se sont trompés, explique Zainab, une photographie d’époque découverte après les travaux démontre que l’entrée dans l’enceinte était bien différente des souvenirs de ses riverains.

La restauration vient de s’achever dans ces maisons datant pour les plus anciennes du XVIII ème siecle

Zainab nous conduit dans l’allée principale de la citadelle, celle qu’elle a dessinée avec un principe : non pas refaire la voie à l’identique, mais en rebâtir une d’après un plan le plus simple possible. Au sol, le granit sera gris clair et le public pourra se protéger du soleil sous des canopées. 

Dans l’allée principale de la citadelle, les travaux commencent : des dalles de granit amovibles seront posées pour ne pas hypothéquer des recherches archéologiques futures

Le “serai” accueillait les plus riches familles dans quelques-unes des 160 maisons que le site abritait.

Les ouvriers qui creusent ne laissent pas d’être surpris. Ici une arche qui peut être celle d’une cave ou le plafond d’une maison, là des conduites qui furent utilisées pour l’alimentation en eau de la cité. Fouiller, nous dit Zainab, c’est faire l’expérience du hasard du temps et composer avec des découvertes toujours inattendues derrière le rempart continu des maisons qui ceignent la citadelle, lesquelles remontent pour les plus anciennes au XVIIIème siècle. Sur votre droite, l’un des trois quartiers, le “serai” accueillait les plus riches familles dans quelques-unes des 160 maisons que le site abritait. Comment savoir qu’elles étaient riches ? Au marbre de leurs linteaux, directement importé de Mossoul que les travaux de restauration ont permis de révéler. Sur la gauche, Zainab nous conduit au projet 7, aujourd’hui achevé et auquel elle a consacré près de 10 mois. Quatre maisons se dessinent, les peintures et leurs couleurs apparaissent derrière le ciment qu’il a fallu patiemment retirer. Du rouge, du vert, beaucoup de bleu. Sur une pastille, les restaurateurs ont reconstitué les dessins du XIX ème, ils s’arrêteront à ce petit encart, faute de moyens et surtout parce que ce lieu ne sera pas le musée du temps arrêté. 

Les couches de ciment enlevées, des fresques se révèlent : seule une pastille en haut à droite a été reconstituée

Pourquoi Erbil est-elle l’une des villes du monde habitées en continu depuis le plus longtemps ?

L’excavation a révélé des merveilles sur plusieurs mètres, posant sans cesse de nouvelles
questions aux archéologues et notamment celle-ci : pourquoi construire et reconstruire sur
un même lieu ? Pourquoi Erbil est-elle l’une des villes du monde habitées en continu depuis le plus longtemps ? Il faudra encore creuser, ou simplement regarder l’histoire en marche.
Sur ces portiques des autocollants de footballeurs ont été posés par les derniers occupants,
des réfugiés arrivés en 2003 qui en avaient fait leur maison.

Face à la citadelle, les fontaines de Shar Park et le bazar d’Erbil ont des couleurs de photos argentiques

Le minaret Mudhafaria

Le minaret Mudhafaria, à l’Ouest de la citadelle, est le plus ancien de la ville (XIII eme siècle) caché derrière sa clôture rouillée. Privée de mosquée et de fidèles, la tour s’élève désormais à la façon d’une cheminée d’usine à l’abandon. Édifié par le cousin de Saladin – celui qui a envahi Jérusalem en 1187 -, le minaret était appelé Choli, inhabitable en kurde car trop excentré de la ville. Ses deux petites portes donnent accès à des escaliers à double révolution qui ne se croisent qu’au sommet. Si la citadelle est la ville superposée, ce minaret au loin symbolise la ville juxtaposée. Les deux emblèmes de la ville sont aussi ceux de tout un peuple.

Le minaret Mudhafaria à l’ouest de la ville comprend deux escaliers intérieurs à double révolution

Dream City

Erbil n’oublie pas de regarder la TV et son rêve de devenir le Dubaï kurde. Dans le quartier neuf de Dream City, Los Angeles a importé un café qui reproduit le décor de la série Friends. Les répliques de la série de 1994 sont affichées aux murs, les baristas dessinent des cœurs dans nos cafés latte et l’on peut entendre Monica dire à Ross :

“Bienvenue dans le monde réel : ça craint. Tu vas adorer”.

Dans le complexe de Dream City, une enceinte gardée de 4 000 mètres protège 1 200 résidences de luxe, des galeries marchandes et le café Friends en hommage à la série créée en 1994

Non, l’Occident n’a pas mis les bouchées doubles et l’Irak d’aujourd’hui n’est pas l’image immobile d’une guerre perpétuelle.

L’histoire d’Erbil, dans sa citadelle comme au café Friends de Dream City, bat en brèche l’idée selon laquelle il y aurait une inégale utilisation du temps par les sociétés humaines.
L’humanité en progrès, nous dit Claude Levi-Strauss dans Race et histoire – son premier discours pour l’Unesco tellement active en Irak – ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier. Il n’y pas d’un côté les unes qui mettent « les bouchées doubles » tandis que les autres « musent le long du chemin. » Non, l’Occident n’a pas mis les bouchées doubles et l’Irak d’aujourd’hui n’est pas l’image immobile d’une guerre perpétuelle.

IRAK, été 2023 – ©TheGazeofaParisienne / TheGazeof Benoît & Aimée Gausseron – Regards croisés – Erbil – Mossoul – Bagdad

Demain, nous partons pour Mossoul.

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