L’exposition en 9 minutes et 43 secondes #8 Plantu-Reza

PAR BENOÎT GAUSSERON

L’exposition en 9 minutes et 43 secondes. En hommage à Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur qui visitent en courant le Louvre dans « Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964), la visite au pas de course d’une exposition par Benoît Gausseron

Le détail qui tue

C’est en myope que l’on a décidé de visiter l’exposition croisée des dessins de Plantu et des photographies de Reza au musée de l’Homme. Les dessins de presse de Plantu qui font mouche et rire dialoguent ici avec les images du photographe de guerre Reza qui a choisi le désastre pour unique motif. Reza Deghati, dit Reza, fut torturé en Iran et contraint à l’exil en 1981 avant de nous donner à voir les malheurs du monde pendant quarante ans. Jean Plantureux, dit Plantu, le dessinateur du Monde croqua pendant cinquante ans l’événement du jour en se demandant s’il allait faire l’histoire du lendemain. 

Vue de l’exposition Plantu-Reza au musée de l’Homme

Les deux commissaires de l’exposition, Aurélie Clemente-Ruiz et Hannah Froidevaux, les ont réunis et c’est heureux. Non pas pour regarder de loin des œuvres qui dénoncent  le mal et la guerre, la pollution et les famines. Cela serait aussi convenu qu’un prêche prononcé dans un temple sans dieu ou qu’un éditorial écrit contre le froid, la pluie et les embouteillages. Si le travail commun du photographe géographe et du dessinateur historien parvient à échapper aux conventions, en commençant par celles des bons sentiments, c’est par des petits riens minuscules. Un point d’exclamation ou d’interrogation dans une bulle au dessus d’un personnage, un oiseau au coin d’un ciel ici, une tâche verte sur un fond noir et blanc là. Tous ces détails se font, à la faveur d’un regard qui s’approche, emblèmes majuscules et signes de notre temps.

Alors que Plantu a chassé les détails, immobile sur sa chaise à Paris, Reza a couru le monde pour les cadrer. Celui qui dessine des lieux dans lesquels il n’est pas allé – en un singulier écho aux travaux de Pierre Bayard et son Comment parler des lieux où l’on n’a pas été (Editions de Minuit, 2012) – retrouve celui qui croit que le chant de la vérité est toujours celui du départ. L’un comme l’autre hésitent et tâtonnent, doutent et interrogent et essaient, avec nous, de comprendre. 

Revue de six détails qui dévoilent, désignent et tuent.

Reza, Gouvernement régional du Kurdistan-Irak, 2015 / Plantu, 1995 – Liberte2 ©Plantu-Reza.j

Quelle correspondance entre l’impact de cette balle au Kurdistan irakien en 2015 sur une vitre et ce stylo dans la gueule du crocodile ? Rien sinon le même éclat de verre brisé qui court, morcelé et craquelé, sur la peau d’un crocodile qui ne peut plus  mordre. 

Reza, Afghanistan 1990 / Plantu, 1984 – Environnement2 ©Plantu-Reza

Que disent cette plante tenue dans les mains d’un enfant afghan en 1990 et ce bulldozer qui s’attaque à un arbre ? Ils posent seulement une question. Regardez le point d’interrogation, oui là, juste au-dessus du conducteur de chantier. Et regardez le regard sans appel de l’enfant. Il lui répond avec l’assurance d’un adulte et la fragilité du vivant. 

Reza, Egypte, 1996 / Plantu, 1992 – Environnement1 ©Plantu-Reza

Les berges du delta du Nil polluées en Égypte et ce globe terrestre qui fume ? Approchez-vous. La pipette qui nourrit l’homme est aussi fragile que la perche du batelier sur la photo qui avance devant des cheminées d’usine barrant l’horizon comme des gratte-ciels. Brindilles verticales sur les eaux d’un Styx qui s’en vont vers la mort.   

Reza, Liban, 1982 / Plantu, 1992 – Conflits1 ©Plantu-Reza.

Plus loin, sur cette image, des obus reposent dans une tranchée alors qu’un enfant attend un repas largué par un avion. Nous sommes au Liban en 1982. Tout ceci est tragiquement banal, n’étaient ces obus qui ressemblent à des poissons que des assiettes espèrent. 

Colombe ©Plantu-Reza

Quel rapport entre la colombe de la paix prenant son envol au-dessus de l’eau du Jourdain dans cette photo et les missiles d’avions de guerre dans ce dessin ? Vu de loin, pas grand chose. En zoomant, tiens, les missiles du dessinateur, au centre du dessin, se transforment à la faveur de la nuit et se font étoiles filantes en entrant dans le ciel d’encre du photographe. 

Reza, Rwanda, 1992 / Plantu, 1979 – Liberte1 ©Plantu-Reza.

Une dernière. Voilà un char dans le gris du soir et une caméra dans la nuit qui vient. Nous sommes au Rwanda en 1992. Une image de CNN international ? Non, éteignez votre téléviseur et voyez ces perles d’eau de pluie qui se mêlent aux grains de carbone de la guerre. 


Bref, devenez myope. Voir de loin, à une distance raisonnable, permet de juger. Soit. Regarder de près, s’approcher vous autorise à isoler l’intime et, mieux, à aimer. On pense ici aux travaux de Daniel Arasse, Le détail, pour une histoire rapprochée de la peinture (Flammarion, 1992) qui constituent la meilleure clef de lecture de cette exposition.

Le détail happe l’attention tout entière et fait entrer le singulier et donc la poésie dans le cours en prose des choses. Attachons-nous à lui le temps d’une exposition. A la façon de l’écrivain Bergotte dans A la recherche du temps perdu, que Proust décrit mourrant les yeux fixés sur un petit pan de mur jaune de la Vue de Delft de Vermeer :

« Il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur ».

Marcel Proust


Plus que les messages politiques ou moraux de ces œuvres en correspondance de Plantu et de Reza qui dénoncent l’horreur, nous chasserons au musée de l’Homme jusqu’au 31 décembre 2023 des papillons jaunes et fragiles. Parce qu’ils sont des ports d’attache pour nos yeux errant sur les écrans. Parce que les petites choses ont, seules, le pouvoir de nous convaincre des grandes. 

PLANTU – REZA

Regards Croisés

MUSÉE DE L’HOMME

Jusqu’au 31 décembre 2023

Place du Trocadéro – Paris 16

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