Les Franciscaines, « Vous êtes un Arbre ! »

à Deauville

Une énième exposition sur les arbres me direz-vous !

J’en ai vu plusieurs, mais celle-ci est spéciale, Thierry Grillet, commissaire de cette exposition a décortiqué pour nous cette relation si particulière que l’homme entretient avec l’arbre, il nous offre un éclairage très précis artistique, littéraire et scientifique sur ce sujet.

Les Franciscaines
Les Franciscaines à Deauville. sur la gauche l’oeuvre de : Rudy Rahme Arbrologie-2022 Sculpture 490 x 250 x 350 cm

La visite est divisée en 5 parties : l’arbre cosmos, l’arbre homme, l’arbre paysage, l’arbre signe et l’arbre matière.

Dans chacune d’entre-elles se trouvent des oeuvres d’artistes de toutes époques, des livres rares, tous ont leur importance et nous instruisent à chaque fois un peu plus sur cet arbre si mystérieux.

Xavier Veilhan
A droite : Xavier Veilhan Cedar – 2015 Cèdre, contreplaqué de bouleau, acier Dimensions variables Courtesy de la galerie Andréhn-Schiptjenko – Naomi Safran-Hon Roots – 2021 Acrylique, dentelle, ciment, fil barbelé, épingles à coudre et impression au jet d’encre sur toile et tissu, 148 x 106 cm © Courtesy de Slag & RX Galleries, New York

Une ancienne cour de récréation

Cette ancienne cour de récréation des Franciscaines est devenue à présent la place des expositions présentées par ce nouveau centre culturel de Deauville où défilent tour à tour peintures, sculptures, films, musique, livres…

Une visite en quelques mots de Thierry Grillet, commissaire de l’exposition

« Ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, jamais tu ne le sauras car si tu nous laisses retomber toute une partie de toi-même retournera au néant »

Marcel Proust – A l’ombre des jeunes filles en fleurs

Thierry Grillet : Marcel Proust écrit ce texte à quelques kilomètres des Franciscaines du côté de Cabourg, on est dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, c’est une scène qui doit se situer vers 1890, il est dans la calèche de Madame de Villeparisis. C’est une vision qu’il a des trois arbres du d’Hudimesnil, trois arbres qui ont l’air de gesticuler, ces arbres sans feuilles en hiver qui semblent appeler et vouloir dire quelque chose à celui qui passe à côté »

Les Franciscaines
Augustin Pyramus De Candolle. Organographie végétale des plantes ou description raisonnée des organes des olantes 1827 Planche Imprimée Printed page. Muséum national d’Histoire naturelle, Paris

« Quid est arbor ? » quelque chose entre arbor et herba ?

T.G. : Cette relation où les arbres savent quelque chose de nous, quelque chose de notre mystère. C’est le sens même de cette exposition qui s’appelle Vous êtes un arbre ! » Cette exposition répond à une question « Quid est arbor ? » , c’est une question qui est posée par des encyclopédistes médiévaux, notamment par Barthélémy l’Anglais dans son grand livre de la propriété des choses. Et cette question qu’est-ce que c’est qu’un arbre ? les botanistes médiévistes disent que l’arbre c’est quelque chose entre arbor et herba (l’arbre et l’herbe), la réponse est assez large, on ne sait pas trop. Mais au XXIe sièce a-t-on répondu à cette question du XIIIe siècle ? en réalité non. On a toujours cette question qui fait que cette exposition a une raison profonde, une raison artistique mais plus encore une raison philosophique et scientifique qui va informer tout le parcours de l’exposition.

Chaque oeuvre est essentielle et nous rapproche un peu plus de l’essence même de l’arbre.

Christian Lapie
Christian Lapie La Rencontre des nuits – 2020 Chêne brossé 161 x 65 x 45 cm © Courtesy de la galerie RX

L’arbre source d’inspiration majeure

T.G. : Le titre me vient de deux oeuvres celle d’un groupe de musique techno, du début des années 2000 qui s’appelle SDA, c’est une musique qui passait beaucoup sur Radio Nova et qui s’appelle Vous êtes un arbre, il y a cette dimension dans cette musique hypnotique qui favorise le caractère un peu fantasmé de notre rapport à l’arbre, c’est d’ailleurs cette dimension que l’on retrouve dans les cernes décroissants de l’affiche, c’est Vertigo le film de Hitchcock (extrait présenté dans l’exposition).

SDA – Vous êtes un arbre

L’autre dimension plus littéraire, c’est le fameux texte de Baudelaire Les paradis artificiels, cet essai que Baudelaire consacre aux effets des psychotropes sur l’esprit humain. Dans ce texte là, il mesure les effets du hachich sur notre perception d’un arbre, preuve que l’arbre est le support privilégié de ce rapport de transfert entre l’homme, l’animal et l’arbre le végétal.

Notre rapport à l’arbre

T.G. : Il y quelques années la Fondation Cartier avait présenté une exposition Nous les arbres dans cet intitulé il y a une sorte de manifeste animiste, le manifeste d’une vie autonome, intelligente des arbres. Nous ne sommes pas dans cette perspective mais dans une perspective scientifique, philosophique, artistique, cinématographique, nous sommes plutôt dans quelque chose qui va creuser, explorer le rapport intime quasi organique des hommes à l’arbre.

Thierry Grillet, commissaire de l’exposition « Vous êtes un arbre ! » aux Franciscaines à Deauville. Devant les chênes d’Alexandre Hollan – Acrylique sur papier.

L’idée est de faire dialoguer les époques, les médias, les idées, la science et l’art.

T.G. : L’exposition commence par l’arbre botanique d’Augustin Augier, c’est un arbre fameux car c’est le premier arbre qu’un botaniste va utiliser pour tenter de synthétiser le savoir botanique dont il dispose. L’arbre est le premier schéma infographique de l’histoire, il permet de rassembler un tas d’informations en un tout. C’est ce qui a fasciné les philosophes, les scientifique mais également les généalogistes où les gens qui ont essayé de réfléchir à ce qu’était une famille, le premier arbre généalogique étant l’arbre de Jessé qui va dessiner la descendance de Jésus. Vous êtes un arbre ? oui car nous projetons toute notre famille dans l’arbre.

Une autre manière d’être un arbre, celle dont Clémenceau va imaginer sa postérité

T.G. : Georges Clémenceau meurt en 1929, il a deux amis peintres, Claude Monet à Giverny et Gilbert Bellan, peintre vendéen qui habite à côté de chez lui, pas loin de Belesbat il y a une forêt très ancienne la forêt du Veillon. Il demande à Gilbert Bellan de faire une campagne d’arbres c’est à dire d’aller chercher dans cette forêt les arbres remarquables en particulier les chênes. Clémenceau qui avait été portraituré par de nombreux peintres a toujours dit qu’au fond, le seul portrait valable pour sa postérité serait ce chêne qu’on appelle l’ancêtre qui est le symbole du pouvoir en France, mais c’est aussi l’idée pour un homme qui avait fait les tranchées en 14/18 d’être profondément enraciné dans la terre nationale et d’avoir cette puissance, cette capacité de résistance et de résilience qu’a ce très beau chêne.

Cinq parties, cinq moments où l’on va à chaque fois un peu plus loin dans l’examen de notre relation à l’arbre.

Galerie RX
Bae Bien-U SNM-005,6,7,8,9,10v Gyeongju-2014 C-Print, Diasec contrecollé sur Dibond Polytique : 6 x 230 x 115 cm © Courtesy de la galerie RX – Au fond au centre : Tamara Kostianovsky Portrait of Us 2020 – Tissus de seconde main (fripes) 106 x 92 x 90 cm © Courtesy de Slag & RX Galleries, New York

T.G. : Une des difficultés pour représenter l’arbre, c’est l’échelle de l’arbre c’est à la fois ce qui fascine mais aussi l’idée comment réussir à rendre l’arbre. De nombreux artistes au fil des siècles ont décidé de le montrer spectaculaire. L’artiste coréen Bae Bien U (cf article précédent) fait depuis 40 ans des grandes photos de pins coréens de la forêt sacrée à 200km au Nord de Séoul. Il travaille ses pins indéfiniment comme un Monet devant son jardin de Giverny, comme de nombreux artistes présents dans l’exposition qui ont ce rapport organique et de fusion avec l’arbre. Le motif du pin coréen c’est aussi la réminiscence d’une tradition séculaire de la peinture coréenne sur soie à l’encre de chine aux XVIIe et XVIIIe siècles car le motif majeur est le pin qui est l’arbre national.

Avec l’arbre on fait des images

T.G. : Une oeuvre de Robert Longo dessinée au fusain qui est fabriqué à partir de bois brulé, le motif et l’outil sont l’arbre, avec l’arbre on fait des images, non seulement avec du fusain mais depuis le XIVe siècle à travers les xylographies on fait de l’imprimé à partir du tronc d’un arbre, les premières estampes sont gravées dans la coupe longitudinale d’un arbre sur lequel on applique des feuilles encrées qui permettent de faire les premières images. Chez cet artiste américain il y a cette dimension gothique, un côté romantique anglais très présent à travers ce sfumato, qui est signalé par un sous-titre de l’oeuvre Sleepy Hollow référence au film de Tim Burton inspiré de la nouvelle de Washington Irving parue en 1820.

Les Franciscaines
A gauche : Séraphine de Senlis Arbre rouge – 1928-1930 Huile sur toile 193 x 130 cm Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI – Au fond à droite : Émile Bin Le Bûcheron et l’Hamadryade Aigeros Huile sur toile 117 x 88 cm Cherbourg, musée Thomas-Henry

Séraphine de Senlis, des feuilles plumes, l’arbre de paradis

T.G. : Le hasard a voulu que Séraphine de Senlis fut la femme de ménage d’un collectionneur allemand installé à Senlis, il avait acheté les premières oeuvres de Picasso et avait détecté le Douanier Rousseau. Il s’aperçoit que sa femme de ménage fait ce genre de choses. Il rassemble ses oeuvres dans une exposition fin des années 20 à Paris. Très pieuse, Séraphine de Senlis réalise des arbres de vie, de paradis, ici les feuilles sont des plumes, elle fait aussi des arbres « oeil ». cela donne des « Feu Oeil », il y a du feu, il y a de l’oeil dans ces arbres qui nous regardent et qui palpitent comme des animaux.

L’arbre philosophique

T.G. : Le livre du philosophe espagnol Raymond Lulle du XIIIe siècle est une pièce très importante prêtée par la BNF (réserve des livres rares et précieux). Raymond Lulle est catalan et va fixer la langue catalane, il est un des premiers encyclopédistes médiévaux qui va tenter de synthétiser l’ensemble des savoirs disponibles à l’époque médiévale dans un arbre. Pour ce philosophe ce n’est pas seulement un assemblage de savoirs mais c’est aussi l’image même du fonctionnement de la pensée car un arbre à travers la racine, le tronc, la branche, le rameau, la feuille, dessine le processus qui conduit du général au particulier et qui dessine aussi à travers les racines, le tronc et le feuillage une sorte d’image de l’histoire du temps qui passe à croissance infinie.

Fabrice Hyber
A droite : Fabrice Hyber Paysage de mesures – 2018-2019 Peinture à l’huile, fusain et Époxy sur toile 150 x 250 x 4,5 cm Collection de l’artiste – Au fond : Vincent Bioulès Daphné – 1988-1999 Huile sur toile 200 x 300 cm Montpellier, musée Fabre / © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole /

L’image du monde

T.G. : Dans l’iconographie chrétienne, l’arbre est très important c’est aussi ce qui permet de donner une image unitaire du Monde et c’est très important car les hérésies sont tout ce qui fracture la création. Le philosophe Raymond Lulle réussit à travers la combinaison de 18 racines, 9 qui correspondent aux principes de la logique intellectuelle humaine, 9 qui correspondent à des principes divins de combiner en une vision unitaire l’intégralité de ce qui est donné par le créateur et de ce qui est reçu par la créature. Au bout de nos neurones, nous avons des petits arbres dentritiques.

Les forêts

T.G. : Fabrice Hyber a une relation très forte à l’arbre car le premier geste qu’il ait jamais fait c’est de planter une forêt lorsqu’il avait 20 ans. Toute son oeuvre artistique, tous ses arbres qu’il a représenté ont la même origine, la forêt réelle qu’il a créée comme une oeuvre d’art il y a 40 ans.

Rodrigo Braga (cf article précédent) s’est installé deux mois dans la forêt amazonienne. C’est un cri, celui de l’homme devant l’immensité de la forêt qui manifeste cette crainte de disparaitre.

Eugène Viala est un artiste de la fin du XIXe qui vivait dans l’Aveyron, il va être fasciné par les arbres autour de Rodez, à la fois poète et artiste il va travailler à l’eau-forte ces fantasmagories d’arbres.

Le mythe de Daphné revu au XXe siècle

T.G. : L’oeuvre de Vincent Bioules, membre fondateur du mouvement de Support Surface fin des années 60 et qui ensuite revient dans son Languedoc natal. Dans cette oeuvre nous avons l’actualisation du mythe de Daphné avec un moderne Apollon qui est venu en motocyclette. Daphné qui devient le laurier mais au delà il y a cet hommage à Cézanne. L’arbre est aussi porteur d’un érotisme, dans ce ciel ce n’est pas seulement la lumière du crépuscule mais c’est aussi la chair de cette femme qui érotise la nature car elle se transforme en arbre mais semble par là-même érotiser la surface du tableau. On retrouve cet effet chez Matisse qui était amoureux d’un de ses modèles qu’il appelait le platane.

L’arbre célébré pour sa beauté esthétique

De nombreux artistes sont représentés dans cette exposition, l’arbre merveilleux de Bonnard comme un ultime hommage à Marthe, sa femme et muse disparue, sa dernière peinture, le platane de Matisse, les tilleuls photographiés par Frank Horvat (cf article), les sculptures de Christian Lapie (cf article) qui rappelle le lien entre le livre et l’écorce qui produit le liber (livre en latin) à l’endroit symbolique où la sève s’écoule , l’arbre Monde par Diane Samuels, le cèdre de Xavier Veilhan, la forêt d’Eva Jospin…

Frank Horvat
Frank Horvat – 1977, Normandie, France, poirier 1977 Impressions pigmentaires modernes sur papier baryté 1977, Derbyshire, Angleterre, tilleuls 1977 Impressions pigmentaires modernes sur papier baryté 1977, Bourgogne, France, chênes Impressions pigmentaires modernes sur papier baryté 1978, Nevada, États-Unis, peupliers 1978 Impressions pigmentaires modernes sur papler baryté Frank Horvat Studio

Pas loin des Franciscaines, à 4 km du centre de Deauville, se trouve un parc d’arbres créé par Gulbenkian, où se trouve cet arbre lyre très spectaculaire, photographié par Charlotte Bovy pour sa série des Vieux normands en 2020, la photographie est exposée dans « Vous êtes un arbre ! ».

De nombreuses oeuvres magnifiques racontent toutes cette histoire de l’arbre qui nous fascine depuis toujours et qui fait partie de notre vie. Une exposition à voir absolument très instructive et belle, à l’occasion d’une escapade au bord de mer et d’une promenade sur les fameuses planches de Deauville.

Florence Briat Soulié

Deauville
Les planches à Deauville avec l’affiche de l’exposition.

INFORMATIONS :

Vous êtes un arbre !

Les Franciscaines – 145 B, Avenue de la République
14800 Deauville

Contact

contact@lesfranciscaines.fr

Accueil : +33 (0)2 61 52 29 20

COMMISSARIAT DE L’EXPOSITION :

Thierry Grillet

COMITÉ SCIENTIFIQUE :

Alain Baraton, jardinier en chef de Trianon et du Grand Parc de Versailles, chroniqueur sur France Inter et auteur du Dictionnaire des amoureux des arbres (Plon, 2021)
Sébastien Gokalp, conservateur en chef du patrimoine, directeur du musée national de l’histoire de l’immigration – Palais de la porte dorée
Laurent Tillon, responsable biodiversité de l’Office national des forêts (ONF), auteur de Être un chêne (Actes Sud, 2021)

LES FRANCISCAINES

« Vous êtes un arbre ! » – De la fascination à la représentation 

Thierry Grillet

Préface de Philippe Augier

Editions des Falaises – 2022

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